Comment assurer à tous une continuité du revenu en tenant compte de la grande diversité des situations de précarité ? La discussion porte essentiellement sur trois modèles : le revenu garanti d’un montant équivalent au Smic revendiqué par les associations de chômeurs, la « sécurité sociale professionnelle » de la CGT, la proposition de Nouveau Modèle de la Coordination des intermittents et précaires.

En septembre 2006, une plate-forme revendicative a été présentée par plusieurs associations de chômeurs et de précaires dans la perspective des négociations de l’UNEDIC sur l’assurance-chômage. La nouveauté principale consiste en ce que, pour la première fois, des associations fort différentes par leur histoire, ont trouvé un minimum dénominateur commun avec certains syndicats autour des revendications d’une garantie de revenu et de la continuité des droits.
Évelyne Perrin est l’une des figures qui a œuvré depuis avril 2006 pour que ce qui était autrefois improbable devienne possible. Jérôme Tisserand, membre de la Coordination des intermittents et précaires a également participé à l’élaboration de cette plate-forme commune.

Multitudes : Quelles ont été les principales étapes du processus d’émergence de cette parole commune ?

Évelyne Perrin : Depuis longtemps, les associations de chômeurs ont pris l’habitude de travailler avec le mouvement des intermittents du spectacle, et ils manifestent régulièrement ensemble devant l’UNEDIC ou le MEDEF lors des réunions concernant les réformes successives qui ont touché l’assurance-chômage, et les annexes 8 et 10. Certes les chômeurs, malgré leur nombre, restent isolés et n’ont pas la capacité de blocage qui est celle des intermittents, et c’est bien dommage. Mais chômeurs et intermittents se retrouvent pour dénoncer une dégradation continue de l’indemnisation du chômage et de la précarité, au nom du fameux déficit de l’UNEDIC (organisé par la baisse des cotisations patronales) : moins de la moitié des chômeurs recensés sont indemnisés, et pour des durées de plus en plus courtes ; les autres soit basculent au RMI ou à l’ASS (allocation spécifique de solidarité), aux montants très faibles ; soit ne touchent strictement rien. De plus en plus d’intermittents sont au RMI (quand ils y ont droit). Sur le marché du travail, c’est la flexibilité du travail qui est la règle, les CDD représentent 80 % des embauches pour une durée moyenne d’un mois et demi, de plus en plus de gens, notamment les jeunes et les femmes, passent de l’emploi précaire au chômage mal ou non indemnisé sans pouvoir faire de projets ni voir se dessiner un avenir. C’est cette solidarité dans la précarité qui unit chômeurs et intermittents Elle concerne aussi tous les précaires. Ceux-ci sont très mal organisés et défendus, tant ils passent d’une entreprise à l’autre, et ils se syndiquent peu. Les stagiaires se sont donné un mouvement, Génération précaire, pour dénoncer les stages à répétition non rémunérés qui se substituent à de vrais emplois. Stop-précarité, qui regroupe depuis 2001 des salariés précaires, s’est aussi joint au groupe de réflexion créé en avril dernier, ainsi que le Collectif national pour les droits des femmes, car la précarité est d’abord féminine (80 % des travailleurs à temps partiel sont des femmes, qui forment les gros bataillons des travailleurs pauvres). Act Up nous a également rejoints.
L’idée de créer un groupe de travail unitaire est née du constat que divers syndicats élaboraient des propositions de sécurité sociale professionnelle ou de nouveau statut du salarié, mais sans les populariser vraiment, et que les chômeurs, mais aussi les intermittents, les précaires, devaient se positionner sur ces propositions, et d’abord mieux les connaître, pour pouvoir éventuellement les critiquer ou les améliorer. Aussi les premières réunions ont-elles été consacrées à entendre les syndicats exposer leurs propositions. Solidaires est venu exposer son « nouveau statut du salarié », la CGT son projet de « sécurité sociale professionnelle », la CFTC son nouveau « statut du travailleur ». Notre souci principal était que ces systèmes de garantie ne soient pas limités aux salariés licenciés, mais ouverts à tous, primo-demandeurs d’emploi, chômeurs, salariés devant démissionner… et même à des non-salariés. Nous avons débattu des avancées que constituaient ces propositions, mais aussi de leurs limites éventuelles.
Nous avons alors élaboré notre propre plate-forme revendicative en tenant compte de ces différentes propositions. Nous avons choisi de baptiser notre revendication « statut de vie sociale et professionnelle » pour bien marquer qu’il ne devait pas être trop étroitement articulé au travail salarié.
Les divergences qui peuvent exister entre nous, notamment sur le niveau du revenu garanti, ou sur la place des associations de chômeurs par rapport à la gestion du fonds interprofessionnel et mutualisé qui assurerait ce statut de vie sociale et professionnelle, ont pu être surmontées dans un esprit de consensus. La plate-forme a également été signée par l’Union syndicale Solidaires, et par la Confédération paysanne. Elle a été présentée à la presse le 25 septembre dernier, peu avant l’ouverture de négociations entre partenaires sociaux sur la remise à plat de l’assurance-chômage. Nous demandons en effet à être entendus et associés lors de ces négociations. La CGT, si elle ne signe pas, soutient nos revendications et en fera état lors de l’ouverture de ces négociations.

Multitudes : La plate-forme semble sur biens des aspects essayer d’effectuer une sorte de synthèse (ou de compromis) entre la proposition de « sécurité sociale professionnelle » défendue par la CGT et l’héritage des revendications d’un revenu garanti du mouvement des chômeurs de 1997/1998. Comment la plate-forme se situe-t-elle par rapport au débat au sein de la CGT, notamment avec les positions ancrées sur la valeur-travail salarié ?

Évelyne Perrin : Les associations de chômeurs et de lutte contre le chômage ont élaboré depuis longtemps la revendication d’avoir un emploi, ou sinon un revenu, d’un montant égal au Smic, ou l’approchant. Ainsi la revendication d’AC ! est-elle « Un emploi, c’est un droit ! Un revenu, c’est un dû ! » Lors du mouvement des chômeurs de l’hiver 97-98, cette revendication s’était fortement exprimée. De son côté, la CGT élabore, également depuis 1997 environ, son projet de sécurité sociale professionnelle, d’abord limité aux salariés licenciés, puis élargi aux demandeurs d’emploi. Mais ce qui est frappant, et qui s’explique par les fortes oppositions que suscite ce projet au sein de la CGT, c’est que la sécurité sociale professionnelle, portée par les instances confédérales, n’est pas diffusée dans les fédérations et encore moins sur le terrain ; de plus, il y a une assez grande différence entre le projet très ambitieux (« de la fin du lycée à la mort ») que portent ces instances centrales, et la version édulcorée qui en est donnée dans les Congrès et les brochures officielles de la CGT. En effet, de nombreuses fédérations de la CGT reprochent à la revendication de sécurité sociale professionnelle d’abandonner la proie pour l’ombre, et de mettre en danger la centralité du travail et du salariat.
Le travail du groupe de réflexion a ainsi renoué avec les revendications historiques du mouvement des chômeurs en essayant de les relier à l’état actuel des propositions syndicales, celles du moins les plus avancées (la CGC, FO, la CFDT, bien que sollicitées pour venir exposer leurs propositions, ne nous ont pas encore rencontré), afin d’en permettre une certaine appropriation. On s’est aperçu de convergences insoupçonnées et fécondes, pour mettre ensemble la barre assez haut, au moment où tout le monde, du PS à l’UMP, parle de « sécurisation des parcours professionnels », avec des contenus très différents, parfois de simples gadgets en termes de points de formation distillés au compte-gouttes. Il est important de savoir de quoi on parle, et de partir de ce qu’expriment les premiers concernés, les chômeurs et les précaires. Il faut aussi prendre garde au deal redoutable que va proposer le MEDEF lors de ces négociations, dans lesquelles il a inclus le contrat de travail : une pseudo-sécurisation des parcours professionnels au rabais et à la charge de l’État ou des collectivités locales, en échange de la liberté totale de licencier avec un contrat unique (le CPE à vie et pour tous).

Jérôme Tisserand : Si les associations de chômeurs, la CGT, Solidaires et la Coordination ne portent pas directement la revendication d’un revenu garanti, elles revendiquent toutes une garantie de revenu à partir de situations particulières. La CGT revendique une continuité du salaire tout au long de la vie, incluant le droit à une mobilité choisie des salariés, les temps de formation et la continuité du contrat de travail suite à un licenciement ou la fin d’un contrat du salarié avec une entreprise. C’est donc ces périodes entre deux contrats avec une entreprise, les temps de formation ou de chômage qui seraient financés par un fonds mutualisé, qui est nommé « sécurité sociale professionnelle ». Pour AC ! il s’agit de garantir la continuité de revenu avec le cumul d’une activité, et de remonter tous les minima sociaux à hauteur du Smic, au minimum. Act Up s’est intéressé au revenu garanti en partant de l’AAH (allocation d’adulte handicapé). Récemment, la Confédération Paysanne revendique un revenu garanti en lien avec la nécessité d’avoir un contrôle sur la production agricole. Pour la Coordination, il s’agit de garantir la continuité du revenu dans l’alternance des périodes d’emploi. Un point d’accord avec la CGT est constitué par la revendication d’une harmonisation des minima sociaux et de l’allocation chômage. Il ne s’agit pas de supprimer les minima sociaux, mais de sortir des politiques de workfare en allouant les ressources, plutôt qu’à la régulation du marché de l’emploi et à l’activation des dépenses passives (contrôle, culpabilisation des chômeurs), à la formation choisie et à une sécurité de revenu au minimum égal au Smic.
C’est là une avancé importante dans la proposition syndicale. C’est là que se jouent en partie les politiques néolibérales de l’emploi : avec, d’une part, une population d’employés choisie qui aura droit à une assurance chômage et, d’autre part, la disparition des statistiques du chômage d’une population précarisée toujours plus grande. Il ne s’agit donc pas de faire une synthèse entre les revendications d’un revenu garanti et la sécurité sociale professionnelle. Il s’agit de poser des revendications concrètes et partagés en ayant comme objectif la continuité de droits dans le contexte actuel de précarisation et de renverser la logique du workfare. D’aller donc vers de nouveaux droits qui ne peuvent être pensés et conquis que par les luttes.

Multitudes : Quel est le rapport entre la plate-forme revendiquant une garantie de revenu et la continuité des droits, et la perspective d’un revenu social garanti suffisant et indépendant de l’emploi ?

Évelyne Perrin : Jusqu’ici, les camps des partisans de la sécurité sociale professionnelle et du revenu dit d’existence ont été très tranchés. Dans plusieurs formulations du revenu d’existence, en effet, la déconnexion totale de l’emploi fait problème pour les syndicalistes, mais, plus encore, le revenu est conçu comme un revenu minimum assuré par l’État, donc par l’impôt, et pouvant se cumuler avec des salaires – ce qui aurait l’intérêt pour le patronat de diminuer ceux-ci d’autant. Dans la conception du « revenu social garanti » défendue notamment par Jean-Marie Monnier et Carlo Vercellone, le revenu social garanti proposé est un revenu suffisant pour vivre, puisqu’il serait substantiellement supérieur au seuil de pauvreté, et il ne remet pas en cause le système de droits et de garanties de l’État-Providence, mais constitue un élément de sortie par le haut de sa crise. Son financement est assuré par de multiples sources, dont la taxation du capital et de ses flux. Mon opinion personnelle est que, dans cette configuration, le revenu social garanti est moins contradictoire qu’il n’y paraît avec une sécurité sociale professionnelle élargie à tous, salariés ou non, telle que la revendique la plate-forme, mais que le « statut de vie sociale et professionnelle » peut en être la préfiguration. Mais cette dernière revendication est peut-être plus facile à défendre en l’état actuel des forces et des représentations du mouvement social et des organisations syndicales, car elle commence à s’ancrer depuis un certain nombre d’années dans le paysage revendicatif et à prendre chair dans les programmes de différentes organisations que se sont donné les chômeurs et les précaires. Reste à faire émerger les luttes sociales permettant de l’imposer.

Multitudes : La Coordination des intermittents et précaires n’a jamais fait sienne la revendication du revenu garanti. De quelle manière le Nouveau Modèle d’indemnisation chômage élaboré par la Coordination apporte-t-il de nouveaux éléments à la réflexion sur le revenu garanti ?

Jérôme Tisserand : Il est difficile de répondre à cette question, car il n’y a pas eu de véritable débat sur le revenu garanti au sein de la Coordination. Les rares fois où la question a été évoquée, elle semblait trop éloignée de nos préoccupations : nous étions occupés à déconstruire l’accord nocif qui a déclenché la lutte en 2003 et à construire nos propres revendications et propositions en partant de l’intermittence dans le secteur du spectacle, de nos pratiques d’emploi et de travail.
L’élaboration du Nouveau Modèle (N.M.) n’est pas le fait d’un groupe de théoriciens qui auraient pensé ce que devrait être la revendication des intermittents et qui l’auraient soumis à une base. On a coutume de dire à la Coordination que chacun est la base. Cela ne veut pas dire qu’on est tous au même niveau de réflexion, qu’il n’y a pas de coopération entre chercheurs et intermittents au sein de la Coordination. Mais il y a un savoir qui s’est constitué dans une dynamique collective d’apprentissage. Chacun s’est nourri des connaissances techniques ou de la capacité des uns et des autres de parler et d’analyser nos propres pratiques d’emploi et de travail, et les besoins qui surgissent de celles-ci. Je crois que ce qui exprime le mieux la Coordination est le texte « J’ai appris » ([http://www.cip–>http://www.cip-/ idf.org/article.php3?id_article=1260).
Par exemple, l’intermittent du spectacle, mathématicien de formation, a appris : « Par hasard, cet été seulement, j’ai appris, en les traçant, que des courbes bien pensées pouvaient être belles et socialement équitables. ». Bon, moi, je n’ai pas vraiment appris les maths, mais j’ai appris la puissance du nous.
Aussi, le N.M. n’a pas comme présupposé l’inconditionnalité de la garantie de revenu, car un nombre d’heures travaillées sous contrat reste la condition pour l’ouverture de droits annualisés. Cependant, l’inconditionnalité n’est pas exclue par le modèle : le paramètre de référence, le nombre d’heures travaillées, est une variable qui peut prendre la valeur zéro. La valeur que prend ce paramètre ne peut se déterminer que dans un débat social, tout comme la nature des heures socialement reconnues, qui ne sont pas forcément les seules heures sous contrat de travail.
Le N.M. n’est pas non plus en rupture avec le salariat, il s’agit de conquérir plus de salaires différés dans une situation d’emploi intermittente, ou, pour être plus précis, une continuité de droits dans la discontinuité de l’emploi. Il s’inscrit dans la continuité des luttes salariales pour un salaire socialisé couvrant tous les temps de la vie. Cependant, nous remettons en cause la cotisation assise sur le volume d’emploi, telle qu’elle est conçue aujourd’hui comme seule base de financement de cette protection sociale.
Le principe qui fonde le N.M. est un principe de mutualisation permettant au plus grand nombre d’accéder aux droits sociaux et donc de connaître une continuité de revenu en situation de discontinuité de l’emploi, cela en opposition à la philosophie qui inspire la reforme de 2003 : le système d’indemnisation chômage devient un système de capitalisation, suivant un principe d’assurance individuelle réservé à un petit nombre.
Le principe de mutualisation est assuré par les critères de plafonnement.
Un des dispositifs du N.M. est la formule I.J. = O.K. L’indemnité journalière (I.J.) est une fonction du nombre d’heures travaillées et du salaire direct. Elle varie entre un plancher réel égal au Smic et un plafond : au-delà d’un certain niveau de salaire direct, on estime qu’il n’y a plus besoin de revenu compensatoire, mais dès que le salaire diminue, l’allocation revient compenser.
Nous nous sommes attachés à penser des continuums partout où l’on pouvait se retrouver avec des effets de seuil.
Ces effets de seuil se retrouvent par exemple dans les systèmes de franchise, suivant lesquels, tout d’un coup, on se retrouve sans allocation parce qu’à un moment donné on a perçu de manière, à la limite, très occasionnelle, un salaire élevé. Le système de régulation du N.M., plafonnant le cumul salaires et allocations, va venir aplanir ces ruptures pour que le salarié retrouve vite une allocation, pour peu que le mois d’après son salaire soit bas.
Mais les principaux effets de seuil se retrouvent dans les entrés et sorties du système d’allocation chômage. Pour cela, nous avons pensé à des dispositifs d’assouplissement des conditions d’accès en rallongent la période de référence, en incluant dans le calcul des heures les périodes d’activité de formation, donnée ou reçue, les activités hors champ du spectacle. Mais il y a aussi un effet de seuil entre allocation chômage et minima sociaux : nous avons fixé à 507 la valeur que prend la variable N.H.T. (nombre d’heure travaillées) dans le N.M., mais elle pourrait prendre, comme je le rappelais, la valeur zéro, et dans ce cas, l’effet de seuil allocation chômage-minima sociaux serait supprimé.
Mais encore, le N.M., bien que conçu par les intermittents du spectacle, et à partir d’un questionnements sur nos propres pratiques d’emploi et de travail, peut concerner toute personne connaissant la discontinuité de l’emploi (subie ou choisie) et une variabilité des rémunérations. Il constitue une base ouverte. Il contient un certain nombre d’outils pensés collectivement à l’intérieur d’une lutte et permettant d’avancer dans une négociation, en fonction du rapport de force. Celui-ci ne se joue pas qu’entre salariés et patrons, mais à différents endroits du système, avec l’État, avec les syndicats, et aussi avec les parlementaires.
Ainsi, le N.M. pourrait apporter des éléments concrets dans la réflexion sur le revenu garanti, mais aussi pour le projet de sécurité sociale professionnelle (« du lycée jusqu’à la mort »).
Que cela soit dans la réflexion sur le revenu garanti ou dans celle sur la sécurité sociale professionnelle, il y a à ma connaissance très peu d’éléments concrets, de dispositifs, permettant d’agir dans l’ici et maintenant et de s’opposer ainsi aux logiques strictement assurantielles qui ne cessent de gagner du terrain en Europe.