Mineure 63. Les complications de la présence

Visualités, virtualités et trauma. Temporalités de la guerre à distance

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D’un point de vue technique, j’ai été actif en zone de guerre tous les jours. C’est-à-dire que je n’étais pas moi-même personnellement en danger, mais j’affectais directement les vies des gens de là-bas, tous les jours. Cela va avec un certain stress : devoir faire feu, devoir voir quelques-unes des morts…, voir ce qui se passe. Avoir des angoisses. Revenir sur certaines situations ou incidents, encore et encore et encore. Des mauvais rêves. Pertes de sommeil. Vous savez, ce n’est pas comme jouer à un jeu vidéo. Vous ne pouvez pas l’éteindre. C’est toujours là. Il y avait beaucoup de stress, ce qu’on appelle une sorte de stress virtuel.

Voix d’un pilote de drone Predator dans le film de Omer Fast, 5000 Feet is the Best, 2011

 

En 1988, Paul Virilio annonce « la production prochaine d’une“machine de vision” capable, non plus uniquement de reconnaissance des contours des formes, mais d’une interprétation complète du champ visuel, de la mise en scène, proche ou lointaine d’un environnement complexe[1] ». Selon Virilio, cette automatisation de la vision introduit une nouvelle temporalité marquée par la médiatisation et l’anticipation. Dans son article Vision armée [2], Jordan Crandall met également en avant l’automatisation de la vision introduite par le développement de la vision en plongée, dite aérienne, et de la computation. Lorsque « notre axe de vision fusionne avec le projectile[3] », l’humain est intégré dans le circuit de la machine militarisée. Les thèses de Virilio et de Crandall concernent les technologies militaires de reconnaissance et d’armement dans lesquelles la caméra rejoint le projectile – technologies devenues emblématiques des guerres actuelles menées à distance par des drones militaires téléguidés. Les deux auteurs insistent sur l’importance des images de simulation, en tant que partie intégrante du fonctionnement des technologies militaires. Ces images « relocalisent la vision à un niveau disjoint de l’observateur humain[4] » ; elles participent à tous les processus qui précèdent, qui sont concurrents et qui suivent les actions militaires.

Dans ce qui suit, il s’agit d’analyser comment l’automatisation de la vision et les images de simulation remanient la subjectivité en transformant la temporalité vécue. La question de ce remaniement sera posée à travers l’interrogation des enjeux de la perception et de la cognition. Concernant cette première, des auteurs comme Jonathan Crary et Hal Foster insistent sur la construction historique de tout acte perceptuel : la vision est dès lors un acte physiologique ainsi qu’un fait social et constitutif de la façon dont nous nous situons dans le monde. D’autre part, comme le manifeste Katherine Hayles[5], lorsqu’on analyse le rapport entre perception humaine et processus computationnels, la notion de cognition s’impose. Avec l’émergence des outils numériques, la cognition ne se limite plus à l’homme, mais doit être étendue aux machines. C’est à travers le concept de non-conscient cognitif que Hayles articule une redéfinition de la cognition qui concerne aussi bien des processus humains que computationnels. L’article étudie des théories et œuvres qui mettent en avant la façon dont les actes perceptuels et cognitifs se constituent en rapport avec la machinerie militaire. Nous nous focaliserons sur certaines œuvres du réalisateur allemand Harun Farocki (1944-2014) et de l’artiste israélien Omer Fast (1972) qui articulent le lien entre temporalité, virtualité, trauma et monde militarisé. À partir de ces notions, nous réfléchirons à différentes interprétations de la temporalité et de la subjectivité à l’ère des guerres high-tech qui caractérisent la géopolitique actuelle.

 

Temps réel et guerre virtuelle

Paul Virilio met en avant la transformation de la temporalité engendrée par la « machine de vision » : « Aux trois temps, passé, présent, futur, de l’action décisive, se substituent subrepticement deux temps, le temps réel et le temps différé [6]. » Chez Virilio, le passé et le futur perdent ainsi leur sens et se trouvent anéantis par ces nouveaux temps caractérisés par l’enregistrement et la programmation. En distinguant deux temporalités, Virilio prend ses distances avec une idée soutenue par un certain nombre d’auteurs comme Nietzsche, Bergson et Heidegger : la coprésence du passé, du présent et du futur. Henri Birault[7] se réfère à cette simultanéité ainsi que Daniel Charles[8]. Afin de décrire la notion de coprésence qui émerge des écrits de Nietzsche et de Heidegger, Charles constate : « Les trois moments, avenir, passé, présent ne sont pas donnés en ordre séparé : ils jaillissent à la fois […] ; il devient désormais impossible d’isoler une des dimensions, de la séparer des autres[9]. » Contrairement aux écrits de Birault et de Charles, Virilio distingue deux temporalités. L’interconnexion des temporalités a une connotation négative et elle est étroitement associée aux processus de la guerre technologique. Le sujet de la « guerre virtuelle » est dès lors dépossédé du temps, coincé entre « temps réel » et « temps différé ». La virtualisation de la guerre correspond ici à l’idée d’une déréalisation, idée que rejoint Jean Baudrillard quand il affirme : « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu[10]. »

L’influence de la technologie militaire sur la vision et sur le temps telle que Virilio l’analyse préoccupe Harun Farocki, particulièrement dans Eye/Machine I-III, trois installations vidéo réalisées entre 2000 et 2003. À partir des images diffusées pendant la guerre du Golfe de 1991, Farocki développe la notion d’« images opératoires », c’est-à-dire d’images qui ne représentent pas un événement, mais qui sont inhérentes aux processus militaires, ou plus généralement à une opération technique. Dans Eye/Machine, Farocki montre des projectiles « filmant » et présumés autoguidés, utilisés pour la première fois à grande échelle dans cette guerre. Le fonctionnement de ces armes rappelle l’automatisation de la vision annoncée par Virilio. Dans cette œuvre et ses écrits[11], Farocki expose les notions de « temps réel » et de transmission live. En citant des passages d’un article de Klaus Theweleit[12], Farocki montre que le « temps réel » se réfère à des processus de simulation, dans lesquels l’action simulée a lieu en même temps que l’action « réelle ». Ces processus sont utilisés dans le calcul de vol et le guidage de missiles. Tandis que ces programmes montrent l’explosion du missile en « temps réel », les images transmises depuis la tête du missile montrent l’explosion en direct sur des écrans. Il est très difficile de distinguer l’image simulée de l’image retransmise depuis le missile. « Ce ne sont [donc] pas seulement les images qui se trouvent libérées de leurs coordonnées spatiales, mais nous qui devenons fictifs, ainsi que le temps comme qualité de l’image[13]. » Ainsi, l’humain, englouti par la simulation, tend à se dissoudre dans des opérations militarisées en « temps réel ». En ce sens, Jean Baudrillard avance, dans Simulacres et simulation[14], qu’aujourd’hui, il n’y a plus de différence entre le réel et la simulation du réel. Le principe de simulation efface toute différence entre le « vrai » et le « faux », entre le « réel » et l’« imaginaire ».

Jean-Marie Schaeffer[15] développe une critique de ces thèses dysphoriques par une analyse des enjeux de la « fiction ». Schaeffer se concentre avant tout sur les médias numériques et Internet, et montre que leur avenir n’abolit en aucun cas la distinction entre le « ’vrai’» et le « faux », entre l’« être » et l’« apparence », entre l’« authentique » et l’« illusoire ». Cette critique est fondée sur le fait que la « virtualisation » du monde ne peut pas résulter en sa déréalisation, affirmation qui va à l’encontre des thèses de Baudrillard et de Virilio. Chez Schaeffer, tout comme chez Pierre Lévy[16] et Rob Shields[17], le virtuel, inspiré par Gilles Deleuze, est « au contraire un mode d’être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate[18] ».

 

Visualité préemptive, passé contingent et synchronisation

Machine de vision, Vision armée et Eye/Machine développent une analyse de la temporalité et des transformations induites par les technologies militaires à travers les enjeux de la perception humaine – notamment visuelle – interconnectée à des processus de cognition machinique. Au cœur de la question de la vision, il y a, selon Katherine Hayles, la virulence des « tensions entre le potentiel de transformation du corps et la menace que la machine puisse s’approprier des fonctions du corps[19] ». Néanmoins, comme le montre Lev Manovich[20], dès lors que la vision s’automatise, elle excède la vision, se détache de plus en plus des « conditions de visibilité » pour investir tout le spectre électromagnétique.

Si les processus d’automatisation et de déréalisation soulevés dans les écrits et les œuvres cités se traduisent avant tout en termes visuels, ils doivent être envisagés davantage au sein d’une « visualité », notion définie par Martin Jay[21] et Hal Foster[22], qui renvoie aux conditions de l’acte perceptuel. Jay définit la visualité comme l’ensemble des « manifestations historiques distinctes de l’expérience visuelle dans tous ses modes possibles[23] ». Selon Nicholas Mirzoeff[24], la visualité traduit des rapports de pouvoir qui passent par un ensemble d’informations, d’images et d’imaginations afin de structurer aussi bien des organisations sociales que des psychés individuelles. Ainsi, les images inhérentes aux technologies militaires doivent être analysées à la fois selon leur faculté de moduler nos capacités perceptuelles et selon leur capacité à définir nos réalités sociales. Dans Biopolitical Screens[25], Pasi Väliaho rejoint cette idée et étudie l’émergence d’un nouveau modèle néolibéral de subjectivité qu’il nomme le « cerveau néolibéral ». Son ouvrage examine ce modèle à travers l’analyse de différents « écrans », considérés comme des interfaces entre un sujet, une technologie et la visualité. Väliaho se réfère ici au fonctionnement des jeux vidéo de type jeu de tir à la première personne, pilotage de drones militaires et dispositifs utilisés dans les thérapies destinées aux soldats souffrant de traumatismes de guerre (notamment le syndrome de stress post-traumatique). Selon Väliaho, nous sommes aujourd’hui confrontés à un régime de vérité qui s’appuie sur nos capacités cérébrales – capacités que les neurosciences permettent de modéliser et qui sont considérées comme pouvant être manipulées par les technologies numériques afin d’être adaptées aux fonctionnements néo-capitalistes de la société actuelle.

Une série de quatre installations vidéo intitulée Serious Games, réalisée par Harun Farocki en 2013, porte sur les différents écrans qui caractérisent les technologies militaires. Il analyse les images au croisement du jeu vidéo et de la simulation utilisée lors de l’entraînement des soldats, ainsi que ces mêmes images utilisées dans les thérapies par exposition destinées aux militaires traumatisés. Le premier volet Watson is Down est basé sur des programmes d’entraînement de militaires américains. On voit des soldats dans la base militaire de 29 Palms en Californie face à des écrans montrant des paysages afghans ou irakiens et des scénarios de simulation de guerre. Le second, Three Dead, montre un terrain d’entraînement à 29 Palms, installé dans le paysage californien avec de nombreux figurants. Le volet Immersion traite des images thérapeutiques – ou de « thérapie virtuelle » – montrant la présentation de la technologie immersive « Virtual Iraq » par son créateur lors d’un stage destiné à des psychologues militaires. Le quatrième volet confronte les applications utilisées lors de l’entraînement et celles utilisées lors des thérapies.

Selon Väliaho, les technologies militaires pointent les nouvelles temporalités engendrées par le modèle du « cerveau néolibéral ». Väliaho parle d’une « visualité préemptive » caractérisant notre perception, et dont le pilotage des drones militaires serait paradigmatique. Dans les guerres actuelles, et notamment dans les interventions militaires américaines au Pakistan, en Afghanistan et au Yémen, il s’agit « d’éliminer ces cas d’urgence de façon préemptive par des opérations de précision dans lesquelles les drones jouent un rôle crucial comme chasseur-tueur[26] ». Selon Väliaho, ces actions anticipatrices suivent le modèle de la cognition automatique qui repose sur des présomptions. La technologie des drones et son contrôle à travers des écrans à distance favorisent les sentiments de menace et le passage à l’acte de gestes préventifs dépendant de suppositions. Désormais, la menace ne vient plus du champ visé, mais des affects et impulsions de celui qui vise. Chez Väliaho, on retrouve la distinction entre les deux temporalités pensées par Virilio. Si le fonctionnement des technologies de drones est emblématique d’un pouvoir anticipateur, les technologies immersives utilisées dans le traitement des vétérans de guerres traumatisés que montre Farocki révèlent la manipulation de la mémoire. Le passé est alors ressenti comme étant extérieur au sujet, un phénomène que Väliaho nomme « passé contingent ». « Virtual Iraq est un exemple de rationalité gouvernementale qui prend en charge des processus de subjectivation en modulant la capacité du cerveau à configurer le monde tel qu’il transparaît dans la mémoire affective[27]. » Dans cette interprétation de la temporalité de la guerre technologique et de la subjectivité qui en émerge, la notion de trauma et son traitement technologique, neuronal et psychique est paradigmatique d’un sujet manipulable et adaptable.

Marcel O’Gorman nuance la malléabilité du cerveau humain face aux technologies numériques : « Comme le cerveau humain, il est dans la nature même des médias numériques d’être tout aussi malléables[28]. » Contrairement aux thèses déterministes de Väliaho, O’Gorman développe ainsi une notion d’évolution parallèle entre l’homme et la machine dans la lignée de la techno-genèse de Katherine Hayles qui se focalise sur les interactions et les dynamiques co-évolutionnaires[29].

Dans Le conflit des perceptions[30] d’Elsa Boyer,les notions de synchronisation et de perception artificielle offrent une interprétation divergente de celle de l’œuvre de Farocki par Väliaho. Si Farocki parle bien du rapport entre réel, virtuel, perception et modélisation, « ces quatre films ne donnent pas à voir la captation du regard des soldats par le virtuel et ses modélisations, pas plus qu’ils ne dénoncent la fusion entre réel et virtuel[31] ». En associant des dispositifs d’entraînement, de guerre et de thérapie de traumatisme de guerre, Farocki pointe bien « une inquiétante synchronisation de différentes temporalités au sein d’un même vécu[32] ». Pour autant, son travail ne s’y limite pas. Par une concentration sur le contexte d’application des images de simulation, leurs processus de fabrication et leurs dysfonctionnements, Farocki parvient à montrer que ce n’est pas l’illusion, mais l’attention qui est en jeu ici. L’attention implique des notions de conflit entre différents stimuli et pointe moins vers l’idée de synchronisation que vers un certain type de perception artificielle. Par cette perception, il n’est pas tant question de reproduire des événements du passé vécu par le soldat, mais plutôt de les répéter – répétition qui n’est jamais qu’une simple synchronisation entre le passé et le présent.

 

Trauma, virtualité et mémoire

La répétition ainsi que les questions de la technologie militaire et du trauma se manifestent avec puissance dans le travail d’Omer Fast. En 2011, l’artiste réalise le film 5000 Feet is the Best, qui traite, selon l’artiste, du traumatisme causé par la guerre high-tech et à distance[33]. Ce projet a été réalisé à partir d’entretiens menés en septembre 2010 avec un ancien opérateur de drones Predator de l’armée américaine. Avec l’aide d’acteurs, le film, monté en boucle, reconstitue l’entretien de façon décousue dans un hôtel de Las Vegas. Les scènes sont interrompues par des vues aériennes commentées avec des détails techniques sur la technologie des drones. La discussion entre l’artiste et l’opérateur se répète trois fois avec de légères différences. Trois histoires sont racontées par l’opérateur et mises en scène avec d’autres acteurs dans différents décors. Ces histoires étranges, portant sur la tricherie, le mensonge et l’imitation, semblent décontextualisées, mais se relient de façon abstraite à la guerre menée à distance. Dans Théorie du drone[34], Grégoire Chamayou montre que les opérateurs de drones militaires se trouvent dans une situation ambiguë. À la fois au plus proche des événements de la guerre en tant qu’acteurs principaux, ils en restent simultanément à distance. Ils appartiennent ainsi à deux régimes moraux différents : « Par eux passe la contradiction de sociétés en guerre au dehors mais vivant au dedans comme si elles étaient en paix. Eux seuls sont dans les deux, précisément à la charnière de la contradiction, écartelés sur place entre les deux pôles[35]. »

Chamayou dément la validité du syndrome de stress post-traumatiques appliqués aux opérateurs de drones, du fait que ces militaires ne sont jamais menacés physiquement. Quant aux opérateurs de drones dans le travail de Fast, il semble utile de penser la notion de trauma non pas tant comme une névrose individuelle, que comme ce que Catherine Malabou nomme « trauma sociopolitique » : « Par ce terme générique, il faut entendre tous les dommages causés par l’extrême violence relationnelle[36]. » Selon Malabou, le trauma est aujourd’hui intrinsèquement lié à une perte de sens fondamentale et à la dissimulation de son intentionnalité. Fast se concentre sur la figure de l’opérateur de drone déchiré entre perception humaine et cognition machinique, entre distance et proximité face aux événements de la guerre. Son film articule la notion de trauma et la perte de sens dans des contextes où les enjeux actuels et virtuels de la guerre sont difficiles à distinguer, sans pour autant prétendre à une quelconque déréalisation. Selon T. J. Demos[37], son « défi est celui de l’expression, un processus qui permet au sujet de traverser et de dépasser le trauma ». 5000 Feet is the Best dénonce les effets d’une guerre extrêmement technologique et menée à distance par un recours au trauma. Mais au lieu de représenter le trauma, cet événement psychique – et notamment la temporalité qu’il engendre – devient le prisme à travers lequel s’articulent les effets de la guerre. C’est-à-dire que l’artiste intègre à la structure même du film les éléments caractéristiques du trauma : répétitions, disjonctions et dissociations. Il en émerge une interprétation de la temporalité productrice de mémoire. Cette mémoire n’est jamais pleine ; elle s’avère toujours étroitement liée à l’oubli et à l’amnésie. Les séquences et récits déconnectés soulignent l’intérêt de Fast pour le trauma, mais également pour la représentation à une époque de surabondance informationnelle. Comme le montre Renée Bourassa[38], les technologies de la mémoire externalisée pointent, plus que jamais, une dialectique entre mémoire et oubli. L’hypermnésie de la société actuelle, ou excès pathologique de mémoire, doit ainsi être pensée en termes de codétermination de la mémoire et de l’oubli.

Dans son article Benjamin, Trauma and the Virtual [39], Allen Meek confronte les discours sur la virtualisation de l’espace et du temps aux théories du trauma développées à partir des thèses de Walter Benjamin. Si les discours sur le virtuel insistent, avec le développement des médias numériques, sur la synchronisation et l’absorption de tout événement dans l’immédiat de sa représentation, les théories du trauma mettent en avant les héritages non-résolus de violences commises par les générations passées. Meek explique que la conjonction des discours sur la virtualisation et le trauma s’est exprimée de façon particulièrement évocatrice suite aux événements du 11 septembre 2001 : différentes théories sur la déréalisation du temps et de l’espace s’accompagnaient d’une négligence des événements passés ou, selon Clément Chéroux, d’une « standardisation de la mémoire[40] ». Meek explique : « Désormais, une telle conjonction du virtuel et du trauma demande à être conceptualisée différemment : en tant qu’interruption potentielle et radicale de l’expérience habituelle par laquelle notre sens du passé aussi bien que du présent peut être reconfigurée[41]. »

C’est ce genre d’interruption qui se manifeste dans l’œuvre de Fast. Les histoires décousues, agencées de manière incohérente et étonnante, dévoilent une coprésence temporelle intimement liée aux événements de la guerre high-tech et au trauma, ouvrant en même temps à un concept tout à fait autre de la virtualité, qui rejoint celui, créatif, de Deleuze et de Lévy. Si, chez Fast, le passé, le présent et le futur sont inexorablement liés dans leur surgissement simultané, il n’en émerge pas pour autant une dépossession du temps, mais la possibilité d’une réflexion sur le passé aussi bien qu’un « début », impliquant selon Edward Saïd[42], un sentiment de perte. En proposant une perception du présent qui se mêle aux perceptions du passé et qui pointe en même temps vers l’avenir, Omer Fast parvient à réinterpréter la temporalité engendrée par les technologies de la guerre à distance. À travers les narrations de son film dont la structure relève du trauma, Fast met en œuvre une coprésence du passé, du présent et du futur qui va à l’encontre du « temps réel » mortifère ainsi que de la colonisation du passé et de la « visualité préemptive ». Dans la lignée de la notion de « visualité », le questionnement des processus de subjectivité à l’ère de la guerre high-tech qui émerge de l’œuvre de Fast dépasse les phénomènes de la perception et de la cognition et touche aux affects et aux imaginaires, ainsi qu’à la façon dont nous nous situons au sein du « trauma sociopolitique ».

 

[1]     Paul Virilio, La machine de vision, Galilée, Paris, 1988, p. 125.

 

[2]     Jordan Crandall, « Vision armée », in Multitudes, no15, 7 février 2004, p. 63-74, Source Internet : www.cairn.info/revue-multitudes-2004-1-page-63.htm, consultée le 19/11/2015

 

[3]     Ibid.

 

[4]     Jonathan Crary, L’art de l’observateur, Vision et modernité au XIXe siècle, (1990), traduit de l’anglais par Frédéric Maurin, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1994, p. 01.

 

[5]     Katherine Hayles, « Non-conscient cognitif et algorithmes de trading automatisé », in Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld, Pierre-Cassou-Noguès et Sara Touiza, Le sujet digital, Labex Arts-H2H / Presses du réel, Saint-Denis / Dijon, 2015.

 

[6]     Paul Virilio, op. cit., p. 140.

 

[7]     Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, Gallimard, Paris, 1978.

 

[8]     Daniel Charles, La Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, PUF, Paris, 2001.

 

[9]     Ibid., p. 56.

 

[10]   Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Galilée, Paris, 1991.

 

[11]   Harun Farocki, « Eye », in Ursula Frohne, Thomas Y. Levin et Peter Weibel, éd.CTRL [SPACE], Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Karlsruhe, ZKM/Center for Art and Media, 2002.

 

[12]   Klaus Theweleit, « Neues und Altes vom brennenden Busch », in Lettre internationale no12, printemps 1991.

 

[13]   Harun Farocki, op. cit., p. 423, tr. AZ.

 

[14]   Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981.

 

[15]   Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, Paris, 1999.

 

[16]   Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995.

 

[17]   Rob Shields, The Virtual, Routledge, Londres/New York, 2003.

 

[18]   Pierre Lévy, op. cit., p. 10.

 

[19]   Katherine Hayles, Electronic Literature, New Horizons for the Literary, University of Notre Dame, Notre-Dame/Indiana, 2008, p. 104.

 

[20]   Lev Manovich, « Modern Surveillance Machines, Perspective, Radar, 3-D Computer Graphics, and Computer Vision », in CTRL [SPACE]…, op. cit.

 

[21]   Martin Jay, Downcast Eyes, The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 1993.

 

[22]   Hal Foster, « Preface », in Vision and Visuality. Discussions in Contemporary Culture, The New Press, New York, 1999.

 

[23]   Martin Jay, op. cit., p. 9, tr. AZ.

 

[24]   Nicholas Mirzoeff, The Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Duke University Press, Durham, 2011.

 

[25]   Pasi Väliaho, Biopolitical Screens. Image, Power, and the Neoliberal Brain, MIT, Londres/Cambridge, Massachusetts, 2014.

 

[26]   Ibid., p. 53.

 

[27]   Pasi Väliaho, op. cit., p. 75.

 

[28]   Marcel O’Gorman, « Introduction à la démence digitale », in Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et Sara Touiza, éd. Le sujet digital, Presses du réel/Labex Arts-H2H, Rennes/Paris, 2015, p. 132.

 

[29]   Katherine Hayles, op. cit., p. 113.

 

[30]   Elsa Boyer, Le conflit des perceptions, MF, Paris, 2015.

 

[31]   Ibid., p. 106.

 

[32]   Ibid., p. 110.

 

[33]   Omer Fast, « Entretien avec Omer Fast », in Omer Fast, Le présent continue, Paris/Gateshead/Aalborg, Jeu de Paume/BALTIC Centre for Contemporary Art/KUNSTEN Museum of Modern Art, p. 204.

 

[34]   Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, Paris, 2013, p. 160.

 

[35]   Ibid., p. 172.

 

[36]   Catherine Malabou, Les nouveaux blessés, De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Bayard, Paris, 2007, p. 37.

 

[37]   T. J. Demos, « War Games, A Tale in Three Parts », in Omer Fast, 5000 Feet Is the Best, Sternberg Press, Berlin, p. 81.

 

[38]   Renée Bourassa, « Enjeux de la mémoire : Entre hypermnésie et mémoire », in Le sujet digital, op. cit.

 

[39]   Allen Meek, « Benjamin, Trauma and the Virtual », in Transformations, no15, novembre 2007, Source Internet : www.transformationsjournal.org/journal/issue_15/article_02.shtml, consultée le 6/11/2015.

 

[40]   Clément Chéroux, Diplopie, L’image photographique à l’ère des médias globalisés, Essai sur le 11 septembre 2001, LePointduJour, Paris, 2009, p. 98.

 

[41]   Allen Meek, op. cit.

 

[42]   Edward Saïd, Beginnings : Intention and Method, (1975), Columbia University Press, New York, 1985.