Introduction

Art TV Clash

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Télévores, téléclastes, sur les régimes d’immersion dans l’image mobileDeux ordres d’idées ont présidé à la naissance de ce numéro spécial de la revue Multitudes.

1. L’art contemporain n’est pas resté inerte face au phénomène télévision, depuis son émergence jusqu’à sa mutation-disparition dans les limbes du numérique de notre aujourd’hui. À l’instar d’un Nam June Paik, l’art a parfois suivi, parfois précédé les métamorphoses de cette institution, longtemps restée hors champ des pratiques artistiques enseignées[[La contribution de Pascale Cassagnau à ce dossier et l’échantillon des images retenues dans le dossier Icônes.. Des artistes contemporains, des cinéastes ont pu et peuvent contribuer aux programmes, contrairement au double cliché qui voudrait que la télévision dans sa forme actuelle soit un médium par définition idoine à du « contenu culturel » ou au contraire par essence irrécupérable. 31 artistes ou collectifs d’une grande exposition à Berlin montrent et démontrent ces rapports aussi riches que complexes entre la puissance critique et poétique de l’art et ce qui fut pendant longtemps le cœur médiatique de nos foyers. Sylvie Boulanger présente ici ceux qui sont repris dans la partie Icônes de ce numéro spécial. Une réplique de l’entretien de Syvie Boulanger avec François Curlet souligne assez ce qui était un paradoxe et qui va devenir un lieu commun :

« SB : Où regardes-tu les programmes télévisés ?

FC: INA, YouTube, hôtels…

SB : As-tu une télévision?

FC: non ! »

2. Les contributions écrites (articles, entretiens) de ce numéro qui ne viennent pas des artistes illustrent différemment un message tout à fait convergent : La télévision n’est plus ce qu’elle a été. Elle a une autre vie devant elle, au-delà du meuble. Bref une autre télévision est possible, intégrée ou non à une myriade d’écrans, de la console de jeux au téléphone mobile. Il suffit pour réaliser cette transformation d’être attentif aux déplacements qui se sont opérés dans la nature de la petite lucarne et dans les dispositifs et les régimes d’émission que l’arrivée de l’Internet et la numérisation ont provoqués. Malini et Antoun citent ainsi trois exemples récents de contre-construction de l’information des multitudes qui démontent le travail de convergence manipulatoire des grands médias lors de la grève avec occupation de l’Université de Sao Paulo en 2008, au moment des élections présidentielles iraniennes ou encore de l’éviction du Président Zemaya en Honduras[[En Europe, l’usage des SMS démonta la manipulation du gouvernement espagnol à propos des attentats de Madrid qui tentait de les imputer à l’ETA en convoquant une manifestation monstre qui renversa Aznar.. Biocontrôle et biopouvoir sont contrés par une biopolitique expérimentale.

De la critique de la télévision aux arts de la critique politique

D’un côté donc, les interventions dans le domaine artistique de trois centres à cheval sur le Rhin : l’Halle für Kunst de Lüneburg, la Kunstvereine Harburger Bahnhof de Hambourg et le Centre National de l’Estampe et de l’Art Imprimé de Chatou[[À l’occasion d’expositions se tenant début octobre 2010 dans ces trois centres, des contributions d’artistes contemporains autour de la télévision sont présentées. Le présent numéro leur sert de catalogue.. L’idée de Sylvie Boulanger, directrice du CNEAI et largement associée depuis des années à la réflexion de la revue Multitudes sur l’art contemporain, au sein de la rubrique Icônes, de réaliser ce numéro spécial multilingue de Multitudes, autour des enjeux théoriques et artistiques des transformations de la télévision, ne pouvait mieux tomber.

Ce numéro constitue une défense et illustration de la méthode choisie par Multitudes, d’entremêler et de tisser, au sein sa partie transversale Icônes, la carte des pratiques d’intervention artistiques avec la trame de théorie critique (Voir le numéro 15 sur l’art contemporain et le numéro HS Transmission), non sans une « pensée de derrière » quant à ses effets dans le champ (quelque peu dévasté) de ce qu’on appelle la politique dans l’Occident Monde.

En effet, Multitudes n’a cessé depuis sa création de croiser l’art, la société, les enjeux politiques et les technologies numériques. Une bonne partie de la critique sociale et de la politique a déserté les formes académiques disciplinaires ou l’arène institutionnelle pour la caméra des vidéastes professionnels comme d’ailleurs de certains « amateurs ». Une belle part de l’art contemporain a ainsi déserté le figuratif, le grand, le beau, le sublime, les genres, et les disciplines. Il traduit de façon éminente les nouvelles mobilisations intellectuelles alors même que l’intellectuel canonique, celui de l’affaire Dreyfus, a bien vieilli, que l’expert est contesté, et qu’est donc mise en cause avec lui une forme de la politique contemporaine. Disons pour être poli que la politique est restée, dans sa rhétorique, à l’âge de Delacroix.

Penser la télévision pour mieux décrypter l’hier et l’aujourd’hui

La mise en exergue des arts mineurs, ou plutôt le devenir mineur de l’art, a souvent précédé l’éloge philosophique de l’ordinaire[[Voir le travail de Stanley Cavell sur le Cinéma américain, le dernier Wittgenstein ou les récentes interventions de Sandra Laugier., faisant écho ou devançant un principe retrouvé : que ce qui est personnel est aussi de la politique, tandis que le bien commun ne se trouve plus forcément dans les biens publics.
Le support, longtemps tenu pour subalterne, a été élevé à la dignité de sujet à part entière. L’attrait des objets contemporains les plus industriels, les plus banalement quotidiens, a opéré dans le domaine artistique une remise en cause de même ampleur que ce qu’avait fait la sociologie de Park de l’école de Chicago pour la sociologie.

La crise du public de l’art contemporain, de l’idée même d’œuvre et du système d’évaluation avait été déjà au cœur de la naissance de l’art moderne entre 1890 et 1920. Mais, c’est autour de la communication que la sociologie critique de l’art contemporain a pris son essor. La communication de l’art à une échelle de « masse » puis l’art de la communication politique (de la propagande totalitaire aux conditionnements publicitaires en passant par toutes les formes de représentation), ont été relayées par l’émiettement infini du public artistique en même temps que par une concentration industrielle des moyens de communications à côté de laquelle les trusts, les Konzerns et autres Zaibatsu ou Chaebols sidérurgiques semblent d’aimables plaisanteries.

Penser les programmes, les grilles, la culture à la télévision sans soulever ces questions principielles risque fort de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau. Ici, comme en matière de communication en général, la scène demeure dominée (voire encombrée) par l’École de Francfort et par ses épigones (à distinguer). Un trait commun des contributions de ce numéro, qu’elles viennent d’excellents spécialistes comme Eric Macé, des artistes ou bien de membres de la revue Multitudes est qu’elles s’accordent toutes à des titres et de degrés divers pour sortir de la problématique réductrice de la seule domination. Les artistes contemporains, à commencer par Andy Warhol, ont découvert divers usages détournés du petit écran[[Voir l’article de Lynn Spigel « Warhol’s Everyday TV», ainsi que l’entretien de Britta Peters avec Marko Kosnik, Stefan Doepner et Borut Savski sur leur expérience « Piazza Virtual TV»., confirmant s’il en était besoin la nécessité d’observer les « espaces de liberté » ou d’autonomie des médias, nombre d’entre eux s’étant créé bien avant la révolution numérique de l’Internet et du Web 2.0.

De la glorieuse ORTF à l’enterrement du meuble TV

La télévision, ce cinquième pouvoir associant la radio ubiquitaire des années 1920, à l’image d’Etat puis au design de tout appartement des classes moyennes puis à l’ensemble des ménages, est devenue l’arbitre politique absolu des scrutins serrés et du basculement des majorités dès le fameux duel Nixon / Kennedy aux États-Unis, puis Mitterrand / Giscard vingt ans plus tard en France. Au temps où être ou ne pas être passait par le petit écran, réalité qui s’était imposée aussi bien aux putschistes des barricades d’Alger et au Général de Gaulle qu’aux marques de lessives, la radio-télévision ORTF fut dans l’hexagone le donjon du régime comme l’atteste encore l’architecture de ses bâtiments du seizième arrondissement parisien sur le bord de la Seine, aujourd’hui dédiés pour l’essentiel aux radios publiques françaises. La déconcentration a permis à l’information de pénétrer l’espace « privé », reléguant la « société civile » au rang de mythe intéressé.

Les enjeux économiques liés à la perte de monopole de l’image du cinéma du fait de la multiplication des divers supports (K7, CD puis DVD) et du passage de l’analogique au numérique à peine achevé, ont fait que la télévision n’a été pensée comme un fait social total qu’au moment de son crépuscule. À partir du moment où elle devient mobile, portable sur divers support, son couplage avec la vidéo puis avec YouTube et les trublions du Net en fait paradoxalement une école du décryptage et de déconstruction de la production, de la diffusion et la reproduction d’images[[Voir l’article de Paula Roush « L’essai-TV : comment démystifier les moyens de reproduction des images ? »..

Car la télévision, reine de cœur des foyers, de la salle à manger au canapé du salon, aux chambres d’adolescents, se meurt. Non pas comme une marchandise, car il s’en vend toujours beaucoup aux grands moments sportifs, politiques (Jeux Olympiques, Mondial de football, Coupes d’Europe)… Mais sa domination n’est plus sans partage ni contestation. Son hégémonie a pris fin avec l’interactivité numérique transfrontière que représente l’Internet[[Voir l’article de F. Malini et E. Antoun dans ce dossier.. Les transformations technologiques modifient radicalement le concept jusqu’ici cardinal de l’audience et surtout la possibilité de sa mesure pertinente, ce qui soulève des problèmes de financement[[Voir les contributions de Y. Moulier Boutang et de Y. Citton. Dans ce contexte généralisé du « anything, anytime, anywhere », quel sens garde un programme télévisuel, quelle acception nouvelle revêt le régime du regarder ensemble (synopticon)[[Voir la contribution qui sert de conclusion provisoire à ce dossier. ?

Comment se requalifie, d’elle-même, la pratique de la télévision ? Quels usages alternatifs au meuble, entre l’écran géant de Fahrenheit 51 et l’Ipad ?

Quel est le corps royal de la télévision qui survit à sa belle mort annoncée par Jean-Louis Messika[[La Fin de la télévision, Seuil, Paris, 2006., lui qui avec Dominique Wolton avant chanté la gloire de La Folle du Logis[[La Folle du Logis, « La télévision dans les sociétés démocratiques », Gallimard, 1983. en 1983, c’est-à-dire il n’y a pas si longtemps à l’échelle des hommes mais une éternité à celle des nouveaux médias ?

Avec les artistes pour une télévision de l’ère « postmédia » ?

On aperçoit mieux l’enjeu de l’art contemporain. La télévision, entre le cinéma et la vidéo numérique, révèle des usages de l’image, des équipements, des technologies et surtout des interactions qui contribuent à rapprocher l’image du mouvement et à nous faire passer d’un régime d’immersion monoculturel ou multiculturel à un régime transculturel[[Voir l’entretien à deux voix de Joseph Nechvatal avec Yves Citton « Television Art, Ubiquity and Immersion. A Dialogue of Translation ».. La télévision fait retour, dès son départ, sur l’art, et contribue à son passage au contemporain.

La télévision fascine par la diversité de ses programmes, par l’étendue des conséquences de son fonctionnement et par son audience démesurée. Douze des vingt-huit artistes ayant composé un programme télévisé de dix heures interrogent cet état de fait dans ce numéro spécial de Multitudes et nous livrent les formes de leurs visions.

Le questionnement prend la forme de citations pour Bad Beuys Entertainment, citations porteuses d’une remise en cause schizophrénique de la culture télévisée. À mesure que les jeunes populations devenaient plus métissées, la jeunesse s’intéressait de moins en moins aux redites édulcorées. Le succès inattendu de l’émission YO! MTV raps de Ted Demme et Fab Five Freddy mit des styles urbains afro-américains, chicanos et latinos à la portée immédiate de millions de jeunes, dont la culture se retrouve dans le même temps exposé à l’instrumentalisation et à l’intégration dans une culture commune.

Jean-Marc Chapoulie, qui pratique le métier hybride d’artiste et curateur sur le thème exclusif de l’image télévisée et filmique, formule un travail qui questionne le système spécifique de la diffusion d’images filmées. Intégrant depuis toujours les pratiques du net qu’il met en perspective dans une connaissance érudite de l’histoire de la télévision et du cinéma, il se délecte en plasticien et théoricien du point de vue du spectateur, incluant les problématiques de langages spécifiques, qu’ils soient de l’ordre des habitudes lexicales ou de la syntaxe visuelle. En exemple son fameux documentaire sur le Tour de France qui ne conserve sur 42 heures, que les 55 minutes de cadrages et commentaires purement touristiques sur les régions traversées.

Nicolas Aiello mène une réflexion sur la question du lien conceptuel entre texte et image jusqu’à créer des formes visuelles constituant des écritures non lisibles donc parfaitement regardables. Ces images-textes jouent sur des associations plus inconscientes, plus communes, déjouent la culture privée de la lecture et mettent en lumière la culture publique voire urbaine de l’image : question fondamentale posée par les formes télévisuelles.

Et c’est sans doute la fin du meuble, du meuble télévision, outil devenu icône du XXe siècle. Simon Denny, dans une posture analytique de conservateur et d’archiviste, lui donne sa nouvelle forme : objet de collection. Où l’on suit la transformation de l’outil du quotidien en pièce de conservation, archivée et documentée.

L’image télévisée est elle nécessairement itérative, lente et décomposée, pour laisser la possibilité d’une lecture superficielle, sans acuité. Selon certains analystes, le téléspectateur est anticipé comme quelqu’un ayant du mal à se concentrer. Il faut lui faire garder le fil quoiqu’il arrive et donc répéter, insister, décomposer. Nadim Vardag fantasme sur l’inversion du principe de mouvement formalisé par Etienne-Jules Mareys (1830-1904) dans son zootrope.

La télévision est-il est espace identitaire ? Pour les enfants c’est plus que certain. Espace public par excellence pour Simona Denicolai & Ivo Provoost qui proposent une version light aux accents menaçants des « TV effects on children ».

Le studio télévisé est pour Fabrice Hyber un milieu expérimental de la formulation de notre pensée plate. En réponse à son invitation à la Biennale de Venise en 1997, il installe un studio de télévision et créé une chaîne de télévision pendant la Biennale de Venise présentant 2 semaines de direct puis 4 mois de différé. C’est la plus grosse production TV dans l’histoire de l’art contemporain de ces dernières années, l’effort a été immense de la part de l’artiste, du producteur / commissaire Guy Tortosa et des équipes, et cela donne une mesure fantasmatique de l’infinie puissance de l’ensemble des chaînes et programmes diffusés mondialement pendant le même temps.
Ceci n’est pas un programme télévisé : derrière la lecture immédiate, les images en mouvements sont parfois d’une complexité telle que l’on peut écrire une histoire de l’indice visuel. Les images présentées dans Multitudes par Matthias Meyer sont tirées de l’écran télévisé filmé par François Truffaut dans Fahrenheit 451.

Bettina Atala examine la réalité de la fiction, à savoir : quel est le process mis en oeuvre pour capter une telle audience. Toutes les étapes de la création télévisuelle y sont parodiées.

A constructed word, couple d’artiste australien improbables dans leurs relation à l’audience, se mettent en situation de réaliser eux mêmes un documentaire sous la forme d’une interview d’artistes de Bruno Latour, élevant le format de l’interview télévisé au rang d’œuvre d’art.

L’optique de ce numéro spécial de Multitudes est d’explorer le retour inverse de l’art contemporain vers une télévision possible, créative, qui ranimerait le projet télévision. Bruno Latour avait distingué l’iconoclasme de l’Iconoclash. L’enjeu est de sortir des sentiers battus des « télécastes » pour mieux « clasher » avec la télévision meuble.

Quel est l’état actuel et à prévoir du retour d’art sur le meuble télévisuel et la TV numérique ?

Après une période où l’analyse iconoclaste prévalait, où trop d’images tuait l’image, faut-il devenir iconophile dans notre pratique des programmes infinis à la carte ? Et passer d’une télévision refermée sur des marchés hyperréalistes à une télévision galaxie dans laquelle les programmes ne s’isolent plus les uns des autres ?

Sans doute ce dossier ouvre-t-il plus de pistes qu’il n’en ferme. Il ne peut que se placer dans le prolongement d’un constat dressé dès la fin des années 1980 :

On peut espérer, à partir de là, que s’opérera un remaniement du pouvoir mass-médiatique qui écrase la subjectivité contemporaine et une entrée vers une ère post-média consistant en une réappropriation individuelle collective et un usage interactif des machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture.

Qui écrivit ces lignes qui n’ont pas pris une ride ? Un certain Félix Guattari[[Félix Guattari, « Vers une ère postmédia » paru originellement dans Terminal n° 51 (1990), disponible sur http://multitudes.samizdat.net/Vers-une-ere-postmedia..

Sans doute le travail qu’un autre contemporain, Jean-Luc Godard, entreprit sur le cinéma en observant ce que l’on pouvait faire de la télévision, reste-il à faire sur la télévision en s’immergeant dans l’océan des SMS et des MMS, des « tweets », des vidéos de YouTube et DailyMotion, de ces tout nouveaux récepteurs connectés des marques d’électronique et de cette Google TV dont on nous promet mille petites révolutions pour un avenir très proche…

Et tant pis pour les roses ! Et tant pis pour la mire !