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DADVSI : Quels droits pour quels auteurs ?

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Ces derniers mois, les enjeux politiques autour des « droits d’auteur » et de l’Internet se sont focalisées, en France, autour du très contesté projet de loi DADVSI (Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information),défendu fermement, et suivant une « procédure d’urgence », par Renaud Donnedieu de Vabres et le gouvernement Villepin.
Un projet mal ficelé, qui a été « rejeté » une première fois par l’Assemblée nationale, en grande partie à la suite d’une « fronde » de députés de droite[, pour réapparaître, à peine revue et corrigée (dans la forme).
La version « amendée » par l’Assemblée nationale fin décembre vidait en effet le texte originel de la loi DADVSI de sa substance, et aboutissait à une légalisation des échanges de fichiers à « titre privé », en échange de la mise en place d’une « licence globale » (en fait une taxe forfaitaire sur les connexions à l’Internet)… Un principe, bien sûr, inacceptable pour les partisans d’un projet législatif dont plusieurs des dispositions ont été directement inspirées par des grandes compagnies de l’industrie du spectacle comme Vivendi-Universal pour imposer des dispositifs de filtrage et de contrôle des échanges sur l’Internet, et déposé sous forme d’amendement par l’intermédiaire du député UMP Thierry Mariani.
Suite à cet épisode, la nouvelle version de la loi DADVSI, présentée par le gouvernement, écarte toute perspective d’une « licence globale », dont la seule évocation avait provoqué l’indignation des la quasi-totalité des professionnels du spectacle, et ne fait que très peu de concessions sur le projet de loi initial :
– Réaffirmation certes d’un droit de « copie privée », mais avec restrictions quant au nombre de copies autorisées selon le support : les morceaux achetés en ligne seront ainsi limités à cinq copies. Il revient à un « collège des médiateurs » de fixer les modalité de la « copie privée » légales en fonction des types de contenus, modes d’exploitation et techniques de protections disponibles.
– Réaffirmation de la légalité des « mesures techniques de protection » (DRM, Digital Rights Management) des œuvres pour en empêcher la copie à condition de s’assurer que leur lecture reste possible sur n’importe quel type de lecteur (ordinateur, chaîne, autoradio, lecteur DVD, etc.)
– Une réponse « graduée » à l’encontre des échanges de « fichiers illégaux ». Le contournement des mesures techniques de protection est sanctionné à trois niveaux : le pourvoyeur de moyens s’expose à 6 mois d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, le hacker qui décrypte la mesure technique encourt 3 750 euros d’amende et le détenteur ou l’utilisateur de logiciel mis au point pour le contournement est passible d’une contravention de 750 euros.
Un internaute qui télécharge illégalement de la musique ou un film pour son usage personnel, risque plus qu’une simple contravention, de 38 euros maximum. Si le téléchargement « s’accompagne de la mise à disposition de ces œuvre », une peine d’amende de 150 euros maximum pourra être prononcée.
Involontairement, ce texte – qui brille par sa servilité envers les intérêts des majors de l’industrie de la culture et du loisir, et dont le credo politique se limite au renforcement du contrôle et de la répression – aura finalement permis une clarification des termes du débat politique… En particulier en soulignant les ambiguïtés nombreuse et les risques en matière de libertés individuelles et publiques que comporte la volonté de régulation de la circulation et de l’échange des données numériques. Et en révélant aussi au passage les intentions réelles de ceux qui militent depuis des années pour la mise en place d’une telle régulation (producteurs de disques et de films, sociétés d’auteurs comme la Sacem, chaînes de télé, des enseignes commerciales comme la FNAC, etc.), au-delà des faux débats désormais rituels sur la gratuité des échanges qui tue la création.
Deux points ont particulièrement émergé des intenses polémiques qui ont entouré la DADVSI : la proposition d’une « licence globale », qui apparaît pour beaucoup comme une solution juste et légitime, et la mise en place de DRM pour le moins contestables.

Le débat sur la « licence globale »
Pour un nombre significatif d’opposants à DADVSI – dans les milieux artistiques, associatifs, et même parlementaires ou dans des institutions comme le Conseil économique et social – l’alternative crédible et quasi évidente aux dispositions du projet de loi est représenté avant tout par la mise en place d’une « licence globale », soit d’une taxe globale et forfaitaire sur les connexions à l’Internet susceptible de financer le droit de « copie privée », sur un modèle proche des taxes déjà mises en place sur les supports numériques ou sur les photocopies.
Une proposition qui vise en quelque sorte, selon Roberto Di Cosmo, l’un de ses fervents défenseurs, à permettre aux artistes de « cueillir le fruit de la révolution numérique » tout en « préservant les libertés individuelles qui seraient mises à mal par les DRM ».
Position clarifiée d’une certaine façon la commission TIC du Parti socialiste, elle aussi ralliée à la « licence globale », contre l’avis du parti : « Nous n’instaurons pas la gratuité. Car notre objectif est de créer un nouveau mode de financement substantiel de la création musicale qui en a bien besoin. Alors que les plates-formes commerciales génèrent 20 millions d’euros, nous estimons de manière réaliste qu’un prélèvement acceptable sur l’Internet rapportera au moins dix fois plus dès la première année, et davantage que le préjudice supposé du téléchargement. Nous recherchons utilement et sincèrement un nouvel équilibre entre les droits en présence : ceux des auteurs, des interprètes, des acteurs de la diffusion culturelle, et ceux du public. Au nom de l’intérêt général. »
La « licence globale » n’est pourtant pas sans poser un certains nombre de problèmes, soulignés en particulier par diverses associations d’internautes et dans les milieux du logiciel libre :
– Une redevance forfaitaire accentuerait d’une certaine façon la « fracture numérique » (entre les ayant-accès à l’information numérisée et les autres), en pénalisant en premier lieu ceux qui ont du mal à accéder à l’Internet haut débit… mais aussi en pénalisant ceux qui ne sont pas adeptes des échanges de fichiers, ou encore ceux qui échangent uniquement des fichiers « libres » (comme c’est le cas pour les distributions GNU/Linux).
La « licence globale » est de ce point de vue finalement tout aussi « injuste » que la taxe sur les supports numériques (disques durs, CD, DVD, etc.) mise en place en 2001 par Catherine Tasca (cf. les analyses de l’April), ou la taxe sur les photocopies, et qui ont été légitimées avec une argumentation assez proche de celle de la « licence globale »…
Notons au passage qu’à l’époque de l’adoption de ces mesures, les tenants de l’industrie du spectacle qui hurlent aujourd’hui à « l’expropriation » et à « l’injustice », n’avaient rien trouvé à redire quant à ces mesures dont ils sont une fois de plus les grands bénéficiaires.
– Si l’idée d’une « licence globale » inclut bien le principe d’une rémunération légitime des artistes – et sans doute en des termes « plus favorables que la part reversée pour de la musique commerciale vendue en ligne », comme l’affirment ses partisans -, par contre, tout comme le projet de loi DADVSI, elle ne pose finalement en rien la question de la répartition de ces mêmes ressources…
Le risque est donc grand qu’une redevance forfaitaire, comme toutes les redevances, aboutisse à des mécanismes de redistribution complexes et obscurs (qui sait où va l’argent de la taxe sur les supports numériques ?), dont nous pouvons être certains qu’il seraient aussi inégalitaires que le système actuel de monopole des sociétés privées comme la Sacem pour la répartition des « droits d’auteur ».
Cela d’autant plus que le modèle commercial actuel de répartition, celui que les majors présentent encore comme le seul possible pour que les artistes soient légitimement rémunérés est loin d’être un modèle d’équité… Ainsi, par exemple, pour un morceau de musique vendu en ligne 99 centimes, auteurs, compositeurs et interprètes se partageront 3 centimes, plus une quote-part de ce qui a été prélevé par la Sacem (7 centimes) : le reste étant réparti entre la maison de disques (61 centimes), la TVA (19 centimes), les frais bancaires (1 centime), les Telecom (1 centime) et la licence DRM (1 centime).

Les risques des « mesures techniques de protection »
Le feu vert de la DADVSI à une mise en place légale de systèmes techniques de contrôle des droits d’utilisation de type DRM a été assez largement décrié… y compris dans les rangs de ceux qui sont favorables à la loi. Et c’est aussi sans doute l’une des explications du grand-guignol parlementaire du 22 décembre 2005. Mais le problème des DRM ne se limite pas à une menace sur la « vie privée » (Bayrou parlait de « dispositifs intrusifs »).
Si les DRM sont, par définition, une système de contrôle pour le moins « intrusif », ils supposent surtout – pour fonctionner matériellement – la « complicité » des logiciels, qu’il s’agisse de programmes de téléchargement ou de programmes pour lire les fichiers protégés par les DRM (c’est-à-dire écouter de la musique, voir un film, lire un texte, etc.)
Cela signifie concrètement :
– Les DRM favorisent les monopoles de l’industrie du logiciel, qui travaillent depuis déjà longtemps sur des systèmes de DRM (dûment brevetés par eux), et les accords entre ceux-ci et les monopoles de l’industrie de la culture. Ainsi, par exemple, comme le dit Christophe Espern, cofondateur de l’initiative EUCD info : « Microsoft [pourra en profiter pour imposer ses technologies de DRM en passant des accords avec les industries de contenus, elles-mêmes contraintes de passer par Microsoft pour voir leurs produits diffusés via les terminaux numériques que sont les ordinateurs, les baladeurs, etc. [… Cela signifie que si vous essayez d’accéder à l’œuvre de Time Warner avec autre chose que du Microsoft, comme avec un lecteur issu du monde du logiciel libre, vous êtes coupable. C’est comme si on ne pouvait lire un livre de Gallimard qu’avec des lunettes Afflelou et que, si vous le lisiez avec des lunettes d’une autre marque, vous deveniez un contrefacteur ! »
– Conséquence de ce qui précède, l’acceptation, puis la probable généralisation, des DRM pose un problème quant à la possibilité effective de développer du logiciel libre, écouter de la musique et/ou regarder des vidéos, dans la mesure où les systèmes de DRM ne sont et ne seront jamais – bien sûr – sous des licences libres ou open source, et où chacun gardera jalousement le « secret » de son code source… pour pouvoir commercialiser son système au prix fort.
Comme le constate EUCD info, de fait, « le projet de loi DADVSI interdit, par là même, la conception, la distribution et l’utilisation de logiciels libres permettant d’accéder à une œuvre protégée. Si le projet de loi est adopté en l’état, il sera illégal d’utiliser un logiciel comme VLC (plusieurs millions de téléchargements) ou tout autre lecteur multimédia utilisant l’algorithme DeCSS. Cet algorithme sera – en tant que tel – prohibé. » [
Avec la loi DADVSI, tout comme il devient illégal de télécharger directement un fichier sans passer par les mesures de contrôle des droits numériques, devient tout aussi illégale la simple utilisation de logiciels qui permettraient de lire des fichiers sans passer par les DRM… et encore plus illégal « le fait, en connaissance de cause, de faire connaître, directement ou indirectement, un outil ou un algorithme prohibé par le projet de loi est également sanctionné, indépendamment du fait que l’outil en question puisse avoir une utilisation principale autre que le contournement (la lecture d’un DVD par exemple). »[

Croatan, encore et toujours
La loi DADVSI représente bien un réel danger pour nos libertés, dans la mesure où elle renforce le pouvoir des majors et des groupes d’intérêts sur la production culturelle ; elle renforce le pouvoir des monopoles de la production immatérielle sur les flux de données (via les DRM en particulier) ; elle limite l’accès à la culture en imposant des systèmes de péage ; elle bride la production de logiciels libres en imposant des normes qui sont celles de l’informatique propriétaire, etc.
« Concrètement, si le processus en cours va à son terme, le fait même de stocker de l’information pour son usage privé pourrait disparaître, avec tout ce que cela peut signifier en termes de liberté de pensée, d’opinion et de droit à l’information. À l’inverse, tout accès à de l’information protégée par le droit d’auteur pourrait être tracé à des fins de contrôle d’usage ou de facturation à l’acte, avec les risques correspondants pour la vie privée et la protection des données personnelles. »[
Au-delà de la loi DADVSI elle-même, ce qui est inquiétant, c’est la tendance globale qui vise à enfermer les échanges sur les réseaux dans un système d’enclosures et de contrôle. Une tendance dans laquelle s’inscrivent aussi bien le DMCA aux États-Unis que la directive européenne EUCD. Une tendance dans laquelle s’inscrit aussi en France une loi comme la LEN (loi sur le commerce et l’économie numériques), adoptée l’an passé.
Danger, certes… mais la DADVSI risque fort néanmoins de connaître le sort de ces nombreux textes de loi, directives ou accords internationaux qui, depuis 20 ans, portent le rêve étatique d’une domestication des flux de communication en réseaux : être dépassée à la fois par la réalité des pratiques sociales et des innovations « technologiques » portées par les communautés hackers.
Il y a en effet peu de chances que l’adoption d’une loi suffise à mettre un terme aux flux d’échange de fichiers via les réseaux p2p, d’autant que les systèmes actuels de DRM risquent fort, tout comme leurs prédécesseurs, de devenir rapidement obsolètes – même si leur contournement est désormais illégal.
À cela s’ajoute le fait que les réseaux p2p se sont aussi mis, depuis quelque temps déjà, à l’expérimentation des pratiques de cryptage et d’anonymisation des échanges. C’est le cas de projets comme GNUnet, Freenet, Mnet, ou encore Tor, qui, bien qu’encore en développement, proposent déjà « une infrastructure p2p décentralisée, résistante à la censure et anonyme. »
Encore une fois, la « stratégie de la fuite », du contournement des dispositifs de pouvoir – le célèbre « parti pour Croatan » d’Hakim Bey -, représente la possibilité effective et praticable d’échapper à l’encerclement des mécanismes de contrôle, de répression et de mise en exploitation de l’accès aux savoirs et à la culture.
Reste une question ouverte : il faudra bien un jour (se) poser concrètement et de façon praticable la question de la « rémunération » de la créativité artistique, intellectuelle et sociale… Ce que ne font finalement, ni les partisans de la DADVSI, ni ceux de la « licence globale »… En d’autres termes, poser la question d’un revenu garanti comme rémunération de toutes ces activités sociales, créatives, qui sont aujourd’hui contrôlées, récupérées, exploitées, transformées en marché et jamais payées.
Ligne de fuite… Le 4 mars 2006 on célébrait les rituelles Victoires de la Musique au Zénith de Paris. Les intermittents étaient venus, à la veille des nouvelles négociations sur le (non-)devenir de leur régime, rappeler au « monde de la culture » leur situation de précaires ; ce soir là, les opposants à la DADVSI étaient aussi venus, à la veille de l’ouverture des débats parlementaires sur la DADVSI v2.0, rappeler au « monde de la culture » que la création n’est pas réductible à une variable de marché.
Un signe des temps ?

1 Le 22 décembre 2005, après trois jours de débats houleux, l’Assemblée
nationale a suspendu (pour cause de vacances parlementaires) l’examen
du projet de loi DADVSI. La veille, une majorité de députés UMP avait
déjà voté, contre l’avis du gouvernement, des amendements préfigurant
la création d’une ” licence globale “, une nouvelle taxe sur
l’abonnement à l’Internet, dont le produit serait réparti entre les
créateurs…

2 EUCD.info, ” Quel est le problème ? “. URL
:http://www.eucd.info/138.shtml

3 Ibidem.

4 Ibidem.