Critique de la politique

“J’avais un impératif besoin de liberté”

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Note de lectureIl y a des rituels qui ne se démentent jamais, ou rarement. Ainsi Guy E. Debord, si scandaleux de son vivant – au point qu’on lui prêta bien des passions et des activités coupables, du terrorisme au trafic d’oeuvres d’art en passant par la mégalomanie –, est devenu post mortem sujet de coteries fort assidues. Qui parmi les intellectuels, écrivains et faiseurs d’opinion en vue du moment, en effet, n’a pas tenté de capter un tant soit peu de la « gloire du défunt » en évoquant soudain une rencontre fortuite, une relation passée (réelle ou supposée), un penchant admiratif de toujours pour le situationnisme, ou en se livrant tout simplement au commentaire d’une pensée soudain devenue incontournable ? Cela d’autant plus à « bon compte » aujourd’hui que l’on ne risque plus désormais de se voir démenti et ridiculisé de façon cinglante par ledit Guy E. Debord, dans un de ces opuscules au vitriol dont il avait le secret. Le livre de Jean-Michel Mension, La Tribu [[Jean-Michel Mension, La Tribu, éditions Allia, 1998, Paris., n’a rien à voir de près ou de loin avec ce macabre rituel de la momification intellectuelle. A partir d’une série d’entretiens avec Gérard Berréby et Francesco Milo, réalisés du 15 janvier au 4 mars 1997 dans divers cafés parisiens (le Mabillon, le Mazet, la Palette, etc.), Jean-Michel Mension nous livre une « contribution à l’histoire de l’Internationale situationniste et son temps » (suivant l’intitulé apposé par l’éditeur) qui sonne comme une reconstitution riche et précieuse sur le passage de quelques personnages à travers une assez courte unité de temps. Loin des simulations laborieuses ou des froides chronologies universitaires, un fragment brut de subjectivité : récit à la première personne d’un temps et d’un lieu où se sont retrouvés ceux qui deviendront ensuite célèbres et ceux qui sont restés anonymes, ceux qu’on a oubliés et ceux qui se sont perdus, mais qui partageaient « un impératif besoin de liberté » par rapport à ce monde, et se le sont (un temps du moins) offert ensemble.

Nous voilà donc projetés au tout début des années cinquante, dans le Quartier latin, où le jeune Mension – fils de militants communistes et résistants, en rupture de ban familial – débarque un beau jour, à seize ans, sans le sou en poche et quelques lectures plein la tête. A l’époque, « le quartier » c’est d’abord les bars et la vie qui s’y égaille. Le Dupont-Latin, en premier lieu, point de départ obligé, où « il y avait encore des yaourts comme consommation, on buvait encore du lait fraise, des horreurs de ce genre », avant de passer tout de même aux choses un peu plus sérieuses dans les surprises-parties de l’après-midi. Puis la dérive, un peu plus loin, pour ceux qui osaient, jusqu’au Mabillon, dans le « vrai quartier ». Un lieu résolument central que le Mabillon : « Il y avait beaucoup de ce qu’on appelait les philosophes de bar, des gens comme ça, qui péroraient. Mais qui à l’époque m’impressionnaient un peu quand même. Déjà, parce qu’ils avaient au moins vingt ans. C’étaient des bavards qui avaient leur petite cour, qui avaient lu quelques trucs de très loin, en général sans bien comprendre. La grande mode, alors, c’était quand même Sartre, c’était l’existentialisme : les gens, les touristes, venaient au quartier pour voir les existentialistes, et il y avait un certains nombre de zozos qui tenaient des discours, qui jouaient le rôle pour se faire payer à bouffer, pour se faire payer à boire. « Pour Jean-Michel c’est aussi l’époque des voyages : l’Italie, la Côte d’Azur, Bruxelles. Avec une parenthèse de quarante jours en maison de correction en Belgique. La démerde aussi : la récupération de vieux papiers ou de plomb pour les vendre au poids, un peu gigolo parfois, des petits larcins divers, le vol de bouteilles de vin dans des caves… Puis il y a le passage chez Moineau, le bistrot « le moins cher de Paris ». Un lieu incroyable. Un bouge, diraient d’aucuns. Ici, plus de philosophes de comptoir, plus de folklore existentialiste, juste des destins qui se croisent. Une tribu bigarrée qui se mêle, picole encore et toujours, fume du hasch (certains, comme Jean-Michel, tâtent aussi de l’éther, mais en dehors du bistrot, parce que « ça sentait mauvais »), traîne avec les « Arabes », joue aux échecs, chante, se raconte des livres, combine des coups et monte des scandales parfois, se joue de la fidélité amoureuse et exhibe éventuellement son homosexualité. C’est dans ce lieu érigé en quartier général du débordement permanent que se noue, tout à fait naturellement, la rencontre entre ceux de l’Internationale lettriste naissante – Guy E. Debord, Gil J. Wolman, Jean-Louis Brau – et quelques « mauvais garçons « de la trempe de Jean-Michel. Quelques filles aussi. « Si c’était pour foutre le bordel j’étais évidemment d’accord. Aucun problème. « Une terrible envie commune de défaire le monde qui les fera se livrer à tant d’excès. Le jeune Jean-Michel, qui vient de fêter ses dix-huit ans dans l’ivresse, passe des heures à boire et à discuter avec Debord. Il habite un temps avec Jean-Louis Brau chez Gil Wolman. Il rencontre Eliane, qui avait été la petite amie de Debord, qui sera son épouse, puis plus tard celle de Jean-Louis Brau. Zone avec Joël Berlé, qui deviendra légionnaire (pour échapper à la prison), puis mercenaire au Katanga. Il écrit un texte dans Potlatch, numéro 2, le bulletin ronéoté de l’IL. Il passe sa nuit de noces (comme beaucoup d’autres nuits cela dit) au commissariat de police de Saint-Germain. Se lie avec Jean-Claude Guilbert pour de longues années encore. Participe à un film (jamais terminé) de Raymond Hains. Est arrêté, et condamné, avec Auguste Hommel pour « vol à la roulotte ». Il participe aussi à quelques séances de poésie lettriste au Tabou à Saint-Germain-des-Prés, ou ailleurs. Il part un jour, avec Brau et Wolman, perturber le vernissage d’une exposition surréaliste à la galerie l’Etoile scellée (mais ils finissent au commissariat pour ébriété bien avant d’arriver)… Et puis il y a Fred, Ivan, Michèle, Sarah, Sacha et tant d’autres participants aux épisodes rocambolesques du quartier. Un tourbillon de vie qui fera dire à Guy E. Debord, bien plus tard, dans In girum, avec cette sorte de nostalgie très caractéristique : « C’est une grande chance que d’avoir été jeune dans cette ville quand pour la dernière fois elle a brillé d’un feu si intense ».

C’est dans cette époque aussi que prend forme la théorie de la dérive, qui sera chère aux situationnistes. « Les premières vraies dérives ne se distinguaient pas du tout de ce qu’on faisait en temps normal. » Le hasard de la grève des cheminots de l’été 1953 facilitera les choses. On n’hésite pas à marcher dans la ville, à faire du stop, à passer de troquet en troquet, à dormir ici ou là à l’occasion. La théorie se structure d’abord en actes dans l’aventure de la vie quotidienne. Comme les slogans lettristes : « Ne travaillez jamais ! », « C’était un mot d’ordre qui faisait absolument l’unanimité, et c’est l’un des premiers qui est réapparu à Nanterre en 68 ». Un certain René Leibé ne prenait-il pas ainsi soin de porter des ongles longs de dix centimètres pour prouver qu’il « ne travaillerait jamais » ? Dérive encore : le petit groupe autour de l’IL finit par migrer, pour des raisons encore obscures, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, que les conjurés s’obstinent à désigner par anticléricalisme comme la rue de la Montagne-Geneviève. En juin 1954, Jean-Michel Mension est exclu, avec d’autres, de l’Internationale lettriste : motif d’être simplement « décoratif » (annonce faite dans Potlatch numéro 3). L’art de la rupture propre à Debord sans doute. Tous ceux de chez Moineau, ou presque, y passeront. « Quand il y avait une tournée, je ne payais pas le verre de Guy, et Guy ne payait pas le mien [… Bon, c’était le rituel, on ne s’adressait pas la parole. Jamais ne m’est venue l’idée de lui causer et lui non plus, ça ne se faisait pas ces choses-là. » Les routes se séparent donc, l’aventure au quotidien continue, d’un trait, pour un temps encore. Retour chez Moineau. Création d’un journal parlé, Le Petit Stupéfiant, avec François Dufrêne : lu sur un banc place Saint-Sulpice. Toujours les bars, le hasch, l’ivresse sans mesure. Jean-Michel Mension témoigne de tout cela avec des mots pleins de tendresse, une foule de détails et d’anecdotes, soulignés par de nombreuses photos, coupures de presse ou citations, qui restituent les parcours qui se sont croisés là. Evocations vivantes de situations vécues. Avec un brin de nostalgie certes, mais loin de toute mythologie. La reconstruction de la mémoire, comme une sorte de retour vers le futur. Et non sans une certaine malice, que l’on n’a aucun mal à saisir dans son regard lorsqu’il conclut à sa façon en disant : « Moi j’ai pris une voie de traverse politique différente, j’ai travaillé contrairement à Guy qui dit qu’il n’a pas travaillé, mais sur le fond je crois qu’on a pas changé. Moi je suis toujours sur les mêmes positions, même si elles se traduisent politiquement par des choix tactiques tout à fait différents. L’important c’est de persévérer, de tenir jusqu’au bout, jusqu’à la fin [… Je reste toujours sur les vieilles idées qu’on avait, qu’il faut absolument détruire ce monde, et pas seulement parce que Marx l’a dit et pas seulement parce que la classe ouvrière est la seule qui soit révolutionnaire jusqu’au bout ; mais parce que, comme Guy, je crois, on ne peut pas vivre, ni lui ni moi, dans cette société. Je suis toujours resté borderline, j’ai toujours été alcoolique… ». Une page se tournera pour le jeune Mension, plus radicalement d’une certaine façon, avec le départ à l’armée : pour l’Algérie. Après il y aura l’adhésion au PCF, puis le passage chez les trotskistes. Les internationaux lettristes poursuivront leur chemin en participant à la constitution de l’Internationale situationniste. Puis le joli mois de mai et l’opposition radicale entre les avant-gardes. Il y aura d’autres, beaucoup d’autres exclusions dans l’IS. En se sabordant, en 1972, celle-ci laissera bien plus de suiveurs que d’esprits libres. Debord deviendra le « monstre sacré » dont on s’arrache la dépouille aujourd’hui. Une autre histoire… et en même temps un peu la même qui continue. Qu’on le croise dans une manif de sans-papiers ou devant un verre, dans un de ces bars dont il a gardé le goût et le secret, Jean-Michel nous convainc en tout cas qu’il reste bien fidèle à l’esprit frappeur qui animait cette « tribu », dispersée depuis longtemps : un impératif besoin de liberté et la conviction qu’il faut, encore et toujours, la prendre.