Majeure 21. Subjectivation du Net : postmédia, réseaux, mise en commun

Les radios libres et l’émergence d’une sensibilité post-médiatique

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La communication indépendante qui, ces dernières décennies, s’est manifestée dans les radios libres, le médiactivisme, les telestreet, le subvertising, etc, peut être considérée comme l’expression et la préfiguration de ce que Felix Guattari appelait « civilisation post-médiatique ». L’indépendance de la communication est un défi envers le pouvoir. Pour en comprendre le sens, il est utile de partir de la notion guattarienne d’ « agencement collectif » et de réfléchir sur la différence entre le concept d’automatisme technique et celui de dispositif technique.

The independent forms of communicative agency which have emerged over the past years in free radios, mediactivism, telestreet, subvertising, etc. can be seen as the expression and prefiguration of what Félix Guattari called a “post-media civilization”. Their independence is a challenge to the powers that be. To understand its meaning, one needs to go back to the Guattarian notion of “collective assembling” and to reflect upon the difference between the concept of technical automatism that of technical arranging.
Dans les années 70 a pris forme un processus de communication indépendante que l’on peut considérer à bien des égards comme anticipant ce qu’on a pris l’habitude d’appeler médiactivisme dans le mouvement global qui a surgi à Seattle. Dans ce processus de communication indépendante il y avait quelque chose de plus qu’une revendication de démocratie de la communication : un principe d’auto-organisation du travail cognitif, la recherche de lignes de fuite du système du pouvoir médiatique qui s’étaient déjà constitués sous des formes diverses, soit publiques, soit privées dans cette période de modernité tardive. Félix Guattari a pris part à ce mouvement avec l’enthousiasme qui le caractérisait, et avec une intelligence capable de dépasser les contingences politiques du moment, et de prévoir la formation d’une société post-médiatique.
Dans le texte « Des millions d’Alice en puissance » paru en 1977 comme préface à Radio Alice, Radio libre[[« Des millions et des millions d’ Alice en puissance », Préface de Félix Guattari à Radio Alice, Radio libre, par le Collectif A Traverso, Laboratoire de sociologie de la connaissance. Éditions Jean-Pierre Delarge ( Juin 1977), Félix Guattari écrit : « La police a liquidé Radio Alice – ses animateurs sont pourchassés, condamnés, emprisonnés, ses locaux ont été pillés -, mais son travail révolutionnaire de déterritorialisation se poursuit inlassablement jusque dans les fibres nerveuses de ses persécuteurs ».
Félix ne parle pas de Radio Alice comme d’un outil d’information, mais comme d’un dispositif capable de provoquer ou d’accélérer un processus de déstructuration du système médiatique, résultant de ce mouvement de réappropriation de la parole qui s’est exprimé dans les années soixante et soixante dix, et pas seulement en Italie. Ce qui l’intéressait surtout, c’était le début d’un processus de prolifération des agents d’énonciation destiné à faire exploser le modèle massmédiatique. Une entreprise de déstructuration du système nerveux du pouvoir avait ainsi commencé, et ce processus s’est poursuivi depuis lors sous des milliers de formes, ouvrant des voies libératrices mais pouvant aussi conduire à la catastrophe et à la panique.
Quand Félix est mort au début des années 90, la fièvre du worl wide web commençait à se répandre et, dans les années suivantes, cette fièvre a transformé le système de communication global par l’introduction d’un principe de type rhizomatique qui remettait en question le modèle centralisateur des médias. Ce qui nous intéresse aujourd’hui dans le mouvement des radios qui a commencé dans les années 70, c’est l’anticipation d’une tendance post-médiatique qui se profilait à l’horizon. Une socialité dans laquelle les flux de communication ne sont plus dirigés d’en haut vers un public passif, mais fonctionnent comme un maillage très serré d’échanges rhizomatiques entre émetteurs qui se trouvent sur le même plan.
Félix s’est toujours placé du point de vue du réseau, même quand le mot n’avait pas le sens qu’il a aujourd’hui pour nous, même quand le worl wide web n’existait pas. Le concept de rhizome anticipait la réalité techno-nomadique du réseau. « Le chaos démocratique recèle une multitude de vecteurs de resingularisation, d’attracteurs de créativité sociale en quête d’actualisation. Pas question ici de l’aléatoire néo-libéral et de son fanatisme de l’économie de marché, marché univoque, marché des redondances de pouvoir capitalistiques … » (F. Guattari : Chaosmose, Paris Galilée, 1992, page 162). On peut considérer l’apparition des radios libres comme une répétition générale de l’émergence de ces vecteurs de resingularisation, de ces attracteurs de créativité sociale. L’expression « vecteur de resingularisation » indique précisément un effet de dé-médiatisation.

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Le médium est un instrument capable de potentialiser une faculté humaine, capable de fonctionner comme extension du corps et de sa puissance. Cependant, les massmédia modernes ont potentialisé l’intelligence humaine pour obtenir l’effet paradoxal d’une dépossession de l’intelligence, ils ont potentialisé l’imagination pour en tarir l’imagination concrète. Ils ont soumis la puissance au pouvoir, et l’expropriation de la puissance mentale par le pouvoir se manifeste aujourd’hui par une démence de masse, par une psychopathologie diffuse, par la dépression, la panique. Les radios permettent une extension universelle de la puissance de la voix, mais dans l’histoire concrète du vingtième siècle le médium radiophonique est devenu amplification de la voix du pouvoir et a en même temps appauvri, minimisé, annihilé la voix de la société réelle. Il suffit de penser à la façon dont l‘Allemagne nazie a utilisé la radio, en fournissant un appareil récepteur à chaque citoyen pour que la voix de la haine emplisse les oreilles de chacun. Et il suffit de penser à la façon dont David Sarnoff, patron de la RCA, a soumis le médium radiophonique aux intérêts des entreprises.
Jusqu’ici le problème qui s’est posé à la pratique de la communication indépendante a été de démêler la richesse des médias technologiques du fonctionnement social que leur asservissement au pouvoir a mis en place. Mais une tel détricotage est-il possible? Peut-on penser que l’agencement machinique constitué par un médium puisse fonctionner selon une finalité et une modalité sémiotiques différentes de celles qui y ont été incorporées au cours de son histoire sociale ?
Il faut réfléchir ici au concept de dispositif, pour distinguer les dispositifs des automatismes. Les médias sont des dispositifs qui tendent à modeler les agencements communicationnels et les effets sociaux, imaginaires et culturels que ces agencements peuvent produire. « Le message d’un médium ou d’une technologie se trouve dans la mutation des proportions des rythmes et des schémas qu’il introduit dans les rapports humains » dit Mac Luhan. « Nous devons prendre en considération non pas le contenu mais le médium lui-même et la matrice culturelle dans laquelle il agit, ainsi que les effets psychiques et sociaux des médias. » Il y a implicitement dans cette affirmation une perspective déterministe qui efface toute possibilité d’indépendance pour la communication. Mais un dispositif ne peut être considéré comme un automatisme. Les automatismes sont des séquences techniques structurées de manière rigide selon un modèle algorithmique dont il est impossible de se distancier, parce qu’implications techniques et implications sémiotiques sont une seule et même chose. Dans un dispositif, les implications sémiotiques ne sont qu’un effet historiquement et culturellement possible, mais qui n’est pas inscrit dans la structure même de l’agencement technique.
Nous savons que l’usage et la fonction d’une technologie en général, et d’un médium de communication en particulier, sont liés à la structure du médium. Mais il s’agit d’une prédisposition, pas d’une implication automatique. C’est grâce à cette distinction entre dispositif et automatisme qu’une pratique de communication indépendante devient possible, alors qu’elle serait impensable si les agencements technico-médiatiques fonctionnaient inexorablement comme des automatismes. Politiquement la communication indépendante se propose justement d’utiliser de manière active ces technologies (comme la radio, la télévision, ou même l’advertising) dont la fonction structurelle est d’induire la passivité de l’usager. Ce que, depuis quelques années, nous appellons « médiactivisme » naît précisément de cette intention de libérer le médium des effets de sémiotisation produits par son utilisation sociale. La visée du médiactivisme constitue un défi au déterminisme.
Le médiactivisme ne propose pas un usage alternatif des médias au sens du contenu : il s‘agit plutôt de court-circuiter le médium au niveau de sa structure, dans son système de fonctionnement linguistique, technologique, de s’attaquer aux agencements, aux interfaces, de réagencer et de refinaliser le dispositif, et pas seulement le contenu qu’il produit. Mais cette gageure n’a de sens que si le médium (quel qu’il soit, pas seulement la radio) peut être considéré comme un dispositif. C’est impossible, par contre, si l’on estime que le médium est un automatisme, une séquence nécessaire dans ses implications techniques, structurelles, linguistiques et fonctionnelles. Radio Alice ne se proposait pas simplement de véhiculer des contenus alternatifs à travers le langage de la radio. Elle se proposait avant tout de faire éclater le langage dont la radio avait hérité de cinq décennies d’histoire de la communication radiophonique, selon les critères sémiotiques et fonctionnels de l’autoritarisme politique et économique.
La façon d’opérer du médiactivisme peut être considérée comme une première manifestation du processus de réagencement cognitif. Avec le médiactivisme émerge la conscience de la ductilité du rapport entre usage de la structure et fonctions d’une technologie d’agencements comme l’est la technologie électronique. L’info-travail a la possibilité de réagencer les éléments constitutifs du procès de production, tandis que le travail mécanique et industriel ne l’avait pas. C’est la différence essentielle entre les technologies industrielles et les technologies digitales.
Si l’on pense à la chaîne de montage de l’industrie mécanique, on voit bien qu’il n’y a aucune possibilité de reconfigurer cet agencement. Il est produit pour soumettre le temps ouvrier au rythme de l’exploitation. Il n’y aucune possibilité d’y introduire de mutation, on peut seulement le saboter, le ralentir, l’endommager, le détruire. Si l’on pense au contraire au cycle du travail digital, on voit que la question est beaucoup plus complexe et que chaque séquence productive présente des bifurcations, des ouvertures, des possibilités d’une finalisation alternative. Le travail cognitif est convoqué dans chaque séquence productive et peut y intervenir consciemment, en modifiant la srtructure même du cycle et en la ré-agençant pour des finalités indépendantes. Le travail cognitif a la possibilité de re-agencer, c’est à dire de modifier les agencements technico-sémantiques du dispositif et donc de les refinaliser.

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Si l’on pense à l’énorme disproportion entre la force économique dont dispose le pouvoir et celle dont dispose la société, on en vient à se demander : comment peut-on modifier le fonctionnement d’un médium, casser la domination sur la communication et créer des agencements autonomes ?
Radio Alice a été une tentative de répondre à cette question, de même que les expériences récentes des militants du médiactivisme subversif. Et la réponse va dans cette direction : il ne s’agit pas de réagir à la force du pouvoir en lui opposant une force égale, contenus contre contenus. Il s’agit au contraire d’introduire dans les interstices de la communication sociale des facteurs de déviation, d’ironie, de décloisonnement, il s’agit de trouver des lignes de fuite capables de faire « délirer » le flux dominant et de faire émerger l’obscène, ce qui reste en dehors de la scène.
« Il n’y a de grand, et de révolutionaire, que le mineur » écrivent les auteurs de Kafka, pour une littérature mineure. C’est précisément là que nous en sommes. Le mineur n’est pas minoritaire, parce qu’il se met à un certain point à proliférer. Le mineur peut révéler une ligne de fuite, un principe de ré-agencement du cadre tout entier. Et cette ligne de fuite peut se diffuser, peut permettre à des millions de molécules sociales (millions d’Alice en puissance) de se déplacer selon une logique communicationnelle qui n’est pas compatible avec la reproduction du pouvoir.
Le médium télévisuel est structurellement construit pour transformer les gens en spectateurs, en récepteurs passifs d’un flux qui a des caractéristiques hypnotiques et subliminales. Il est clair que cet agencement communicationnel et technologique du tube cathodique et de l’écran, de l’éther et du satellite, est construit pour qu’on ne puisse que regarder, assis et muet. Et il ne s’agit pas seulement des contenus discursifs, idéologiques, publicitaires que véhicule le médium. Il s’agit d’une modélisation de la relation sociale, du comportement, du langage.
Le flux, l’image, le bruit, la sollicitation du système musculaire, du système nerveux et de la vue agissent comme dispositifs de la connaissance et de la relation sociale. Et pourtant, même le médium télévisuel peut être traversé de flux de communication indépendante, peut fonctionner comme facteur de réagencement actif. L’expérience récente des Telestreet italiennes va justement dans ce sens. Les Telestreet ont fait surgir une ligne de fuite sur le plan de l’agencement technique : le micro transmetteur télévisuel fonctionne dans un espace géographique très limité, un espace d’une petite centaine de mètres, envahit l’éther dans les cônes d’ombre, fréquences qui ne sont pas utilisées bien qu’officiellement attribuées. Et en outre les Telestreet entrent dans un rapport d’échange et de collaboration sur le réseau télématique, en envoyant leurs produits à un serveur commun, et en puisant dans le même serveur pour leurs transmissions. En somme le médium télévisuel se trouve ainsi transformé en un réseau de proxi-vision. Le médium publicitaire, qui est un dispositif, peut même être déstructuré et réagencé en fonction d’intentions complètement différentes de celles de l’entreprise, de l’advertising, si le langage de la marchandise se trouve détourné pour montrer la misère et la folie que la domination de la marchandise diffuse dans l’état mental collectif.
Grâce à une action de redéfinition du contexte et à une mutation de l’imaginaire, les radios libres ont pu agir en tant que réagencement proliférant d’un dispositif qui avait fonctionné jusque là comme dispositif centralisateur, modifier le rapport entre émetteur et récepteur et les agencements internes au fonctionnement des transmissions. L’utilisation du téléphone en direct a été un élément de réagencement qui a cassé le caractère centralisateur du système radio et ouvert la voie à des agencements expérimentaux de diverses sortes. Dans les années 70 le téléphone en direct, la possibilité d’insérer dans le flux radiophonique la voix de l’auditeur était un scandale du point de vue du système médiatique. Non pas tellement parce que les contenus portés par la voix de la rue auraient été intolérables pour le pouvoir, mais parce que cela détruisait le filtre entre émetteur et récepteur sur lequel se fondait à cette époque la sacralité du médium et sa fonctionnalité pour le pouvoir. Cela ne signifie pas que le direct à la radio soit en soi et pour soi une forme libératrice et subversive, tant il est vrai qu’aujourd’hui le direct est devenu la chose la plus banale et même le vecteur de la stupidité sociale dominante. Mais dans les années soixante dix le direct a introduit un principe réticulaire et proliférant dans le fonctionnement structuré du médium. C’est pourquoi on peut considérer cette expérience comme une anticipation du réseau, représentant une incarnation de ce que Félix appelait socialité post-médiatique. Naturellement Internet n’est pas non plus un automatisme, mais un dispositif et par là ses supposées vertus libératrices ne sont pas un programme inscrit nécessairement dans sa structure, mais une disposition, une possibilité, une puissance qui s’actualise seulement dans certaines conditions sociales et imaginaires.

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Dans Chaosmose Guattari parlait de « nouveau paradigme esthétique » : le thème de son propos c’est la mutation de l’épiderme, de la zone de contact entre les corps, de la sensibilité. Le devenir de la communication est un facteur décisif du devenir de l’épiderme collectif. Les technologies de la communication sont liées à la perspective esthétique, si nous considérons l’esthétique comme quelque chose de différent de la sphère du jugement sur l’objet artistique, comme la cartographie de la sensibilité, de la perception, de l’épiderme collectif, et comme projection de mondes par des subjectivités en devenir.
L’écosophie, conscience environnementaliste se voulant à la hauteur de la réalité technologique complexe de la modernité tardive, naît de la conscience du rôle essentiel que joue l’esthétique dans la perspective de l’écologie. L’esthétique est la science qui étudie le contact entre l’épiderme et les flux chimiques, physiques, électromagnétiques, électroniques, informatiques.
Le sémio-capitalisme est avant tout une affection de la sensibilité. Dans la sphère de l’info-production le rapport psychisme/corps subit les effets pathogènes de la surstimulation informationnelle. L’accélération capitalistique, la raréfaction du contact entre les corps, la déterritorialisation planétaire agissent sur les modalités d’élaboration du psychisme social et avant tout sur la sensibilité. C’est précisément sur la pellicule sensible de la relation sociale que le bombardement médiatique agit brutalement. L’imaginaire se trouve envahi par des monstres hypervéloces, des virus mutants du psychisme collectif. Le problème essentiel qui émerge est celui de la proxémique sociale, et donc de l’esthétique, en ouvrant la possibilité d’élaborer des stratégies politiques et thérapeutiques qui agissent sur le corps émotionnel, sur la façon dont les corps se perçoivent les uns les autres dans le champ social.

(traduit de l’italien par Giselle Donnard)