Dans un petit « Que sais-je ? » sur la philosophie du droit, bien connu des étudiants, Michel Troper introduit la réflexion sur le droit en se demandant « pourquoi les juristes cherchent à définir le droit ». Parce que, dit-il, on ne peut pas appliquer une règle avant de l’avoir identifiée comme règle de droit.
S’ouvre alors la question de l’application des règles, et avec elle un champ plus vaste que le droit, mais qui le conditionne, et auquel s’adosse[1] l’édifice des règles juridiques : le champ de l’obligation. Avec le champ de l’obligation s’ouvre aussi celui de la normativité, au sens large, morale ou juridique. En comprenant par norme une loi destinée à régler le comportement humain, une loi s’adressant donc à la liberté, loi qui peut être transgressée ou ne pas être observée ; il s’agit donc d’une loi prescrite, qui ne peut pas se séparer de dispositifs d’imposition. Pour celui qui est normé, la norme est ainsi une loi qui s’accompagne d’un sentiment d’obligation, et d’un effort pour la suivre et la respecter. En un sens proche de la définition kelsénienne, la norme s’énonce donc à l’impératif[2], et peut s’accompagner de promesses ou de menaces ; en tout cas l’énoncé de la norme ne se sépare pas d’un mode d’obligation.
C’est précisément par cette dimension d’obligation que s’introduit l’analyse proprement philosophique de la normativité. Je vais tenter de montrer, à l’aide de Kant, ce qui pourrait être proprement philosophique dans cette étude de la normativité, en m’appuyant tout d’abord sur le domaine moral, où les liens entre philosophie et normativité sont assez clairs. Mais ces liens entre philosophie et analyse de la normativité disparaîtront rapidement, chez le même Kant, dans le domaine juridico-politique, pour retrouver finalement, en réinterprétant la position kantienne dans une dernière partie, la proximité initiale entre étude des normes et philosophie.
Identité et obéissance
En morale, la détermination d’une analyse proprement philosophique de la normativité est assez aisée, du moins elle me paraît telle parce que le fonctionnement de l’obligation morale se réfère à une tâche qui est aussi celle de la philosophie : le savoir de soi. C’est assez clair chez Kant : lorsqu’il passe de la loi à l’obéissance, et pose donc la question de l’obligation[3], Kant y répond en se référant à la nature raisonnable de l’homme. Il répond encore à la même question de l’obligation, à la fin du chapitre III de l’Analytique de la raison pratique, en se référant à ce qu’il appelle la « personnalité » : mon identité comme être raisonnable. J’obéis à la loi morale parce qu’elle est toujours déjà la mienne, en tant qu’être raisonnable. Comme je le souligne dans mon dernier ouvrage sur la philosophie pratique kantienne[4], c’est l’identité qui oblige, c’est la reconnaissance de son identité qui est fondement de l’acte « volontaire », au sens où l’on « fait preuve de volonté » et au sens où cet acte enveloppe donc un effort, effort pour rendre son comportement adéquat à la norme, effort que la morale appelle vertu.
Or il se trouve que le caractère catégorique, absolu et inconditionnel de l’obligation morale kantienne repose sur la vérité de cette détermination de ma personnalité, sur la nécessité avec laquelle il me faut reconnaître que cette loi – en l’occurrence la loi morale kantienne – est bien toujours déjà la mienne. Sans cette nécessité qui fait de la loi morale ma loi, pas d’obligation inconditionnelle, et pas d’obligation morale, du moins au sens kantien. Pour fonder cette nécessité, pour que la reconnaissance de la loi comme mienne devienne « l’autonomie de la volonté », fondement de l’obligation, il faut au préalable un travail proprement philosophique qui fait du commandement moral un opérateur de connaissance. Ce sont tous les paragraphes où Kant cherche à établir le commandement moral comme « factum rationis », pour lui conférer nécessité et universalité, et en faire par là même un fondement de connaissance possible, puisqu’on pourra déduire, avec autant de nécessité que celle du commandement, les conditions du commandement. Vous pensez certainement à la note bien connue de la Préface à la Critique de la raison pratique qui fait de la loi morale un moyen de connaître ma liberté – ratio congnoscendi –, puisque ma liberté est condition prochaine du commandement – ratio essendi. Sans liberté je ne pourrais pas agir autrement, et le devoir n’aurait plus aucun sens.
Lorsqu’il établit le commandement moral comme factum rationis, Kant effectue ce travail philosophique préalable qui établit l’identité fondant l’obéissance : mon existence comme être libre. Kant rapporte alors le fondement de la moralité à la philosophie première, puisqu’on retrouve, avec la liberté, l’un des premiers principes que cherchait à saisir la métaphysique classique. Peu importe que l’on croie encore ou non à la possibilité de pratiquer ainsi la philosophie. Il demeure que, dans la pensée kantienne – construction rigoureuse d’une pensée de l’obligation –, un lien est établi entre connaissance de soi et obligation. Ce lien va au-delà d’un simple rapport entre conscience de soi et obligation : on resterait alors proche de la description de mécanismes sociaux, et de la manipulation des foules à partir de la construction d’une identité collective. Kant ne parle pas d’une simple conscience ou image de soi mais d’une connaissance de soi. Kant parle à ce propos de « connaissance pratique », c’est-à-dire de connaissance déduite à partir du commandement moral. À propos du factum rationis nous conduisant du commandement à ma liberté comme fait de connaissance, on pourrait aller jusqu’à parler d’un véritable cogito pratique – j’entends la loi donc je suis libre –, véritable cogito tant par la certitude conférée au lien entre loi et liberté, que par l’aspect fondateur qui fait du lien entre loi et liberté la fondation du domaine pratique de la rationalité.
L’établissement d’une telle connaissance de soi est affaire de philosophie, c’est un travail de philosophe que d’établir cette connaissance à partir du commandement moral, et puisque ce lien entre la loi et la connaissance de soi est condition de l’obligation, on peut donc comprendre qu’il y a, dans le domaine moral, une approche proprement philosophique de la normativité, qui nous explique comment l’obligation vient se surajouter à la loi pour en faire une norme.
Réalisme juridique et modernite kantienne. D’un rapport entre Kant et Kelsen
Cette rencontre entre la philosophie et l’étude des normes semble pourtant devenue impossible lorsqu’on en arrive, chez le même Kant, au deuxième grand champ de la philosophie des normes : la philosophie du droit. Autant le lien entre loi et connaissance de soi, lien qui explique l’obligation, fonde l’éthique, autant l’idée même d’une telle fondation s’estompe dans le domaine juridico-politique, voire est franchement exclue par Kant, du moins sous la forme contractuelle de cette fondation, renvoyant à un engagement originaire des volontés.
C’est encore sous forme contractuelle que l’on fonde, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle – Achenwall par exemple – l’obligation juridico-politique. Or vous connaissez tous l’interdiction kantienne d’en appeler à un contrat originaire pour justifier la résistance à l’ordre établi : l’origine du pouvoir, dit-il, doit rester « insondable » pour les sujets[5]. Cette interdiction est formulée de façon apparemment inconditionnelle dans la 2e section de l’opuscule Théorie et Pratique, je cite le paragraphe le plus antirévolutionnaire de Kant : « même si le pouvoir ou son agent, le chef de l’État, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateur, puisqu’ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence »[6] . On ne peut dire plus clairement que l’obligation d’obéir aux lois civiles ne peut plus se fonder sur un contrat, puisqu’il nous faut quand même obéir si ce contrat est violé. Lorsque Kant fait encore appel à l’idée d’un contrat originaire, c’est pour régir l’administration de l’État, et non l’obéissance des sujets[7]. En ce sens, Kant marque la fin du contractualisme, et il est en cela plus moderne que son contemporain, Fichte, qui, dans son Fondement du droit naturel, réactivera le contrat social sous la triple forme du contrat de propriété, de protection et d’union, triplicité qui nous renvoie vers Achenwall[8].
Ce que ne fait pas Kant. On peut aller assez loin dans la caractérisation de cette modernité kantienne : c’est un des rapprochements possibles entre Kant et Kelsen. Non pas du point de vue de la construction de l’édifice juridique, où l’on a pu présenter la norme fondamentale que présuppose Kelsen comme une condition transcendantale du système des lois (idée régulatrice). Mais je pense ici à un rapprochement plus politique entre Kant et Kelsen, autour du réalisme juridique. Je ne veux pas ignorer la spécificité du positivisme kelsénien, qui tient Kelsen à distance des tenants plus radicaux du réalisme juridique, Alf Ross par exemple, qui rabat le devoir, le Sollen, sur le plan de l’être, du Sein. Il faut bien sûr distinguer entre la science des normes d’une part et le réalisme juridique au sens strict d’autre part, qui fait une règle de droit de toute énonciation ou promulgation d’une règle dans les cadres institutionnels en vigueur : le droit est alors le fait du droit. Mais précisément parce que la spécificité du positivisme kelsénien le maintient à distance d’un réalisme juridique radical, je prendrai Kelsen comme figure annonçant et délimitant cette modernité, modernité orientée vers le réalisme juridique, en tout cas modernité qui ne pose plus la question de l’origine du droit. Ainsi tout trait relevant du réalisme juridique, et que je retrouverai aussi bien chez Kant que chez Kelsen, confirmera, en raison même de la modération du positivisme kelsénien, que nous sommes bien dans cette modernité de la pensée juridique à laquelle je rapporte ici tout à la fois Kant et Kelsen.
La volonté, chez Kelsen, d’isoler le phénomène de l’obligation, de séparer donc l’être et le devoir-être, le Sein et le Sollen, est d’abord volonté scientifique de déterminer son objet, puis cette même volonté amène Kelsen à s’opposer au droit naturel. Par cette opposition Kelsen se rapproche d’un réalisme juridico-politique au moins égal à celui de Kant, lorsque Kant récuse la possibilité d’en appeler à un contrat originaire pour fonder – ou non – l’obligation d’obéir. À vrai dire Kelsen ne recherche pas un fondement de l’obligation en dehors de la construction du système juridique et de sa pyramide des normes. Cela ne veut pas dire qu’il récuse tout fondement de l’obligation, mais le seul fait de retenir la recherche d’un tel fondement dans l’épistémologie juridique, ou dans les modalités de constitution du système des lois, participe de la modernité juridique. Chez Kant, le refus d’en appeler au contrat originaire, et donc d’aller chercher le fondement du juridico-politique en dehors de lui-même, donne tout d’abord à la politique kantienne l’aspect « moderne » que l’étude du droit revêt avec et après Kelsen, en retenant dans le droit lui-même les raisons d’obéir au droit. Après tout, dans le texte de la 2e section de Théorie et Pratique, précédemment cité, l’argumentation kantienne violemment contre-révolutionnaire est purement juridique, portant sur les rapports entre le peuple et le chef de l’État, ou sur l’hypothétique droit de nécessité. Et c’est ainsi que la question du salut public se referme sur l’existence dans un État de droit[9], et non pas sur une quelconque légitimité de cet État ni une fin qu’il aurait à poursuivre par ailleurs – en l’occurrence le bonheur comme fin de l’État.
Cela suffit-il pour parler chez Kant de réalisme juridique, voire de légalisme, lorsque Kant demande aux sujets d’obéir à l’ordre établi, même si le pouvoir en place agit à l’encontre de tout contrat possible ? On peut certainement parler de réalisme juridique chez Kant au moins autant que chez Kelsen. Le refus du droit naturel conduit Kelsen à préciser que sa « norme fondamentale » se distingue bien d’une fondation jusnaturaliste du droit, qui légitimerait ou non la légalité : le gouvernement légitime est le gouvernement effectif[10]. Ici c’est l’exigence scientifique, de fonder la cohérence d’un système de lois, qui se limite à cette seule cohérence et s’interdit de déterminer une légitimité, par exemple en faisant appel à une nature humaine. On voit alors Kelsen rappeler que sa norme fondamentale ne se réfère pas à un État idéal, comme pouvait le représenter l’édifice des « lois de nature » dans le droit naturel, État idéal que les États de fait auraient à charge de réaliser, comme dans le droit naturel de la philosophie politique classique. La norme fondamentale se borne à conférer une valeur obligatoire à un système normatif… donné. La norme fondamentale de Kelsen doit donc être présupposée comme fondement de toute constitution effective, toute constitution que l’on considère effectivement comme système de lois ayant valeur obligatoire. Entre la reconstruction épistémologique du système juridique à partir d’une norme fondamentale, et un État donné avec son système juridique en vigueur, il ne peut donc pas y avoir de conflit de légitimité[11] qui mettrait en cause la valeur obligatoire des lois effectives. On se sépare donc bien ici de la position antérieure, semblable à celle d’Achenwall, qui réfère la légalité existante au droit naturel comme à son fondement, en mettant alors en question la légitimité de cette légalité existante. À la place de cette question de légitimité, nous trouvons, chez Kelsen comme chez les tenants plus radicaux du réalisme juridique, la question de l’efficacité d’un ordre normatif[12]. Lorsque Kant interdit la rébellion et commande l’obéissance à l’ordre établi, nous retrouvons cette même notion d’efficacité, dans le maintien de l’ordre juridique, ordre juridique qui est à penser, comme chez Kelsen, tout aussi indépendamment d’un fondement naturel de l’obéissance : nous demeurons obligés d’obéir au gouvernement établi, même s’il agit contre tout contrat possible. S’il faut obéir à l’ordre établi, ce n’est pas alors en raison de sa légitimité comme rapport à son origine – qui demeure « insondable » – mais parce qu’il faut continuer à vivre sous un état juridique. Ici donc le droit, et à vrai dire le juridico-politique, se justifierait lui-même, tout au plus pourrait-on faire appel à ses effets, préserver la paix, la paix demeurant la fin du droit pour Kant comme pour Kelsen.
Kant se réfère si peu à l’État idéal du droit naturel (État constitué par les seules lois raisonnables) que sa définition même de l’État idéal, la république comme respublica noumenon, est immédiatement applicable aux États existants. Même sans prendre en compte l’enjeu de l’opuscule Théorie et Pratique précédemment cité, qui est, comme l’indique Kant en conclusion, de trouver une théorie s’adaptant à toute pratique ; on doit, dès la définition kantienne de l’État, renforcer le réalisme juridico-politique kantien : l’essentiel de la république ne consiste pas en un appareillage institutionnel (bicamérisme ou modalités électorales), dont il faudrait attendre ou espérer la mise en place, mais l’essentiel du républicanisme kantien consiste dans la manière de gouverner du chef de l’État, dans la forma regiminis et non dans la forma imperii. Or « la manière de gouverner » peut être tout à fait républicaine même si nous ne sommes nullement face à une assemblée du peuple mais face à un autocrate ; il faut et il suffit que l’autocrate se considère, à la manière de Frédéric II, comme le serviteur de l’État, et gouverne donc comme si le peuple assemblé avait pu prendre les mêmes décisions. Puisqu’il ne s’agit pas de transformer la structure de l’État, mais simplement la « manière de gouverner », l’obligation d’obéir peut donc tout autant s’adresser au membre de la respublica noumesnon, État idéal, qu’au membre de nos États réels et imparfaits. En commandant ainsi d’obéir au droit pour obtenir la paix, sans qu’il soit question d’un État idéal ni d’un fondement originel, Kant rejoint les aspects les plus modernes du positivisme juridique, et s’éloigne des questions proprement philosophiques de la vérité et du rapport à soi rencontrées dans le domaine moral.
La justification du droit
Pourtant, dans la conclusion du même texte, la 2e section de Théorie et Pratique, Kant affirme, tout comme Achenwall, que le peuple peut résister à l’autorité politique. Comment n’y a-t-il pas contradiction avec son opposition à Achenwall quelques pages plus tôt, lorsque Kant interdit de désobéir à un gouvernement violent ? Parce que Kant se situe, dans la conclusion de cette 2e section de Théorie et Pratique, en dehors du politique, en ne reconnaissant plus au pouvoir effectif le statut ou la dignité du politique. Lorsqu’il s’opposait à Achenwall, et même à propos des agissements les plus violents du pouvoir en place, un sujet de cet État devait encore pouvoir croire « que son souverain veut ne pas commettre d’injustice envers lui »[13]. Alors que la conclusion de cette même 2e section de Théorie et pratique se réfère à l’objection selon laquelle les hommes seraient incapables de droit et devraient être traités par la seule force. C’est alors, « à partir du moment où il n’est plus question du droit mais seulement de la force, [qu’] il est permis aussi au peuple de faire l’essai de la sienne »[14]. Il y a bien ici affirmation d’un droit de résistance, mais ce n’est plus un droit de résistance au droit, et il peut y avoir résistance parce qu’il ne s’agit plus de résister au droit.
Certes, pour celui qui subit les violences du pouvoir, la différence est ténue entre un gouvernement agissant de façon violente et un pur rapport de force. Pourtant cette différence conditionne l’obligation d’obéir à l’ordre établi, et en ce sens elle spécifie le droit, délimite ce qui est droit et ce qui ne l’est plus. À quoi tient-elle ? Autrement dit, quel sera le minimum requis pour que l’on puisse encore parler de droit sous la violence ? La différence tient tout entière dans la possibilité de préserver la liberté sous la contrainte. Quelle liberté peut bien être préservée sous la contrainte ? Vous connaissez la réponse, c’est la liberté de penser et l’usage public de sa raison, réponse connue depuis 1784 et que nous retrouvons à la fin de la 2e section de Théorie et Pratique.
Ici Kant n’est plus moderne, du moins s’éloigne-t-il des juristes modernes et du positivisme juridique, et non des penseurs politiques modernes, pas de ceux qui prônent une dimension publique de la communication, par exemple. Kant s’éloigne des juristes modernes, car la nécessité pour le juridico-politique de préserver l’exercice de la liberté de penser – seule forme de liberté qui puisse exister sous la contrainte – se présente malgré tout comme conditionnant le caractère juridique de telle ou telle pratique du pouvoir d’État. Par là même, en nous commandant d’obéir ou non, la nécessité pour le juridico-politique de préserver l’exercice de la liberté de penser, joue donc le rôle d’un fondement, et sera, dans cette dernière façon d’interpréter la politique kantienne, critère de légitimité au même titre que le droit naturel, bien qu’il ne s’agisse plus d’un fondement contractuel de l’obligation. Au-delà même du droit naturel, nous retrouvons, comme fin des légalités positives, non pas ce que la raison pourrait nous conseiller de faire pour vivre paisiblement en société, mais bien, dans l’exigence de manifester la liberté sous la forme de la liberté de penser, une nécessité morale, et morale au sens strict : éthique. La fin du droit – la paix –, n’est plus alors une question d’efficacité juridique ni d’utilité sociale, c’est une question éthique : la paix est condition de la moralité, condition sans laquelle nous ne pouvons avoir d’intention morale car nous ne chercherions qu’à sauver notre vie[15]. La paix, et donc l’obéissance au droit, est aussi par là condition du monde moral comme moralité réalisée, cette fin que les êtres sensibles ne peuvent pas ne pas envisager, parce qu’ils sont sensibles précisément, et que leurs efforts vertueux doivent être soutenus par l’espoir que les justes seront heureux.
C’est alors, et alors seulement, que le contrat social apparaît comme un commandement qui s’adresse aux gouvernants, et comme un commandement moral, commandement qui consiste à réaliser l’État républicain, car cet État permet mieux que tout autre de tendre vers la paix, condition de la moralité. C’est donc la moralité, et la moralité au sens strict, l’éthique, qui vient délimiter et justifier la pratique politique, non plus, comme dans le contractualisme du droit naturel, par son origine, mais par sa fin. Cela constitue la spécificité de la pensée politique kantienne, la distinguant, tout à la fois, et du contractualisme et du positivisme moderne.
Aufklärung et connaissance de soi
A-t-on pour autant retrouvé une spécificité de l’analyse philosophique des normes ? Oui, et de façon aussi prégnante, mais moins manifeste, que dans le domaine proprement moral de ma première partie. Je ferai donc réapparaître cette analyse proprement philosophique des normes en conclusion.
L’obligation d’entrer dans un état juridique, et de respecter la légalité établie, est commandée par sa fin : la moralité, qui a pour condition l’avènement de l’État républicain, parce que l’État républicain voudra la paix plus que tout autre : la guerre coûte aux peuples et non au gouvernants ; le pacifisme est démocrate. Nous allons maintenant retrouver l’analyse proprement philosophique des normes dans le rapport de l’obligation juridico-politique à la fin – morale – de l’État. Ce rapport de l’État à sa fin constitue la justification de l’obligation juridico-politique. Dans le fait de dire si tel ou tel État tend ou non vers l’autonomie de ses sujets, il s’agit là de politique, mais en un sens très atténué puisqu’il n’est pas question de participer au pouvoir et encore moins de le conquérir : celui qui veut respecter le droit ne s’oppose pas au pouvoir établi, d’ailleurs le philosophe kantien obéit. Comment faire de la politique lorsqu’il ne peut être question de s’opposer à l’ordre établi ? La réponse est donnée dans l’usage public de la raison et l’institution d’un public savant tel que défini dès l’opuscule de 1784 sur les Lumières. Il faut noter ici que la liberté de penser n’est pas seulement indice de la préservation de la liberté sous la contrainte, mais qu’elle est aussi moyen de réalisation de la moralité. On pourrait même dire qu’elle n’est véritablement indice de la préservation de la liberté qu’en étant moyen de réaliser le monde moral et de confirmer par là que la liberté – comme autonomie et exercice de la raison – a bien été préservée.
C’est dans cet usage public de sa raison que je retrouve l’analyse proprement philosophique des normes, celle qui fondait l’obligation morale dans la vérité d’un rapport à soi. On peut comprendre qu’il s’agit de philosophie dans l’usage public de la raison : il suffit d’en appeler à l’évolution des textes kantiens pour voir dans le savant la figure du philosophe, c’est très clair dans le Conflit des facultés (II 8). On peut aussi comprendre que la philosophie justifie l’obligation politique, lorsqu’il s’agit de la rapporter ou non à sa fin – morale –, et de dire s’il s’agit bien, ou non, d’une pratique politique préservant la paix et favorisant l’usage de la raison. Reste à savoir si cet usage public de la raison se rapproche bien de la question proprement philosophique qui venait fonder l’obligation morale, la question de la vérité d’un rapport à soi, qui fondait l’obéissance sur la connaissance de mon identité.
Comment peut-il s’agir de vérité et de rapport à soi dans l’usage public de sa raison ? La réponse tient dans une nouvelle interprétation de l’opuscule kantien sur les Lumières, interprétation que nous osons de plus en plus éloigner du texte après les conférences que Foucault lui a consacrées. Il s’agit de vérité et de rapport à soi dans l’usage public de sa raison parce que l’Aufklärung telle que la définit Kant peut être lue comme un processus de connaissance de soi, processus inauguré par un acte de liberté – aude – acte de liberté conditionnant un savoir – sapere. La devise kantienne des Lumières (« sapere aude ») renvoie l’une vers l’autre les deux faces de ce que j’ai appelé plus haut un cogito pratique, cette connaissance de soi acquise dans le factum rationis. Au même titre que, dans le factum rationis, le commandement moral donne au sujet une connaissance de lui-même comme libre, dans l’Aufklärung, se servir de son propre entendement est un acte de liberté, acte fondé sur une décision – aude –, qui est autodétermination. On peut considérer que l’on retrouve dans l’usage public de sa raison une co-détermination entre savoir et liberté aussi précise que celle qui unit la connaissance de soi au commandement moral. La décision de faire usage de son propre entendement – moment inaugural des Lumières dans l’opuscule de 1784 – est le fait d’un sujet libre. Et c’est à partir de cette décision que se constitue, avec l’institution d’un public savant, un savoir qui a pour objet l’existence effective de la liberté, c’est-à-dire la réforme des institutions. De quoi s’agit-il dans l’usage public de la raison ? Kant nous le dit, il ne s’agit que de la liberté[16] : liberté d’énonciation qui est ici moyen. Mais il s’agit aussi d’un contenu qui ne concerne que la liberté même : de quoi débat-on publiquement dans l’opuscule kantien sur les Lumières ? Non pas de physique ni de géométrie, ni de littérature ou de langues anciennes, mais de l’organisation de la chose publique, qu’elle soit militaire, religieuse ou politique. C’est encore plus clair dans la communauté fichtéenne des savants : chez Fichte, la matière de la discussion n’est pas autre chose que la recherche d’un accord « en vue d’acquérir des convictions pratiques communes »[17]. L’impératif de se servir de son propre entendement donne pour contenu à l’usage public de la raison la liberté même qui lui a donné naissance.
L’Aufklärung peut donc être comprise comme déploiement de ce que j’ai appelé un cogito pratique, acte réflexif qui fonde l’obligation morale, mais aussi acte réflexif constituant la philosophie, en l’occurrence acte par lequel Kant reconstruit la philosophie première dans la Critique de la raison pratique. La liberté – comme réalisation de l’autonomie – est bien contenu du savoir qu’elle conditionne, comme libre décision de penser par soi-même. Cette liberté de la critique est la liberté propre de la philosophie : c’est cette liberté-là que les professeurs de philosophie « se donnent » (dont « ils se donnent la permission d’user »[18]). Il y a unité d’un même mouvement, par lequel ce qui constitue en propre la philosophie permet aussi de constituer une approche proprement philosophique de la normativité, fondant l’obligation sur un savoir de soi.
Notes
[ 1] Il n’est pas jusqu’à Kelsen qui n’accorde une valeur morale relative au droit comme norme sociale, Cf. Reine Rechtslehre, Vienne, F. Deuticke, 1934 ; trad. fr. Ch. Eisenmann, Théorie pure du droit, Paris, LGDJ, 1999, Titre II « Droit et morale », § 11.
[ 2] Avec un imperator qui l’énonce, et un imperatus auquel la norme est adressée ; Cf. H. Kelsen, Allgemeine Theorie der Normen, Vienne, Manz Verlag, 1979 ; trad. fr. : Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996, Ch. 8 et 38.
[ 3] Cf. la troisième partie des Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak. IV 449, Pléiade 319 : « pourquoi dois-je me soumettre à ce principe […] ? », et Ak IV 450 : « d’où vient que la loi morale oblige ? ».
[ 4] L. Vincenti, Emmanuel Kant : philosophie pratique, Paris, Ellipses, 2007.
[ 5] Doctrine du droit, Rem. gale suite au § 49, A. Également conclusion de l’Appendice à la Doctrine du droit.
[ 6] Théorie et Pratique (1793), II. « Du rapport de la théorie et de la pratique dans le droit politique (Contre Hobbes) », Ak VIII 299/300, Pl. p. 282 ; trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1977, p. 42.
[ 7] Théorie et pratique II, Ak VIII 297/2978, Pl. III p. 280.
[ 8] Sur ces rapprochements entre Fichte et Achenwall, cf. A. Renaut, Le Système du droit, Paris, 1986, PUF, p. 355.
[ 9] Théorie et Pratique II, Ak VIII 297/2978, Pl. III p. 280/281.
[ 10] Théorie pure du droit, Titre V, ch. 34.
[ 11] Cf. C. M. Herrera, La philosophie de Hans Kelsen, une introduction, Presses universitaires de Laval, Québec, 2004, coll. « Dikè », p. 25-26.
[ 12] Théorie pure du droit, titre I, § 5, p. 35 LGDJ.
[ 13] Théorie et Pratique, II, Ak VIII 304 Pl. p. 287.
[ 14] Ibid. Ak VIII 306 Pl. p. 291 ; suite : « […] et partant de rendre incertaine toute constitution légale ».
[ 15] La guerre est en effet « le plus grand obstacle à la moralité », Conflit des facultés, 2e section, § 10.
[ 16] Qu’est-ce que les Lumières ?, Ak VIII 36, Pléiade p. 211 « pour répandre ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ».
[ 17] Sittenlehre, 1798, §18, p. 208, GA I 5, p. 225.
[ 18] Dans la deuxième section, § 8, du Conflit des facultés Ak VII 89 : « um dieser Freiheit willen, die sie sich erlauben ».
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