Que démontre « la suspension mondiale de l’activité » opérée au printemps 2020 pour contenir la contagion du Covid 19 ? Que d’autres logiques peuvent diriger l’économie que la course à la maximisation de l’accumulation du capital et à toujours plus de dividendes et de profits. Pour assurer – « quoi qu’il en coûte » – la santé et la survie des populations, il faut leur distribuer un revenu. Chômage partiel indemnisé à 84 %, congés-maladie pour les chargés d’enfants et de personnes fragiles, subventions directes, revenu minimum : ces mesures exceptionnelles paraissent détricoter la précarisation croissante des emplois et des revenus des trente dernières années. La demande de stabilité de revenus, mise en appétit par les mesures de soutien provisoires, va s’accroître. Le balancier semble désormais prêt à repartir vers moins de précarité et davantage de sécurité du revenu – avec pour horizon l’établissement d’un revenu universel de base, d’un niveau élevé (le Smic) déjà esquissé ici ou là avec de plus en plus d’insistance.
Un revenu individuel, universel et suffisant pour vivre, ne pourra jamais être financé par le système actuel des impôts. La bifurcation en matière de fiscalité, c’est l’instauration d’une taxe Pollen. Elle remplace tous les impôts actuels par un prélèvement à la source de 2 à 5 % sur toutes les transactions financières, idéalement à l’échelle de la planète, plus réalistement à l’échelle de l’Union européenne, voire à l’échelle d’un pays. Ce prélèvement s’applique aussi bien sur les transactions financières impliquant des millions d’euros que lorsque je retire 20 euros de mon compte en banque. Une telle taxe Pollen rapporterait « un pognon de dingue ».
Il y avait en effet en 2019, entre 10 fois plus et 500 fois plus de transactions financières et monétaires mondiales que de Produit intérieur brut mondial (soit entre 845 000 et 42 250 000 milliards de dollars US contre 84 500 milliards de PIB). Dans la fourchette haute, une taxe de 0,2 % rapporterait 84 500 milliards de dollars, soit autant que le Produit intérieur brut. En restant dans la fourchette basse, à mon avis totalement sous-estimée, une taxe de 5 % sur toutes ces transactions perçues directement par les banques représenterait 42 500 milliards, soit la moitié du PIB, même si le régime de croisière de cet impôt en situation normale pourrait être situé entre 1,5 et 2,5 % – à ajuster en fonction des transactions purement spéculatives, qui seraient bien entendu découragées par l’introduction de cette taxe.
Pour mémoire en France, le PIB en 2018 a été de 2 539 milliards d’euros ; en estimation haute une taxe de 0,2 % sur 1 269 500 milliards de flux financiers ferait rentrer l’équivalent du PIB, soit 2 539 milliards. Sur une sphère financière estimée à seulement 10 fois le PIB soit sur 25 390 milliards d’euros de flux financiers cette taxe pollen à 5 % représenterait 1 269 milliards. Pour mémoire les recettes fiscales de la France ont été en 2018 de 395 milliards d’euros ; le budget social de la nation avait été de 475 milliards d’euros. Celui des collectivités territoriales de 249 milliards.
Mes amis ont appelé cette nouvelle taxe Pollen parce qu’elle imite la pollinisation effectuée par le vol des abeilles, une activité indispensable à environ 80 % de la production de fruits et de légumes. Mais pour l’instant cette pollinisation ne compte pas parce qu’on sait en mesurer les effets sans en connaître le trajet précis, sans être capable de la reproduire.
Comment comptabiliser le travail des abeilles ? On peut mettre un capteur sur un insecte et suivre au GPS ses déplacements quotidiens. Mais une abeille individuelle n’est rien sans la ruche dont elle fait partie, sans l’essaim qui donne forme collective à sa vie. À qui appartient la pollinisation ? À celui qui s’occupe de la ruche ? À celui qui cultive le terrain où se trouve la ruche ? Au propriétaire des champs ? À eux tous et à personne en particulier. Sans fleurs, pas de pollen. Mais sans abeille, pas de fruits. La pollinisation n’est pas une « chose », qu’on puisse compter, peser, acheter, vendre ponctuellement. C’est un service collectif.
La taxe Pollen prélèvera de même une toute petite partie de ce qui circule entre nous sous forme monétaire pour polliniser nos diverses activités. À l’heure où la plupart de nos paiements passent par des appareillages numériques (devenus sans contact juste avant que la prévention contre le virus se mette à l’exiger), il serait à la fois aisé et efficace de ponctionner 5 % de toutes les transactions monétaires réalisées sur un territoire (que je dépose un chèque, retire de l’argent d’un automate, achète des actions ou reçoive un paiement de dividendes). De même que la pollinisation se mesure à l’intensité de la circulation des abeilles dans les champs, de même nos richesses se mesurent à l’intensité de la circulation des transactions monétaires au sein de nos économies. En taxant cette circulation – plutôt que les stocks – une taxe Pollen récolterait des sommes bien supérieures à celles péniblement ponctionnées par la fiscalité actuelle1.
[voir Europe, Revenu universel]
1 Voir Yann Moulier Boutang, « Pour un revenu d’existence de pollinisation contributive financé par une taxe pollen », Multitudes, no 63, 2016, p. 25-38, ainsi que « Taxe carbone ou taxe pollen. Pour une taxation de tous les flux financiers et monétaires » in Multitudes, no 39, 2009, p. 14-21.
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