C’est ainsi, la singularité événementielle doit composer à partir de mots usés, de seconde main, qui s’imprègnent toutefois, toutes les fois, du rayonnement de la singularité qu’ils nomment. L’irradiation, le résidu événementiel procède par une sorte de métonymie, où le substantif appelle irrémédiablement d’autres événements passés, où à l’inverse l’histoire hante le substantif. Il en va ainsi du terme de camp qui a perdu tout au long du XXe siècle sa « neutralité » descriptive (reversée maintenant dans le terme de campement). Mais, cette perte (ou ce surplus d’intelligibilité) ne sont pas sans certains effets heuristiques et performatifs en ce qu’ils induisent, à tort ou à raison, du commun entre des événements anachroniques qui en arrivent à se côtoyer dans cette dénomination partagée. Autrement dit, le sens du camp, cet agencement architecturé d’une occupation provisoire ou réservée d’un espace, se double non seulement des intentions qui le produisent, mais, au-delà et surtout, du champ épistémique qui le permet. Au regard, donc, des événements producteurs de camps (qui nous renvoient inexorablement dans l’histoire à la pluralité de son usage dans la première moitié du XXe siècle pour trouver ensuite sa figure paroxystique dans les camps nazis) et de leur puissance de substantialisation du terme, on peut se demander comment les camps comme modèles d’administration, comme lieux fixant les déplacés (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas leur place, à l’instar des gestes, des mots déplacés) à l’endroit où ils doivent être, peuvent encore être un modèle opératoire acceptable.
De nos jours, il semble se dégager deux exemplarités du camp : la première comme mode d’administration de populations spécifiques, la seconde comme mode d’intelligibilité de ce qu’il signifie, tant au niveau des actes qui s’y déroulent, qu’à celui de sa présence, du fait d’y recourir, de pouvoir y recourir. La lecture de la question du camp mais aussi la lecture analytique des camps se trouve ainsi enchâssée dans cette économie matrice de la référence.
Toutefois, dans ces usages de l’exemple se dessine, à notre sens, une ligne de partage qui, d’un point de vue méthodologique, permet de redistribuer les généalogies possibles et les singularités irréductibles particulières de l’édification du camp, de sa place dans les économies étatiques.
Pour comprendre ce qu’est un camp, il nous faut commencer par une rupture première avec la temporalité close de l’événement. Autrement dit, il nous faut opérer la dislocation de l’événement parce que la réduction à un factuel qui délimiterait l’événement sur lui-même, dans la bulle unique de sa singularité, évince de sa compréhension l’instant d’après, cette lente traversée de l’événement par ses acteurs au-delà du temps de sa réalisation, mais aussi l’instant d’avant qui a marqué ses conditions d’apparition. De fait, la pluralité des éléments événementiels en présence obéit à des attachements, des rattachements différents, à des temps hétérogènes dans l’instant même de leur côtoiement. Les phénomènes concentrationnaires ne sont donc pas des événements comparables mais reliés par les généalogies particulières de ces éléments hétérogènes qui les composent. Dans les termes de Zygmunt Baumann, nous pourrions dire par exemple que les temps et les héritages des jardiniers meurtriers ne sont pas les mêmes que ceux des « mauvaises herbes » sur lesquels ils s’acharnent.
Quant à l’événement lui-même, il dépend de la temporalité des appropriations manifestes qui, ayant pour point d’appui les expériences passées, explorent dans des rattachements circonstanciés leur potentialité mobilisatrice, leur capacité à émouvoir ou à gérer. Le camp est ainsi expériences témoignées et événement partagé. Ainsi qualifié, il est aussi daté : si les camps nazis appartiennent dans leur condition à l’ensemble d’une généalogie repérable, après « Auschwitz », plus rien ne sera jamais comme avant, surtout pas le camp.
Giorgio Agamben a fondamentalement saisi la distinction complémentaire établie dans la biopolitique nazie entre camp de concentration et camp d’extermination à travers la figure du musulman. La formule hitlérienne de Volkloser Raum, l’espace sans peuple, énonce, selon lui cette volonté de créer cette figure du musulman, ce dernier n’étant nullement l’effet involontaire des mauvais traitements :
La formule désigne plutôt une certaine intensité biopolitique fondamentale, qui peut parcourir n’importe quel espace, à travers laquelle les peuples se changent en populations et les populations en musulmans. Le Volkloser Raum nomme donc le moteur interne du camp, conçu comme une machine biopolitique qui, une fois installée dans un espace géographique déterminé, le transforme en espace biopolitique absolu, à la fois Lebens- et Todesraum, où la vie humaine outrepasse toute identité biopolitique assignable. Une fois ce point atteint, la mort n’est plus qu’un épiphénomène[1].
La production sans fin d’une main-d’œuvre corvéable servile se reconstitue à partir d’un champ épistémique large plongeant dans l’esclavage racialiste, les méthodes coloniales de la production utilitariste assignant à des lieux des biens à produire, et dans la technique des camps dont l’inspiration semble être toute britannique. Paradoxalement, les camps d’extermination paraissent avoir une tout autre généalogie relevant des procédés génocidaires qui n’avaient pas jusque-là atteint la haute technicité des chambres à gaz — à l’exception peut-être de ces couvertures infectées par la tuberculose ou la petite vérole que les colons américains remettaient en toute connaissance de cause aux Amérindiens…
L’intention duale de l’extermination et de la réduction au simple état biologique des principaux indésirables — les Juifs, les Tziganes et les homosexuels — obéit, quant à elle, à cette singularité de l’événement où le régime de guerre alimente sans fin la chair d’œuvre, mais produit par la même un surplus dangereux et coûteux.
Pour autant, ce lien entre la concentration et l’extermination n’est pas une formulation originale. Nous la trouvons formulée en Inde, comme un choix à faire au cœur du système colonial britannique dans la gestion de groupes nomades jugés criminels par naissance, comme nous allons le développer par la suite. Pour saisir pleinement en quoi les camps nazis opèrent un véritable tournant, non dans la conception des camps, mais dans sa production et sa perception, il nous faut revenir sur cette figure du musulman, sur la biopolitique nazie.
S’il est vrai que l’extermination reconduit l’idée même de peuple à exterminer, de peuple en trop, la fabrique du musulman et son expérience efface paradoxalement les appartenances en en réduisant l’homme à son plus petit dénominateur commun, la vie, mais en le renvoyant du coup à tous les autres êtres vivants.
Le tournant du camp nazi se trouve ainsi, pour reprendre les termes d’Agamben, dans cette extension du camp à la zoe, et non plus simplement à la bios, lieu de la sélection et de la distribution initiales.
Le camp n’est pas seulement cette forme architecturale à laquelle on s’attend, celle de l’enclos révolutionné par l’invention du barbelé. Il est une manière de penser la réduction stricte des assignations existentielles, la réduction du bios, mais également et du même coup leur isolement particularisant qui, comme le suggère à nouveau Agamben, relie le camp à la pensée de l’exception, ce maintien en dehors d’un système juridique normal. Ce qui lui fait dire que le camp est « la matérialisation de l’état d’exception » et le lieu d’accueil de « la vie nue ».
L’effacement de l’entendement architectonique du camp au profit de son rôle ne signifie pas pour autant l’éviction du lien étroit qui existe entre le camp et l’organisation technique de sa fonction. En quelque sorte, l’essor technique (qui inclut l’essor juridique) a largement participé à brouiller la reconnaissance de la trame idéologique du camp, jouant du vieux paradigme perceptif de la forme, la forme du camp dans l’histoire qui conditionne le sens.
Il nous faut remonter quelque peu le temps pour nous rendre compte, avec la naissance de l’idéologie utilitariste, que c’est bien l’espace idéologique qui crée ses formes matérielles et non l’inverse. Cette référence à l’idéologie utilitariste n’est ici pas neutre. Ce n’est pas tant le développement de la pensée du panoptique qui nous intéresse, mais bien plutôt l’optique même de sa condition, l’espace épistémique qu’il matérialise : la rentabilité extrême de la gestion du surplus social, des hommes en trop, qui ne sont pas les « pauvres » qui arrivent à survivre dans le système et qui en sont la source reconnue de richesse (comme le reconnaît explicitement Jeremy Bentham), mais ceux qui sont à la limite même de la survie, et en cela dangereux pour le système lui-même, les « indigents ». L’ancrage dans l’épistémique moderne du camp se trouve là, à notre sens, dans cette nécessité de penser la prévention des événements potentiels, dans ce passage du déterminisme divin à l’ouverture du calcul « divinatoire » qui appelle ces applications préventives, autrement dit dans cette pensée de la prévention qui maintient en permanence à l’isolement des sujets privés de place sociale et ainsi destitués de leur vie.
Si les métropoles européennes ont vu se développer tout au long du XIXe siècle différentes formes d’assistance concentrationnaire et d’isolement radical via les bagnes, l’espace colonial a été un lieu de formulation et d’expérimentation bien plus explicite de la création et de l’exclusion du surplus humain indésirable, et notamment en Asie du Sud où le système social des castes pouvait offrir des fondements idéologiques forts à la raison coloniale de l’exclusion, comme nous allons le voir avec la création de la catégorie de « tribus criminelles » cœur de notre propos.
Certaines castes et tribus nomades furent très vite perçues par le colonisateur britannique comme étant le principal vecteur de criminalité contre les biens et les personnes dans un sous-continent indien au territoire rural densément peuplé. Si la réalité sociale est un peu plus complexe, les Britanniques perçurent différents phénomènes de délinquance (comme le banditisme de grand chemin, le vol à la tire, le cambriolage ou encore le vol de bétail) à travers l’élément clé de la sociologie indienne, à savoir la caste.
Toute compréhension du traitement de ce type de criminalité relève en fait de la conjonction des diverses réflexions issues de traditions épistémologiques métropolitaines différentes (la criminologie en plein essor, l’anthropologie, la théorisation de l’amendement en milieu carcéral, la réflexion juridique sur les pauvres et les vagabonds de métropole, la pensée technique de l’identification judiciaire), avec la caste ou, plus précisément, la jati signifiant littéralement « espèce ». Ce dispositif réflexif aboutit à une synthèse originale instituant une nouvelle catégorie de délits et de criminels : la criminalité de naissance.
Dans les mesures qui se mettent en place pour gérer ces populations, il faut pleinement prendre en considération la configuration naturaliste de la jati. Chaque caste constitue une unité naturelle au même titre que les jati animales, la distinction dans le continuum des espèces entre ce qui relèverait du domaine propre à une humanité et le monde animal est donnée par un principe commun à certaines jati d’avoir pleinement conscience de leurs actes et par un agencement sociologique qui organise un système organiciste distribuant ces jati « pensantes » selon leurs caractéristiques socioprofessionnelles.
Ce qu’apporte la jati à l’armature conceptuelle et empirique coloniale est le procès héréditaire tant recherché dans la figure criminelle par les premiers eugénistes (Francis Galton). Mais aussitôt évalué, le dispositif épistémique qui en ressort doit faire face à l’aporie qu’il a en toute conscience édifiée. Que faire de ces unités entières dont la vocation criminelle se transmet de génération en génération depuis des temps immémoriaux et qui sont de fait, par leur nature même, irréformables ? James F. Stephen, juriste auteur du General View of the Criminal Law of England (1863), nommé à Calcutta au Legislative Council, en prend la pleine mesure :
Une famille de charpentiers d’aujourd’hui sera une famille de charpentiers dans un siècle ou même cinq, s’ils durent aussi longtemps… si nous gardons cela à l’esprit lorsque nous parlons de « criminels professionnels », nous pouvons alors comprendre réellement de quoi il s’agit. Cela veut dire qu’une tribu dont les ancêtres sont criminels depuis des temps immémoriaux, qui sont eux-mêmes destinés au crime par les coutumes de caste, et dont les descendants défieront eux-mêmes la loi, seront ainsi jusqu’à ce que la tribu entière soit exterminée ou maîtrisée[2].
L’interrogation, qui ne portait plus seulement sur la gestion d’individus délinquants, mais de communautés entières déclarées nuisibles (pas tant par leurs actes que par la nature qui leur était assignée), devait trouver dans l’élaboration de la « tribu criminelle » en tant que nouvelle catégorie pénale sa toute première formulation dans le Criminal Tribes Act (1871). L’axiome administratif de cette loi, l’extermination ou la maîtrise (ici l’immobilisation), s’inscrivait quant à lui en droite ligne des pratiques empiriques mises en œuvre par la police coloniale.
Dans une généalogie plus large de l’éradication des superflus, la désignation par cette catégorie de « tribu criminelle » de tout un pan de population et les mesures administratives qui l’accompagnent occupent une place prépondérante. Dans le caractère spéciste de la caste et l’hérédité qu’il renferme, dans l’édification des dispositifs policiers, légaux ou encore philanthropiques qui se cristallisent dans le polymorphisme des espaces d’immobilisation, se préfigure la gestion de l’exception en nature et en lois et son espace d’exécution (le camp). Autrement dit, les mesures touchant les castes et les tribus tombant sous cette classification de tribu criminelle tracent dans l’axiome aporétique de l’effacement des sujets la trame de fond de toute administration moderne des populations.
L’histoire du contrôle policier de la société indienne s’inscrit dans une série de contextes qui ont autant à voir avec la métropole qu’avec les spécificités locales de la configuration coloniale. Ainsi, le vaste mouvement européen de théorisation criminologique des phénomènes de délinquance et de leur traitement étatique ont trouvé dans le territoire colonial un champ intégral d’expérimentation rationnelle et pratique à partir du milieu du XIXe siècle. Ces expériences et ces concepts (définition de la figure du criminel, procédures policières de contrôle, mise en camps, etc.), s’ils sont à bien des égards des idiosyncrasies coloniales, ont toutefois nourri la réflexion et le savoir des polices métropolitaines. Il s’agit bien d’une histoire globale et commune de la mise en ordre des sociétés, transcendant la géographie pour trouver des localisations obéissant à des nécessités politiques.
Les premières mesures de gestion policière des populations, de 1850 à 1870, ont visé à assigner des identités fixes à des groupes et des individus potentiellement criminels : registres d’habitation, registres d’emploi, registres d’état civil, registres de fiches signalétiques, empreintes digitales, photographies d’identité. Si ces pratiques s’inscrivent dans un espace symbolique qui est celui de l’identification certaine des individus, ce sont plusieurs communautés, représentant une dizaine de millions de personnes sur une période de cent ans, qui furent visées par un ensemble de mesures policières investissant la vie même : les tribus dites criminelles.
Un ensemble hétéroclite de groupes tribaux, ayant pour seuls traits communs le nomadisme et la pauvreté, s’est vu attribuer le stigmate de criminalité héréditaire accompagné d’une certaine compassion en regard de sa mise au ban de la société de castes. Au Punjab, région du nord de l’Inde, la police s’est immédiatement saisie de l’existence de ces groupes, leur imputant la paternité des nombreuses affaires non résolues de vol de bétail ou de cambriolage, soit plus des deux tiers des procédures impliquant une action policière. Invoquant le caractère culturel d’une « véritable addiction au crime », la hiérarchie préconisa un traitement global et radical : l’internement administratif correctif des groupes entiers, enfants compris, car le régime carcéral temporaire ne pouvait suffire à supprimer leurs habitudes prédatrices. Les premiers « villages de réforme » ont vu le jour simultanément à l’apparition d’une force de police formalisée sur le territoire colonial (1857). Très vite, devant le manque de coopération et le caractère rétif des pensionnaires, le régime de contrôle et de surveillance fut durci et accompagné de mesures de redressement sous la supervision directe d’un Superintendent de police. Surveillance, contrôle, discipline, éducation missionnaire, séparation des enfants de leurs parents et travaux agricoles forcés devaient préluder à l’amendement de ces tribus. Très vite, les « villages » prennent la dénomination de camps (autour de 1870) et voient leur nombre se multiplier dans toute l’Inde du nord : vingt-six camps rien que pour la province du Punjab, un nombre stable de 10 000 internés sur une période de cent ans, ainsi que 150 000 personnes notifiées, vivant sous le coup d’une menace d’internement.
La pratique d’internement dans des camps a longtemps fonctionné dans un vide juridique par des rafles et un enfermement discrétionnaire. Si le code pénal indien (1856) avait institué un nouveau régime délictuel et répressif, précipitant tout une partie de la population dans de nouvelles catégories de criminels, la police s’était toutefois saisie d’un pan entier de la société de sa propre initiative, récusant la réglementation judiciaire habituelle dont le caractère temporel impliquait sui generis la récidive. Le droit pénal dut finalement céder à la police la gestion d’une partie de la population en instituant en 1871 la loi sur les tribus criminelles qui entérinait les pratiques en cours.
On est alors en présence d’un régime de police total doté d’un outil global, le camp, agissant sur le corps social avec un caractère global. On y administre jusqu’en 1947 une punition infinie, reconduite de génération en génération, on y réforme la société par le travail et l’éducation missionnaire, on y établit une police des conduites constitutive d’une nouvelle communauté humaine.
Dans l’esprit du Lieutnant-Governor des United Provinces, Sir John Hewett, il ne fait aucun doute qu’en donnant l’occasion à l’Armée du Salut de participer à la lutte contre ce que cette dernière appelle la « conspiracy of crime »[3], conspiration menée par les tribus criminelles dont l’unique occupation consiste à commettre des crimes en toute impunité[4], il répond parfaitement au double impératif de sa fonction consistant à gérer les populations locales, et notamment les plus indésirables, et ce à un moindre coût.
C’est ainsi dans cette province que vont être mis en place, à partir de 1908, les premiers « Settlements » de l’Armé du Salut ayant pour fonction, non une réinsertion sociale impossible au regard du statut de ces groupes, en l’occurrence les Magahiya Dom, mais leur prise en charge. Il nous faut considérer pleinement cette impossibilité réformatrice originelle car elle conditionne toute la spécificité du dispositif de la rétention et du travail sur les corps qui s’y opèrent. La question est en effet de savoir ce qu’apporte la gestion salutiste[5] de ces populations et quel rôle y joue le camp.
Contrairement à la punition des délits, il ne s’agit pas de se charger du temps de la peine, comme l’a noté Giorgio Agamben. Le camp n’est nullement une extension du droit carcéral[6]. L’enjeu des « Settlements » est de circonscrire un espace permettant d’agir sur des vies en les extrayant de leur intrication sociale et de les soustraire en partie à l’espace d’application du droit. Les « Settlements » se situent ainsi simultanément dans la loi au regard des délits qui peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires normales (et doubler ainsi le régime du camp d’une incarcération propre au régime pénal en présence), et hors de la loi, dans le sens où les règles du camp, ici l’ordre militariste salutiste, soumet les corps à un régime disciplinaire spécifique, les extrayant de tout le régime commun de droits.
Pour l’Armée du Salut, la délimitation même d’un espace de contrôle est propice à la constitution d’une communauté nouvelle, édifiée à l’aide de la mise en pratique du manifeste de criminocurology[7], qui place en son centre le travail et la prière. Contrairement à la communauté « policière » des camps, la conduite de ces âmes dévoyées vers le Salut demande à ses artisans l’élaboration d’une scène commune propice à la constitution de cette communauté de semblables relevant du pastorat chrétien. Le cadre militariste signale fortement ce besoin de l’inscription des codes dans l’apparence, en vue de circonscrire l’appartenance à un corps collectif. À chacun de faire le pas, en quelque sorte, pour se ressembler dans le commun de l’hybridité de l’apparence[8].
Les Salutistes adoptent ainsi un certain nombre de pièces de vêtements indiens, tout en gardant les attributs des habits « civilisés » occidentaux : le turban avec l’inscription « Muktifauj » (Armée du Salut), la chemise blanche, les chaussures, le dhoti ou un simple pantalon pour les hommes, le sari blanc pour les femmes. La panoplie vestimentaire emprunte également au registre militaire : veste rouge à la coupe militaire, bandes de couleurs marquant les grades (rouge, jaune, bleu sur marron). L’hybridation vestimentaire des Salutistes a pour pendant l’abandon par les tribus criminelles de leurs propres vêtements, l’effacement de leur aspect antérieur par le port des couleurs et des grades salutistes et de ses uniformes.
L’attention portée aux vêtements et à la propreté, contraignant les hommes à avoir le plus souvent le crâne rasé, est prise comme un révélateur de l’âme, mais aussi comme le geste visible du rapprochement entre la communauté et ses guides. Toutefois, cette image commune n’existe que dans la contrainte permanente des cadres du camp et de ses gardiens. Prendre des noms ou des titres autochtones, à l’exemple de Booth Tucker qui se faisait appeler Fakir Singh, revêtir quelques habits, ne sauraient effacer qui dicte les conduites, qui élabore les règles, qui construit les hiérarchies, qui impose les choix, qui au final entreprend le grand effacement des sujets libres.
C’est bien là la possibilité du camp : créer des espèces qui ne peuvent exister qu’en son sein. Et les hommes sont anéantis en leur assignant deux sortes d’images : celle du criminel et celle du sauvé. L’expression de leur propre image n’a non seulement pas cours, mais elle doit disparaître (et, à défaut, elle est suspendue). À ces hommes, femmes et enfants de se confondre avec les images qu’on leur propose, de découvrir leur place sociale dans le cadre même de la répression collective de la loi et de leur redressement salutiste.
Il n’est bien sûr pas question de donner à ces groupes une essence particulière et originelle que viendrait pervertir leur mise en camp. Si les apparences de la transformation subie dans le camp sont bien réelles, on ne saurait préjuger du devenir qu’elles empêchent. Plus important, ce que ces apparences donnent à voir est une suspension du temps des devenirs possibles. C’est le travail de l’effacement du sujet, c’est la nécessité même de rendre permanent le camp comme espace de vie, comme espace clos amniotique de la contention de certaine vie indésirable qui élabore, simultanément, une autre vie, celle vers laquelle il faut tendre, le bon cadre autochtone salutiste ici, dans d’autres lieux et d’autres temps, se sera la fabrique du musulman ou du bijou[9]. Le camp est en premier lieu une matrice de production d’êtres.
Deux choses se dessinent. La première est cette prégnance du rôle de l’environnement : fournir l’environnement adéquat de l’apparition est l’autre nom de l’effacement. La seconde : se débarrasser de la poussière, nettoyer, le pouvoir est là, dans ce qu’un groupe d’individus décide de ce qu’un autre groupe doit être. Le travail d’effacement des tribus criminelles n’emprunte certes pas la voie radicale de leur extermination physique, mais celle de l’élaboration de leur physique et de leur âme, rendue possible par le régime exceptionnel de la loi et de son outil, le camp, et les gens de « bonne volonté »…
Si la loi a opéré la légitimation de trente années de pratiques discrétionnaires des autorités policières, elle n’a pour autant pas mis fin au régime d’exception auquel était soumis les « tribus » visées. Situation significative où ont cohabité état d’exception et régime juridique normalisé permettant une gestion totale du criminel dans la société. Ainsi, c’est sans se soucier de la loi que l’administration coloniale applique aux Magahiya Dom des mesures de regroupement et d’installation au sein de Colonies sous surveillance policière :
— Dans le Bihar, le district collector du Champaran, E. R. Henry crée les Colonies de Bargoan et de Fatehpur (1885), puis celle d’Ekeri (1886) avec le concours des élites locales, enfin celles de Ramnagar (1889) et Chauterwa (1905) qui seront administrées à partir de 1913 par l’Armée du Salut.
— Dans les Provinces Unies, les Magahiya Dom sont répartis par petits groupes dans quarante-neuf villages choisis pour les facilités qu’ils offrent au contrôle : proximité des postes de police et éloignement des zones forestières qui leur offrent un refuge potentiel.
Or, ce n’est qu’en 1913 que les Magahiya Dom se trouvent officiellement notifiés sous le régime du Criminal Tribes Act (CTA), devenu lors de sa révision en 1911 le Criminal Tribes and Castes Act. Une petite partie d’entre eux seulement (district de Saran, au Bihar) avaient fait l’objet d’une inscription légale sur le registre des « tribus criminelles du district », pour être ensuite assignés à résidence dans leur village d’origine, sous l’injonction du lieutenant-colonel Skinner[10].
Que peut bien dès lors signifier la loi, si l’on peut parfaitement s’en passer ?
Si l’on peut se passer de la loi, ce n’est pas qu’elle ne sert à rien, mais, bien au contraire, qu’elle manifeste d’autres intentions que les simples dispositifs et techniques — préexistants pour la plupart — qu’elle rassemble et reconnaît comme tels.
Proposons déjà l’hypothèse que ce que révèle la loi, c’est la volonté raisonnée d’agir au-delà du délit, et pour ainsi dire au-delà d’elle-même, en consignant le délit dans les corps, définissant en cela son caractère d’exception (une certaine catégorie de corps qu’elle soumet à un régime spécial) et d’abandon (ne plus soumettre ces corps au seul régime de la loi et du droit). Il n’est plus seulement question de surveillance, de contrôle ou de répression, du schéma classique de distribution des délits et des peines, mais de la reconnaissance d’une nécessité, transcendant les gestes de la quotidienneté et ses incidents, de la disqualification d’humains et de leur effacement, radical ou non. Autrement dit, le régime d’exception à l’œuvre dans le CTA acquiert son caractère exceptionnel non tant dans l’opération de discrimination des groupes qu’elle engendre, mais par le déplacement du châtiment de coupables vers la zone indistincte où l’absence de droit se doit de produire l’effacement des indésirables.
Une loi a décidé de notre histoire. Cette histoire se perd dans la nuit des temps. Cette loi dit que ma tribu est criminelle. Les Britanniques en ont décidé ainsi. Ils ont fait de nous tous, et pour toujours, des « nés-criminels ». Les Britanniques ont été chassés de mon pays. Je ne les ai pas connus. Mais ce qu’ils ont fait, leur loi, me poursuit comme une ombre. Notre gouvernement a aboli cette loi. Pourtant, aux yeux de tous, nous restons la caste criminelle. J’habite le camp de Solapur, le plus grand camp construit pour nous par les Anglais. Les barbelés ont diparu, je ne les ai jamais vus, mais je les sens partout autour de moi. Ici, dans le Maharashtra, nous sommes plus de trois millions à subir ce sort. Parfois, la tête m’en tourne jusqu’à la folie. Je voudrais faire du mal, je voudrais voler, je voudrais tuer. Je me sens prêt à le faire. Mais une force me retient. Pour résister à ce qui me hante, à cette haine qui monte en moi, je bois à en perdre la raison. Et quelque fois, j’oublie enfin. J’ai vingt cinq ans. Dipak.
Le documentaire de Yolande Zauberman, Caste criminelle (1989), s’ouvre sur ces mots, prononcés par un jeune homme vivant dans le camp de Solapur au Maharashtra. D’autres membres de la « tribu » vivent toujours dans ce camp, plus de cinquante ans après l’abolition officielle du statut. Si la loi sur les « tribus criminelles » a été abrogée en 1952, soit cinq ans après l’indépendance de l’Inde, les stigmates associés n’en restent pas moins effectifs à ce jour, touchant au moins trois générations des descendants des premiers groupes soumis au régime des camps.
Ces mots se situent dans l’instant d’après, opérant une césure radicale entre un passé que l’on désire circonscrit à l’histoire juridique et une réalité que la parole du témoin réinscrit au cœur de la société. L’effet camp n’est pas la temporalité propre à la structure de sa mise en place, bien que cinquante ans après sa disparition officielle il se répercute dans des barbelés toujours dressés. Un espace charnière entre la temporalité du camp colonial, historicisée, et sa rémanence contemporaine. Cette parole nous enseigne ainsi deux choses essentielles relatives d’une part au phénomène du camp et de la relation à l’humanité qui s’y formule, et d’autre part à l’effet anthropologique des dispositions légales. L’espace symbolique du camp, la part subsistante de son agencement architectural, la frontière qu’il délimite avec le monde extérieur[11], tout cela est bien vivant, d’autant plus que cela est pleinement intégré aux humanités présentes. L’extérieur du camp assume maintenant la fonction de cloisonnement intégral, autrefois attribuée à la frontière interne du camp, à ses barbelés. Bien qu’officiellement démantelées, la police veille toujours sur ces frontières, dissuadant (puisque ne pouvant les interdire) par tout un dispositif de pressions, de suspicions et de brimades, les incursions en son territoire des gens du camp. La disparition du camp, comme cadre d’action sur les corps, ne les a pas libérés, et a engendré ce que l’on pourrait appeler une « humanité-camp », c’est-à-dire la rémanence perceptive des êtres qui s’y sont développés. Cette persistance anthropologique des êtres qui ont été internés dans le camp, puis de ceux qui y sont nés, dépend corrélativement de la relation qu’entretient avec eux l’ensemble de la communauté humaine environnante.
48 Ce dont témoigne cette « humanité-camp », du point de vue du régime légal et d’exception qui l’a constitué, est l’effet de la loi. Au-delà de son existence, une loi continue d’exercer sa force. L’inversion de ce qui peut avoir force de loi sans la loi[12] [12] G. Agamben, État d’exception. Homo Sacer, II, 1, Paris,…
suite, c’est-à-dire dans notre cas cette force résiduelle de la loi qui n’existe plus, apporte une autre hypothèse à la présence nécessaire d’une loi « sans nécessité ». La loi introduit une condition de tolérance des actions qui sont menées en son nom. En cela, il ne peut y avoir de lois injustes, puisqu’elles (r)établissent en elles-mêmes la valeur du juste. Or, ce qui semble rester dans la suppression d’une loi, c’est cet instant de justesse (et non bien sûr de justice) qui l’a fait naître. On peut avancer que l’effet de la loi est de perpétuer après elle sa force dans la tension temporelle surgissant entre son approbation initiale, instituant sa propre justesse, et son abrogation qui ne peut immédiatement la défaire. En cela, la loi s’inscrit dans les relations sociales comme étalon de l’acceptabilité. On comprend dès lors un autre déplacement. Si la force coercitive du camp n’a pu engendrer un habitus réformateur, le régime du camp comme effacement et comme justesse a largement été intégré par la société. L’habitus instauré ne se situe pas dans le corps des hommes soumis, il agit dans l’acceptabilité de ce mode de traitement des hommes. L’effet de la loi est le passage de sa justesse dans les relations entre hommes. En cela, ce qu’apporte la loi dans le cas des tribus criminelles et par sa localisation ancrée dans le camp est une identification qui persiste au-delà de la temporalité juridique et de l’édifice concentrationnaire.
En un sens, la loi britannique n’a nullement inventé la tribu criminelle dont la fonction est le vol et qui s’intègre parfaitement au régime relationnel du système des castes, mais la caste criminalisée, glissement d’un acte à un régime spécial de l’acceptabilité de son rejet radical.
La discussion se poursuit dans le prochain numéro de Multitudes avec une réponse de Judith Revel.
Bibliographie
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Notes
[ 1] G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages, 1999, p. 111.
[ 2] J. F. Stephen, in Abstract of the Processions of the Council of Governor-General of India, Assembled for the Purpose of Making Laws and Regulation, Calcutta, Office of Superintendent of Government Print, 1871, vol. 9, p. 419-420. Citée par R. J. Tolen, « Colonizing and Transforming the Criminal Tribute. The Salvation Army in British India », in American Ethnologist, n° 18, n° 1, février 1991.
[ 3] Booth Tucker, Mukti Fauj or Forty Years with the Salvation Army in India and Ceylon, Londres, Marshall Brothers, 1950, p. 203.
[ 4] Idem, p. 203-4.
[ 5] À sa suite et à différents degrés d’investissement, d’autres organisations administreront ces Settlements notamment les organisations réformistes hindoues comme l’Arya Samaj, l’Arya Pratinidhi Sabha, et l’Harijan Sevak Sangh, ou encore l’organisation musulmane Ajuman-I-Islamiya.
[ 6] G. Agamben, Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot / Rivages, 1995, p. 48.
[ 7] Cf. Booth Tucker, Mukti Fauj or Forty Years with the Salvation Army in India and Ceylon, Londres, Marshall Brothers, 1950.
[ 8] J. R. Tolen, « Colonizing and Transorming the Criminal Tribesman. The Salvation Army in British India. », in American Ethnologist, vol. 18, n° 1, février 1991.
[ 9] Les termes de Mulsuman et de Bijou désignaient dans les camps nazis respectivement les hommes et les femmes efflanqués, sans forces et sans pensées, réduits à leurs plus strictes fonctions vitales. La figure du musulman est cette zone d’indétermination qui n’est ni la vie ni la mort, qui n’est déjà plus la vie mais pas encore la mort.
[ 10] J. Pouchepadass, « Délinquance de fonction et normalisation coloniale : les “Tribus criminelles” dans l’Inde britannique », in Cahiers de Jussieu, Paris, UGE 10 / 18, n° 5, « Les marginaux et les exclus dans l’histoire », 1979 et A. A. Yang (dir.), Crime and Criminality in British India, Tucson, University of Arizona Press, 1985.
[ 11] « La ville de Solapur commence à la frontière du camp. Juste après la villa de l’ancien chef du camp. C’est si beau, j’en rêve quelquefois. Nous, on hésite à sortir. » Sadjan et Hirabaï in Caste criminelle, de Yolande Zauberman.
[ 12] G. Agamben, État d’exception. Homo Sacer, II, 1, Paris, Seuil, 2003.
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