80. Multitudes 80. Automne 2020
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Revitalisation artistique (au Japon)

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Quels potentiels de « résilience » manifestent les pratiques artistiques, en temps de catastrophes ? Les jams virtuelles, les déclarations médiatiques, les publications ou les projets caritatifs du temps du confinement semblent s’apparenter au régime de la réaction. Qu’en est-il de transformations à une échelle plus systémique et durable, qui pourraient advenir au sein des pratiques artistiques, et à travers elles ?

Au Japon un grand tremblement de terre a touché la ville de Kobe le 17 janvier 1995, et entraîné la mort de plus de 6 000 personnes. Au lendemain de la catastrophe, tous les événements artistiques à Kobe et dans la région du Kansai furent suspendus. Les artistes et le monde de l’art réagirent d’une voix commune : il était inimaginable que le cours de la vie et des choses persiste, inaltéré. L’art était alors considéré comme un acte inadéquat, voire inapproprié.

Si le séisme de 1995 entraîna une sidération du monde de l’art et une réévaluation des pratiques artistiques, les réactions à la triple catastrophe (séisme, tsunami, accident nucléaire) du 11 mars 2011 furent radicalement différentes, mettant en lumière un ajustement progressif des positions adoptées par les artistes en temps de catastrophe. En effet, loin d’être suspendues, de nombreuses initiatives de mobilisations actives (aides concrètes sur le terrain ou à distance) et de ventes caritatives d’œuvres furent lancées par des artistes. Cette transition s’explique en partie par le développement, entre 1995 et 2011, des アートプロジェクト (āto purojekuto, ou art projects), terme qui qualifie les pratiques artistiques contemporaines japonaises socialement engagées.

Même s’ils ne sont pas dominants une fois rapportés à l’ensemble des pratiques artistiques japonaises contemporaines, les processus artistiques socialement engagés représentent une tendance importante, et bien installée. Le tremblement de terre de 1995 peut ainsi être considéré comme un moment décisif, où la séparation entre les arts et la société a commencé à se dissoudre à un rythme plus marqué. La porosité entre visées artistiques et politiques s’est ainsi incarnée en des formes esthétiques, plus ou moins sans souci de faire œuvre, qui varient en nuances entre deux polarités : d’une part des représentations critiques et d’autre part, des tentatives concrètes de revitalisation. Ces courants qui ont traversé les milieux artistiques, et plus largement le corps social japonais, notamment entre 1995 et 2011, ont métamorphosé les pratiques, leurs lieux de monstration, l’intégrité de l’auteur unique (à travers des pratiques mettant en avant la co-création ou la collaboration), leur visée sociale – soit l’ontologie même de l’art.

Ces pratiques manifestent un art du commun, intrinsèquement hétéronome et qui tend à une certaine dissolution de l’art en design, de par la valorisation de sa portée utilitaire. En effet, les propositions artistiques telles que la rénovation d’un bain public autogéré (Ōtake Shinrō), la construction d’une bibliothèque communale (Idetsuki Hideaki) ou la déclaration d’un micro-État autonome (Sakaguchi Kyōhei) manifestent un système de vases communicants, une porosité entre ces deux champs.

La triple catastrophe de 2011 eut également un impact important, qui fut loin de se limiter aux artistes, sur la perception du gouvernement et sur le développement d’une défiance grandissante à son égard, suite à l’accident nucléaire de Fukushima. En effet, un doute profond s’installa envers les valeurs modernistes du progrès, de la mondialisation et le programme extractiviste qui leur est lié. Le soleil nucléaire1 baignait de sa lumière tous les rêves de prospérité du Japon d’après-guerre, avant que n’explose la centrale nucléaire de Fukushima. Cette catastrophe a été le déclencheur d’un mouvement de fond de contestation – avec des manifestations d’une ampleur sans précédent depuis les années 1960 – ainsi que d’une série de « pas de côtés », de redéfinitions des valeurs, et d’expérimentations d’autres formes de vie, où les artistes ont pris une part importante.

Ces pratiques artistiques contemporaines japonaises se révèlent éclairantes en ce qu’elles relèvent d’un autre régime d’art socialement engagé que celui qui est majoritaire dans notre perspective occidentale, et qui intervient en général sur le mode de l’expression (par la représentation de l’événement, ou par la dénonciation), en tant qu’art déclaratif. Le mode d’opération des アートプロジェクト est plus inclusif et tourné vers des effets directs (un art performatif et pragmatique), à une échelle locale (mitoyenne, municipale, régionale). Enfin, la temporalité même du processus est inspirante à notre endroit : c’est sur une temporalité longue, après une première phase de sidération et d’ajustement, que ces pratiques orientées vers la revitalisation ont pu s’établir. On entrevoit ici une complexification du principe de « résilience », qui ne serait ainsi pas à entendre uniquement comme un rebond, au sens de réaction à un traumatisme, mais également comme une pratique prospective. D’où l’intérêt actuel pour des notions telles que le preenactment ou le feed-forward 2, à savoir une attention portée sur ce qui permet de pré-former le futur, en performant le présent.

[voir Hyper-offre culturelle, Suspension de l’art]

1 Shun’ya, Yoshimi, « Radioactive Rain and the American Umbrella », The Journal of Asian Studies 71, no 2, mai 2012.

2 Voir Marchart, Oliver. Conflicting Aesthetics: Artistic Activism and the Public Sphere. Berlin, Sternberg Press, 2019. Ainsi que Manning, Erin & Massumi, Brian. Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Dijon, Les Presses du réel, 2018.