Commentaires et littérature critique

«Il a pressenti la domination du visuel»

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Libération 14 Juin 2006Claire Parnet, interlocutrice privilégiée de Gilles Deleuze (cf. le volume Pourparlers et le DVD l’Abécédaire), et Richard Pinhas, musicien expérimental, fondateur du site www.webdeleuze.com, sont coresponsables de ce Gilles Deleuze, cinéma.http://www.liberation.fr/page.php?Article=389980

D’où proviennent ces enregistrements?

Richard Pinhas . La cassette audio est inventée dans les années 70. Moi,
je suis musicien, j’ai un magnéto et quand je commence à suivre les
cours de Deleuze, je décide de les enregistrer, pour mon plaisir. J’ai
suivi tous les cours de Deleuze et je possède donc un fonds énorme de
cassettes, qui couvrent plus de dix ans d’enseignement. Le cours sur le
cinéma a duré trois années, à raison de deux heures et demi de cours par
semaine, six mois par an.

Qui assiste à ces cours?

R.P. Un tiers d’étudiants de philosophie, un tiers d’agitateurs qu’on
appelait les «happenings», un tiers d’étrangers de passage, et un tiers,
si on peut dire, d’artistes de toutes provenances : des peintres, des
cinéastes…

Claire Parnet. Une bonne moitié de l’auditoire n’est pas universitaire.
Les cours ne se déroulent pas en amphithéâtre parce que Gilles ne
voulait pas. On est donc dans des baraquements jouxtant une autoroute.
Il y a un combat du professeur magistral avec le bruit ambiant.

Comment avez-vous procédé pour aboutir à ces six CD?

R.P. Les deux premières fois qu’on a fait des CD à partir de ces
enregistrements, des cours sur Leibnitz et Spinoza, c’était relativement
simple parce qu’il s’agissait de conférences que l’on pouvait donner
quasi intégralement. Cette fois, c’était plus difficile parce qu’il
fallait faire une synthèse, procéder par prélèvements et coupes dans des
archives de 400 heures.

C.P. Au début, Deleuze a une idée du temps bergsonien qu’il pense
pouvoir analyser beaucoup plus rapidement que ce qu’il va devoir faire
en définitive. Comme il expérimente son cours et sa pensée dans un même
mouvement, il réalise à quel point il s’est lancé dans une entreprise de
longue haleine. Il y a des moments où on sent qu’il perd courage. Il
fallait essayer de donner une vision cohérente de ces trois années sur
la pensée-cinéma. On a gardé le premier cours dans son intégralité dans
lequel il explique son projet. Le deuxième cours sur les trois types
d’images est monté, en abandonnant des pans entiers de développement
plutôt hard philosophiquement sur Kant ou Whitehead ou Pierce. Le
troisième cours explique la transformation du cinéma d’action à un
cinéma de perception pure et on a privilégié des approches par
cinéastes, notamment le long passage sur Visconti.

Outre ces coupes, avez-vous dû retravailler le son ?

R.P. Soit on rendait un son parfait et on perdait le timbre de Deleuze
qui est à la fois très froid et aussi chaleureux, électrique, abrasif.
Un timbre très particulier. Les moyens techniques permettent aujourd’hui
de gommer le souffle, les bruits mais au prix d’une disparition des
couleurs vocales de Deleuze, avec cette voix carrément hypnotique.

C.P. Il sait très bien jouer sur l’auditoire de modulations de timbre,
parfois la voix est haut perchée puis elle devient grave. Il n’était
jamais interrompu pendant le cours, on lui passait des questions à la
fin, sur lesquelles il pouvait revenir le cours suivant. On sent aussi
dans ces enregistrements les moments où sa pensée se fatigue. Il patauge
et subitement il dit quelque chose qui le réveille et alors ça part très
loin. Il disait toujours que pour intéresser un public, il fallait qu’il
se surprenne lui-même, il ne pouvait pas se contenter de lire des notes
ou de répéter des notions déjà écrites dans les livres. Les livres sont
toujours postérieurs au travail effectué en cours.

Pourquoi décide-t-il en 1981 de se lancer dans cette conceptualisation
sur le cinéma?

C.P. On entre avec les années 80 dans les années de plomb de la
philosophie, avec l’émergence de moralistes tels qu’André
Compte-Sponville ou Luc Ferry, qui marquent un retour à la vieille
philosophie, avec les interrogations ancestrales sur la morale, le beau,
etc. Deleuze cherchait donc à se tourner vers un objet nouveau et
relativement peu pensé. Deleuze n’était pas un cinéphile, le cinéma
l’avait frappé enfant à travers des films populaires, des westerns. La
philosophie l’a accaparé et il ne passait pas son temps à la
cinémathèque. Ce n’était pas sa culture, mais quand il a commencé à
travailler sur le sujet, il a vu beaucoup de films et il adorait
Visconti. Godard aussi a été un choc.

Il y a aussi cette idée que le cinéma est déjà en phase terminale et les
développements sur le monde aristocratique chez Visconti sont les plus
lyriques, comme si Deleuze sentait qu’il vivait lui aussi à la fin d’une
époque…

C.P. Quand il fait son long et magnifique passage sur Visconti et
l’aristocratie, il y a une espèce d’adéquation absolue. Deleuze pense à
ce moment-là que le cinéma n’est peut-être pas mort puisqu’il se diffuse
et se multiplie partout dans un univers d’écrans, mais qu’il faut se
presser pour sauver ce qu’il contient encore de pensée. On entre dans un
monde de communication, le cinéma et la philosophie peuvent passer du
côté de la communication, ce qui le rend fou de rage. C’était aussi
l’époque où il discutait souvent avec Daney. Deleuze est visionnaire, il
sent qu’une révolution est en cours qui est la domination du visuel.

R.P. Il a dit très clairement que quand le cinéma allait se donner les
moyens du montage virtuel, on entrerait dans le fascisme, texto. Quand
on se met à manipuler les images sans limites, il y a danger. Et c’est
Deleuze, grand penseur pourtant du virtuel, qui met en garde contre
certaines dérives technologiques.

Vous allez continuer ces éditions de CD?

R.P. En 2000, on frappé à la porte d’une une dizaine d’éditeurs et aucun
n’était intéressé. Gallimard était sur le point d’arrêter la collection
«A voix haute». Ils se sont dits partants pour un CD Deleuze mais qu’il
faudrait en vendre au moins 5000 exemplaires pour espérer continuer. Le
Deleuze sur «Spinoza, immortalité et éternité» s’est écoulé en un an et
demi à 17 000 exemplaires. Du coup, on a sorti le Leibniz («Ame et
damnation») et on pourrait faire des CD avec les cours sur
«L’anti-oedipe» ou «Qu’est-ce que la philosophie?», mais rien n’est
programmé pour l’instant.

C.P. Il existe des cours préparatoires au livre Mille Plateaux qui sont
de véritables splendeurs, avec des développements de sa pensée politique
qui sont d’une actualité fabuleuse. Il faut espérer qu’on aura la chance
de les éditer.