Au fil de son histoire, l’écologie politique a connu une dissociation de plus en plus marquée entre ses finalités idéelles et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Ses praxis et ses modes initiaux d’organisation, fondés sur l’activisme, l’expérimentation et des formes d’incarnation sociale diversifiées et réticulaires, ont largement laissé la place à des pratiques normalisées et des formes institutionnalisées comme les grandes ONG internationales et les partis verts. Face aux défis nouveaux de la globalisation et de la multitude, l’écologie politique témoigne aujourd’hui d’une inadaptation qui pourrait mettre en cause son avenir. Elle doit donc se doter d’un nouvel écosystème politique, susceptible de réactiver ses ressources et de permettre d’établir des liens dynamiques avec des cultures politiques voisines et des formes d’incarnation sociale n’appartenant pas nécessairement à son biotope originel. Ce réagencement global suppose la mise en œuvre d’une dynamique de « déterritorialisation-reterritorialisation » sur deux dimensions : l’une spatiale (le topos), qui concerne les niveaux géographiques auxquels sa réflexion, son organisation et son intervention entendent s’appliquer ; l’autre thématique (les topics), qui réfère aux champs spécifiques de la pensée et de l’activité humaine qu’elle doit investir pour ne pas rester confinée à une approche environnementale.
Over the course of its history, political ecology has undergone an increasingly pronounced split between its ideal finalities and the means it uses to get there. Its forms of praxis and initial modes of organization, founded on activism, experimentation and diversified, networked forms of social embodiment, have broadly given way to normalized practices and institutionalized forms, such as the major international NGOs and the green parties. Faced with the new challenges of globalization and the multitude, political ecology bears witness to a lack of adaptation that could threaten its future. It must therefore offer itself a new political ecosystem, able to reactivate its resources and permit the establishment of dynamic links to neighboring political cultures and forms of social incarnation that do not necessarily belong to its original biotope. This overall restructuring implies the development of a dynamics of “deterritorialization-reterritorialization” in two dimensions: one spatial (the topos), involving the geographical levels to which its reflection, organization and intervention seek to apply themselves; and the other thematic (the topics), referring to specific fields of thought and of human activity which it must appropriate in order not to be confined to an environmental approach.
D’apparition relativement récente, l’écologie politique connaît depuis sa naissance des périodes de crise endémique. Ne se fondant pas sur une idéologie arrêtée, il n’existe pas de consensus théorique sur ses finalités, sur la stratégie et sur les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Son corpus d’idées, plutôt hétérogène, est davantage le fruit d’expérimentations successives que le produit d’une réflexion doctrinale. Il est vrai qu’associer des praxis politiques et des modalités d’organisation sociale aux représentations idéelles de l’écologie n’est pas chose facile. D’autant qu’elle se définit assez mal au regard de la sociologie politique classique : si, dans la doctrine communiste, on peut assez aisément affirmer que l’on naît ouvrier, l’appartenance écologique relève du devenir et non du statut.
La crise traversée actuellement par l’écologie politique s’avère plus profonde que n’osent l’admettre ses représentants. N’y voir qu’une « crise de croissance » revient à oblitérer du débat une problématique constitutive de toute pensée portée à l’agir politique: celle du « que faire », ou plus justement celle du « comment faire ». Pour l’écologie, la question de la validité de ses formes d’incarnation sociale, de ses modes opératoires et de ses praxis par rapport à ses finalités est fondamentale. Sa téléologie implique une cohérence maximale des moyens mis en œuvre avec ses perspectives finales. Plus que pour toute autre philosophie politique, justifier un usage indifférencié des moyens, au nom des fins et de l’efficacité de l’écologie, conduirait inéluctablement à ne développer que des « moyens sans fin ».
Le problème majeur est sans doute moins la multiplicité des formes qui prétendent aujourd’hui incarner l’écologie politique que la dénaturation et l’inadaptation de certaines d’entre elles. Face à l’atomisation des instances traditionnelles du pouvoir et l’apparition de centres de décision supranationaux sans contrôle citoyen, la question du réagencement général des composantes de l’écologie appelle une réponse à la hauteur des enjeux.
multiplicité, activisme et réticularité aux origines de l’écologie politique
Malgré la prééminence apparente des partis verts dans le paysage, l’écologie politique d’aujourd’hui demeure néanmoins un phénomène composite où cohabitent des conceptions assez hétérogènes et des modes de mobilisation très variés. Cette multiplicité des praxis et des types d’organisation est le produit d’une stratification qui s’opère depuis les origines du mouvement. Si les fondements intellectuels de l’écologie sont relativement anciens, son incarnation sociale et politique est beaucoup plus récente et reste un devenir permanent.
Les Sixties américaines ont joué un rôle fondamental dans l’émergence du mouvement écologiste ; elles sont capitales pour comprendre sa très grande diversité. L’amorce d’une conscience écologique aux États-Unis s’est produite sur une base idéologique souvent ambiguë et dans le contexte d’une culture environnementaliste qui remonte à la fin du 19ème siècle. Mais c’est avec les années de forte croissance de l’après-guerre et du baby boom que les premières réactions significatives aux effets de la pollution urbaine et industrielle vont apparaître. Ces irruptions contre tel projet d’implantation sont très circonscrites géographiquement et socialement : elles mobilisent essentiellement les classes moyennes, soucieuses de préserver leur cadre de vie immédiat. Qualifiées de nimbyism([[Déclinaison de NIMBY, acronyme de « Not In My BackYard » (« Pas de cela dans mon arrière-cour »), terme utilisé pour qualifier l’opposition de populations riveraines à l’implantation ou l’extension d’une installation susceptible de provoquer des nuisances, sans rejeter l’idée de son établissement en un autre lieu.), elles ont fréquemment des consonances « local-populistes » quand elles ne tournent pas explicitement au discours ségrégationniste (« Put It in Blacks’ BackYard »).
Une dimension plus politique des questions écologiques voit finalement le jour dans la deuxième moitié des années 60. Elle s’incarne à travers deux courants de pensée assez distincts qui continuent de nos jours à animer les débats au sein de la mouvance écologiste. Le premier courant (deep ecology) relève d’une culture environnementaliste radicalisée, avec un discours très critique sur l’économie industrielle et la société de consommation. Hostile à l’anthropocentrisme de notre époque, il revendique une profondeur spirituelle dans son questionnement sur la relation de l’espèce humaine aux autres espèces vivantes et à la nature. Cette mouvance radicale va notamment développer des méthodes d’action audacieuses et parfois illégales. Désobéissance civile, boycottage, action directe, harcèlement des autorités, guérilla juridique et éco-sabotage vont entrer ainsi dans la panoplie de combat de l’écologie. Le second courant (social ecology) tente d’associer les principes écologistes avec les idées égalitaristes de la gauche radicale américaine. Il s’appuie sur les écrits de Murray Bookchin et est porté par l’effervescence des campus, les expériences communautaires et les premières grandes manifestations contre le nucléaire de la fin des années 60. C’est à travers lui que s’établissent les premiers liens sérieux avec les autres mouvements de contestation.
Encore très hétérogène dans sa composition et sans véritable coordination ni cohérence idéologique, l’écologie politique fait figure de parent pauvre au sein du vaste mouvement de contestation qui déferle alors en Amérique et en Europe. Le discours révolutionnaire dominant de l’époque se plaît à la décrire comme un enjeu secondaire. Même dans sa version la plus radicale, elle reste en effet un phénomène social à prédominance blanche, jeune, masculine, urbaine et instruite. Mais, en s’inspirant des méthodes novatrices des autres mouvements sociaux, elle s’enrichit progressivement de pratiques qui vont profondément imprégner sa matrice organisationnelle. Ainsi, et au-delà de leurs divergences, la plupart des groupes de la mouvance ont eu recours, au moins occasionnellement, aux pratiques spectaculaires de l’activisme pour faire valoir leurs idées dans une société verrouillée par un système partisan duopolistique.
La nébuleuse écologiste a beaucoup contribué à l’expérimentation de formes réticulaires et relativement informelles d’organisation sociale. C’est le constat fait par Gerlach et Hine, deux chercheurs américains, qui à la toute fin des années 60 conduisent une étude approfondie de la structure des groupes qui composent les nouveaux mouvements sociaux, et en particulier de ceux apparentés au courant écologiste naissant([[Luther P. Gerlach, Virginia H. Hine, People, Power, Change: Movements of Social Transformation, Bobbs-Merrill, 1970.). Ils concluent à l’existence d’un schéma original d’organisation non centralisée, « composée d’une diversité de petits groupes qui se développent et disparaissent, qui se divisent et fusionnent, prolifèrent et s’associent, avec une dimension polycentrique où les leaders et les centres d’influence sont multiples et souvent temporaires ». Le tout formant « un réseau ample, réticulaire et relativement complet » où, « entre les composantes, s’établissent des liens multiples et croisés, alimentés par des activités, des influences idéologiques, des idées et des ennemis communs ». Baptisé SPIN (acronyme de « Segmentary, Polycentric and Integrated Network »), ce nouveau modèle organisationnel est une étonnante préfiguration des « rhizomes » de Deleuze et Guattari et des « all-channel networks » qui décrivent les logiques virales et réticulaires à l’œuvre aujourd’hui dans le cyberespace. Gerlach précise toutefois que les acteurs des mouvements sociaux n’avaient pas anticipé la pertinence du type d’organisation qu’ils contribuaient à mettre en place : « Ils pensaient alors qu’un modèle non centralisé ne pouvait être qu’une forme embryonnaire et imparfaite d’organisation. ».
du mouvement social à l’institutionnalisation partidaire
Dans les faits, c’est seulement dans les années 70 que l’écologie sociale et politique prend la forme d’un authentique mouvement social, avec un discours qui dépasse le cadre environnemental et se déploie plus systématiquement dans les champs économiques, sociaux, culturels et géopolitiques. La publication en 1972 du « rapport Meadows »([[Véritable succès international, ce rapport intitulé Limits to the Growth sera publié en France sous le titre Halte à la Croissance ? aux éditions Fayard dès 1972.), les effets du premier choc pétrolier en 1973 et la décision d’implantation massive de réacteurs nucléaires vont créer partout en Europe les conditions d’une conscientisation écologique, relayée notamment par une presse alternative consacrée à ce sujet. Au-delà de la question énergétique, les relations Nord-Sud prennent une place majeure dans le discours écologiste qui amplifie et systématise sa critique du modèle capitaliste. Longtemps bloquée par la prédominance intellectuelle du marxisme dans les milieux radicaux, l’écologie politique profite de la crise qui affecte désormais l’extrême gauche traditionnelle pour devenir un des grands vecteurs d’interconnexion des mouvements de contestation (droits des identités régionales et des minorités ethniques, pacifisme, tiers-mondisme, droits des femmes, revendications autogestionnaires…). Même si elle reste dans l’incapacité de livrer un modèle global et alternatif de société, l’écologie s’impose dans l’imaginaire protestataire comme une « troisième voie » entre capitalisme et communisme, tous deux discrédités par leur obsession productiviste. En s’inscrivant dans une culture anti-technocratique et participative, elle se veut une réponse à la crise de la démocratie contemporaine, débordée par la surpuissance du pouvoir économique.
Enjeu majeur du débat de société, l’écologie demeure cependant une question négligée par la classe politique de l’époque. La voie des urnes apparaît du coup comme le moyen de lui offrir une véritable tribune et d’élargir son assise dans la société. Même symbolique, la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974 entérine l’ouverture d’un nouveau champ d’intervention pour l’écologie politique. À partir du milieu des années 70, des listes électorales se réclamant de l’écologie commencent à fleurir dans différents pays européens. D’abord à l’échelle locale, là où d’importants combats environnementaux sont menés, et dans les grandes villes, où réside une forte population jeune et sensible au discours écologiste. Mais le passage à l’acte électoral et à la forme partidaire ne se fait pas sans réticences en raison de la faiblesse organisationnelle endémique du mouvement et surtout du refus souvent affirmé de toute collaboration avec le « système ». Le capital de sympathie de l’écologie dans l’opinion devient toutefois tel qu’il suscite nombre de vocations électorales factices ou opportunistes. Face au risque de récupération, certains militants acceptent de se jeter dans l’arène politique, avec la ferme intention de ne pas se laisser dévorer par les lions. Les premières organisations nationales sous l’appellation de « parti Vert » n’apparaissent en Europe qu’au début des années 80. C’est en Belgique qu’Agalev et Ecolo, qui s’appuient chacun sur un fort mouvement social, décrochent leurs premiers sièges dans un parlement national. Mais le parti qui aura le plus d’influence dans la sphère écologiste internationale est celui des Grünen, né officiellement en 1980. Entré au Bundestag en 1983 avec plus de 5 % des suffrages, il est issu des puissants groupes spontanés de citoyens et de l’intense maillage des réseaux alternatifs allemands, avant d’être porté par les grandes mobilisations pacifistes contre l’installation des missiles Pershing américains. Les partis écologistes à cette époque se définissent comme « anti-système » et l’esprit « mouvementiste » y est profondément enraciné. En l’absence d’un modèle partisan susceptible de satisfaire pleinement les exigences principielles de l’écologie, les débats qui président à leur fondation sont vifs. Unique exemple contemporain et opérationnel d’organisation partidaire alternative, le Parti radical italien (Partito radicale) devient une importante source d’inspiration. Créé dans les années 60 par une poignée de défenseurs des libertés civiles, le Partito radicale fonctionne selon des modalités libertaires. Très influencé par les luttes antiségrégationnistes des Noirs américains, il pratique un activisme non violent (marches, grèves de la faim, protestations en forme de happenings, désobéissance civile) et se concentre sur un nombre limité d’objectifs afin de garantir le maximum d’efficacité à chacun de ses combats. Parti à vocation tribunitienne, il ne se présente pas systématiquement aux élections et ne s’inscrit pas dans des coalitions où, minoritaire, il serait contraint à des compromis inacceptables. Du Partito radicale, les partis verts ont retenu les principes de parité et de rotation des élus, les techniques d’obstruction parlementaire, le primat de l’assemblée des adhérents dans les prises de décision. En revanche, ils ne l’ont pas suivi dans son refus du financement public – qui rend une formation politique trop dépendante de ses performances électorales et minore l’implication de ses adhérents – et ont rapidement passé des accords électoraux avec d’autres partis de gauche, avec pour conséquence une normalisation de leurs pratiques et l’émergence d’une classe dirigeante au « réalisme » parfois excessif. Ce choix de l’intégration totale dans le système politique a été source de conflits profonds entre « fondamentalistes » et « réalistes », qui se sont soldés par la victoire de ces derniers. Au seuil du nouveau millénaire, plusieurs partis verts sont parvenus à accéder à des postes ministériels en Europe (Finlande en 1995, Italie en 1996, France en 1997, Allemagne en 1998, Belgique en 1999). Mais depuis 2002, ils connaissent presque tous des déconvenues électorales. Dépassée sur le terrain du militantisme et de l’activisme par l’essor des mouvements altermondialistes, l’écologie est également contestée électoralement sur sa gauche. Car, si la participation des Verts à certains gouvernements a permis l’adoption de nouvelles lois de protection de l’environnement et l’obtention de nouveaux acquis en matière de droits civils, le bilan global est limité, pour ne pas dire insuffisant. Peu de choses ont ainsi été obtenues qui ne l’aient été ailleurs par la seule force de l’activisme et du travail extraparlementaire. Oubliant un peu vite les propos de Gandhi affirmant que les fins sont dans les moyens et, in fine, les moyens sont les fins, les formations écologistes ont « dénaturé » certains principes fondamentaux de leur culture originelle. La normalisation excessive des pratiques écologiques pour mieux répondre aux exigences du système n’est cependant pas l’apanage des partis verts. Nombre de grandes associations et d’ONG de la mouvance se sont, elles aussi, progressivement converties aux logiques du marché, au point de devenir de véritables « entreprises », procédant à une forme de marchandisation de la pensée écologiste.
le défi du renouveau activiste
En marge de ces formes institutionnalisées, des pratiques nouvelles au caractère expérimental affirmé ont vu le jour dans les années 90. Les signes concrets de ce renouveau de l’activisme écologiste surgissent bien avant les premières manifestations altermondialistes. Sans se réclamer formellement d’une appartenance à la mouvance écologiste, une multitude de groupes, au déploiement rhizomatique et au fonctionnement toujours plus horizontal, entrent en scène. Critical Mass aux États-Unis et Reclaim the Streets en Angleterre illustrent bien la nouvelle dimension d’un engagement écologiste qui, sans recourir à un mode organisationnel hiérarchisé et centralisé, parvient à agir à l’échelle transnationale et à s’ouvrir aux luttes sociales émergentes. Né à San Francisco en 1992, Critical Mass n’était au départ qu’un simple rassemblement de protestation de cyclistes contre la circulation automobile. Devenu en quelques années une manifestation de masse, réticulaire et horizontale, Critical Mass est aujourd’hui présent dans plus de 300 villes et opère souvent en soutien à différentes luttes sociales ou politiques. Reclaim the Streets, créé en 1993 à Londres par des activistes écologistes et anticapitalistes, a été l’un des grands mouvements précurseurs de l’altermondialisme, s’attaquant aussi bien à la création d’autoroutes urbaines qu’à l’interdiction des free parties, ou à toute autre entreprise de privatisation de l’espace public. Continuellement réprimé, il a fini par disparaître pour essaimer en une multitude de nouveaux groupes mêlant avec succès activisme politique, usage subversif des nouvelles technologies, créativité artistique et pratiques festives. Avec le mouvement de résistance zapatiste du Chiapas, ces deux exemples sont emblématiques de ce que la Rand Corporation qualifie de « réseau interconnecté de groupes activistes affinitaires » qui « pourraient devenir à terme la principale forme d’antagonisme dans nos sociétés »([[Networks and Netwar : The Future of Terror, Crime and Militancy, RAND Corporation, 2002.). Ces nouveaux réseaux ne sont pas sans rappeler ceux décrits par Gerlach et Hine à la fin des années 60. Dans un article publié en 1999([[Luther P. Gerlach, « The Structure of Social Movements : Environmental Activism and Its Opponents » in Waves of Protest : Social Movements Since the Sixties, Jo Freeman & Victoria Johnson, Rowman and Littlefield, 1999.), Gerlach procède d’ailleurs à une réactualisation de son modèle initial au regard des nouvelles réalités. Il constate un renforcement du caractère informel, provisoire, horizontal et hybride des nouveaux réseaux, et note que le « polycéphalisme d’antan, qui était surtout la conséquence d’une absence d’organisation, s’est mué en un refus assumé de toute forme de leadership permanent ». Le cas récent du mouvement anti-publicitaire lancé à Paris à l’automne 2003 sous le nom de Stopub illustre bien de cette nouvelle donne([[Cf. A. Gattolin et T. Lefebvre « Stopub, analyse provisoire d’un rhizome activiste », Multitudes n°16, 2004. ). Sans existence officielle ni véritable structure organisationnelle, ce collectif acéphale a été à l’initiative de plusieurs appels au détournement et au barbouillage massifs de panneaux publicitaires dans le métro parisien. Son succès inattendu doit éminemment au mode opératoire retenu par ses initiateurs. Facilement reproductible par toute personne disposée à passer à l’acte, la dégradation d’affiches publicitaires a connu une propagation de type viral dans de nombreuses villes françaises et européennes, grâce à l’important écho que les médias en ont donné. Loin de n’être que symboliques, ces interventions répétées sont parvenues en quelques mois à provoquer un renversement de l’opinion à l’égard de la publicité. Objet d’une série de poursuites, Stopub s’est dissout aussi soudainement qu’il était apparu. Mais, sur un modèle analogue, de nouveaux groupes activistes informels ont vu le jour, procédant, qui au dégonflage des pneus de 4X4, qui à la mise hors service de caméras de vidéosurveillance ou d’équipements d’identification biométrique…
Cependant, cette résurgence de l’activisme écologiste demeure trop souvent interprétée comme une réaction velléitaire, sans signification profonde quant à l’évolution des modes d’engagement social. Pour certains, l’activisme ne serait qu’un mauvais revival du gauchisme, le retour à un « basisme » dénué de toute dimension constructive. D’autres, bienveillants en apparence, le réduisent à une émanation de nature pré-politique, une première « passerelle » vers un mode plus établi d’engagement, une étape normale dans l’initiation et le recrutement de futurs militants. Selon René Macaire, au contraire, l’activisme alternatif ou « mutant »([[Pour cette analyse comparative activisme / militantisme, cf. R. Macaire, Réseau Cultures, Culture et Développement, n°35-36, 1999.) est en rupture avec le militantisme traditionnel. Si, à l’instar des années 60-70, la radicalité politique d’aujourd’hui continue de s’inscrire dans un projet de transformation sociale, elle ne nourrit plus vraiment d’espoir révolutionnaire. Les motivations de l’activiste sont désormais plus modestes et concrètes : il n’a plus de visées avant-gardistes et totalisantes sur le groupe ou sur la société ; il aspire à la subvertir plutôt qu’à procéder à une véritable prise de pouvoir. Reprendre le contrôle de sa vie et de développer autour de lui des espaces potentiels d’autonomie sont ses souhaits prioritaires. En faisant de sa personne le premier objet de son combat, sa démarche devient éthique autant que politique.
Reterritorialiser : pour un nouvel écosystème politique
En dépit de faiblesses intrinsèques toujours plus flagrantes, la forme d’organisation partidaire maintient néanmoins sa prédominance sur une famille politique de plus en plus éclatée. Forts d’une légitimité politique conférée par leurs résultats électoraux, les partis verts ont acquis des moyens institutionnels et une fonction représentative qui leur autorisent un niveau assez large d’autonomie à l’égard de la mouvance dont ils sont issus. Si cette prédominance et ce détachement vis-à-vis du mouvement perduraient, l’équilibre interne et la survie de la famille écologiste seraient, à terme, menacés. Il est donc urgent de redéfinir le rôle dévolu à la forme partidaire à l’intérieur du schème écologiste. En revanche, prôner son éradication pure et simple, au seul motif de sa « dénaturation » et de son caractère trop hégémonique, semble peu pertinent. D’abord parce que la nature politique a horreur du vide et que, à défaut de lui substituer une forme opérante et plus légitime, l’apparition d’une nouvelle entité partisane, opportuniste et sans réelle filiation écologique, est à redouter. Ensuite, parce que, quelles que soient ses vertus, l’activisme n’a pas vocation à incarner un modèle global et exclusif d’organisation pour l’écologie.
Il convient plutôt de s’interroger sur la manière dont chacune des expressions existantes peut utilement servir à l’avènement d’une culture écologique de la politique. Face aux défis de la globalisation et de la multitude, il devient indispensable de doter l’écologie politique d’un nouvel écosystème, pluriel et provisoire par nature. Sa mise en place exige une réactivation de sa biocénose et l’établissement de liens nouveaux et équitables de co-élaboration et d’expérimentation avec d’autres formes d’incarnation sociale n’appartenant pas nécessairement au biotope originel de l’écologie. Un des chantiers majeurs à ouvrir concerne la relation partenariale des partis écologistes avec leur environnement social et politique. À l’évidence, la remise à plat des pratiques et des objectifs politiques des partis verts est aussi nécessaire que la re-discussion du principe aujourd’hui admis de leur participation à des coalitions de gouvernement. Il est symptomatique de constater que le mouvement écologiste, à de rares exceptions près, n’a jamais cherché à s’implanter dans l’univers du travail et de l’entreprise. Malgré un discours critique à l’égard de la consommation, il s’est assez largement tenu à l’écart des mouvements de défense des consommateurs, pourtant fortement ancrés dans le quotidien des citoyens.
Le réagencement qui s’impose passe donc par la mise en œuvre de ce que Deleuze et Guattari appelaient « une dynamique de déterritorialisation-reterritorialisation ». Ce redéploiement « territorial » de l’écologie comporte au moins deux dimensions : l’une proprement spatiale (le topos), qui concerne les différents niveaux géographiques auxquels sa réflexion, son organisation et son intervention entendent s’appliquer ; l’autre plus sectorielle (les topics), qui réfère aux champs spécifiques de la pensée et de l’activité humaine qu’elle doit investir pour ne pas rester confinée à une approche trop exclusivement environnementale.
Sur ce second aspect, les travaux de Bookchin et de Guattari ont fortement contribué à la définition d’un cadre élargi et cohérent pour une écologie politique acceptant de répondre aux défis de son temps. Il reste qu’au niveau de la mise en œuvre, les formes instituées du mouvement écologiste ont bien du mal à incarner la totalité des champs et des registres essentiels pour prétendre représenter aujourd’hui une véritable alternative sociale, politique et culturelle. Les formations vertes peinent toujours à proposer un discours articulé et identitaire sur les questions sociales et, plus encore, à être des acteurs sociaux significatifs.
À propos du réagencement spatial de l’écologie politique, l’urgence d’un processus de déterritorialisation-reterritorialisation est rendue flagrante par les phénomènes accélérés de mondialisation qui affectent nos sociétés. Apparue sur le terreau effervescent des luttes micro locales des années 60, l’écologie politique a rapidement développé une lecture planétaire des questions environnementales. À l’exception des ONG, dont le fonctionnement est d’ailleurs très centralisé et hiérarchisé, le cadre territorial prépondérant de la plupart des instances de l’écologie politique demeure celui de l’État-nation. Il est temps de réviser le fameux paradigme écologiste « Penser globalement, agir localement »([[Formule énoncée en 1972 par le biologiste américain René Dubos.), qui établit de fait une dissociation entre l’échelle spatiale de la réflexion et celle de l’action. Poussé à l’extrême, il a conduit, d’un côté, à une conception de plus en plus abstraite, technicisée et « globalisée » du questionnement écologique et, de l’autre, à des pratiques écologistes souvent très fragmentées, localisées et ritualisées, au point qu’elles se détachent des dynamiques nouvelles à l’œuvre dans le champ social. Un retournement du précepte dubosien s’impose car il faut aussi pouvoir « penser localement et agir globalement ». À condition de faire du « penser local » la résultante d’un agir local fondé sur l’expérimentation et l’hybridation des praxis écologistes avec d’autres praxis sociales. L’« agir global » représenterait le fruit d’une production dispersée, mais rassemblée par l’objectif du « bien commun » voulu et élaboré par les parties constituantes, à l’instar des réseaux actuels de création de logiciels libres ou encore ceux des précaires regroupés au sein de l’Euromayday network. La globalisation libérale enjoint désormais les forces politiques à se donner une véritable capacité d’action et de réflexion en temps réel, tant à l’échelle transnationale qu’au niveau local.
L’enjeu est de taille, et c’est pourquoi la redistribution topique et topologique de l’écologie politique est davantage qu’une simple question organisationnelle. Ni idéologie, ni utopie, l’écologie politique est avant tout un imaginaire social, une culture en devenir, une recherche permanente de « territoires » où l’homme trouverait la possibilité d’une existence harmonieuse avec et dans un environnement.
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