Majeure 28. L'Extradisciplinaire. Pour une nouvelle critique institutionnelle

Quand l’art c’est la vie Artistes-chercheurs et biotech

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En 2000, Eduardo Kac déclare à la télévision qu’il a commandité la « création » d’un lapin transgénique. En 2004, l’artiste Steve Kurtz est détenu par le FBI, soupçonné de « bioterrorisme » en raison du matériel scientifique qu’il utilise dans des installations conçues pour démystifier la biotechnologie. Ce contraste entre un artiste-publicitaire qui fait mousser le biotech et un artiste-chercheur qui le critique, sert de point de départ pour l’examen des fonctions de la science et de l’art dans une société néolibérale. Face au secret commercial, à la privatisation du savoir et au contrôle toujours plus strict des laboratoires, l’artiste-chercheur peut intervenir afin de rendre publics les processus de recherche et les enjeux de la commercialisation des découvertes, au moyen d’installations où le participant manipule directement l’outillage et les concepts scientifiques. Mais, pour ce faire, l’artiste doit également interrompre le fonctionnement normal du monde de l’art néolibéral, où des institutions soutenues par le mécénat privé gardent des droits exclusifs sur des produits-fétiches, destinés à alimenter la spéculation financière. L’article se termine sur un aperçu du travail de Brandon Ballangée, artiste et chercheur en écologie.
En 2000, l’artiste Eduardo Kac est passé à la télévision avec la déclaration qu’il avait commandité la « création » d’un lapin transgénique dénommé « Alba ». Cette opération de relations publiques mettait en avant l’image d’un lapin rehaussé de vert, puisque la protéine verte fluorescente (PVF) exprimée par l’ADN extrait de la méduse Aequorea Victoria et greffé dans le zygote d’un des aïeux d’Alba n’apparaît que sous un certain spectre de lumière. Selon Kac, tous les débats qui surgissaient à partir de cet acte à controverse garantie font partie de l’œuvre Lapin PVF, qui devait comprendre également la socialisation du lapin via son intégration à la famille de l’artiste. La controverse et les débats furent documentés, sélectivement, dans des œuvres ultérieures, le tout avec force publicité. La socialisation proposée s’est transmuée en une campagne pour « libérer Alba », puisque l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) en France, où le lapin a été produit, refusa de laisser l’animal partir du laboratoire, les termes de l’accord avec l’artiste faisant l’objet d’une contestation judiciaire[[Christopher Dickey, « I Love My Glow Bunny », Wired 9.04, avril 2004.. Les détails de cette dernière controverse ne semblent figurer ni dans le livre réalisé par l’artiste, ni dans ses photos glamour qui montrent des gens en train de lire les journaux dont Alba occupe la manchette, ni dans son œuvre interactive qui permet au public de combiner ces manchettes pour faire mousser la biotech[[Voir www.ekac.org/gfpbunny.html.
Pour la majorité du public, le Lapin PVF aura marqué un premier contact avec ce type de travail. Mais dans le monde de l’art, où les commissaires, les institutions et les critiques plantent rapidement leurs drapeaux sur toute île nouvelle qui affleure à la surface, il a déjà un nom : « bio art ». Le sous-genre technologique était attesté sous des formes plus ou moins médiaphiles avant l’an 2000. Le premier exode d’artistes hors de la toile paysagère et vers l’environnement naturel eut lieu au moment où les habitants prenaient conscience d’être sur la « navette spatiale Terre », un vaisseau-mère qui avait lui-même besoin de soins. Dans les années soixante, des artistes comme Robert Smithson et Michael Heizer avaient appliqué les principes de l’art minimal et conceptuel sur le terrain ; et bientôt un véritable genre allait éclore, intégrant les apports du mouvement écologiste, du féminisme et des perspectives utopistes des années soixante-dix. Aujourd’hui, l’art contemporain qui correspondrait au land art de la première génération n’est jamais loin des nouvelles technologies, sachant pertinemment que la technique dicte les termes du rapport humain au monde naturel. Comme le démontre amplement la biotechnologie, fleuron commercial des « sciences de la vie » qui ont connu une progression fulgurante depuis le premier Jour de la Terre en 1970.
Au mois de mai 2004, je me suis trouvée dans l’obligation d’expliquer à des agents fédéraux la légitimité de l’utilisation, par un artiste, de techniques biologiques de pointe. J’avais pris l’avion de Chicago à Buffalo, dans l’État de New York, afin de rejoindre mon ami Steve Kurtz du groupe Critical Art Ensemble (CAE), un jour seulement après la mort soudaine de sa femme au cours de son sommeil. La police, venue constater le décès, a trouvé une table jonchée d’équipements de laboratoire ; incrédules devant l’idée que Kurtz puisse se servir de tout cela pour son art, ils ont appelé la Brigade antiterroriste. Quand je suis arrivée le lendemain, le FBI était sur place pour embarquer Kurtz et lui interdire l’accès à son domicile, en l’attente de fouilles qui ont mené à la confiscation de ses matériaux de recherche, y compris un ordinateur et de nombreux documents personnels. On m’a soumise avec lui à l’interrogatoire. Ce n’était pas la première fois que j’avais tenté de rendre compte de ce type d’art, mais la circonstance – un ami accusé de bioterrorisme – ajoutait une urgence toute nouvelle.
Cette détention provisoire s’est révélée illégale, et après un laps de 22 heures – dès que Kurtz a pu contacter un avocat –, on nous a relâchés. Tout ce que le CAE a fait au cours de ses dix-huit années d’existence est public, souvent produit avec l’aide d’institutions établies ; le travail est documenté sur le site Web du groupe et dans une série de livres édités par Autonomedia, ainsi que dans de nombreux articles[[Voir www.critical-art.net. Pour plus d’informations sur le cas, www.caedefensefund.org.. Néanmoins, alors que le Département de la justice américain poursuivait son enquête sur Kurtz, plusieurs de ses associés ont été appelés à expliquer la nature et la légitimité de ce type d’art à la presse et au public.
Nous nous sommes vite aperçus que le procès de Kurtz nous offrait l’occasion de parler en public des problématiques que les activités artistiques de CAE cherchaient précisément à mettre en lumière. Pendant une décennie, leur travail s’est concentré sur les conséquences de diverses applications du génie génétique. L’équipement confisqué par les agents fédéraux provenait d’un laboratoire mobile destiné à détecter la présence d’ingrédients génétiquement modifiés dans les aliments manufacturés ; la recherche en cours, saisie elle aussi, concernait le transfert de ressources du domaine de la santé publique vers celui de la biodéfense. Peu après le début du cauchemar de Steve Kurtz (qui continue ; j’y reviendrai), j’ai voulu formuler non seulement une justification pour la participation d’artistes à la recherche scientifique, mais également, des critères pour de telles collaborations. À une époque où les sciences de la vie font l’objet de spéculations financières sans précédent, fondées sur des avancées technologiques qui bénéficient à une fraction infime de la population mondiale, l’intérêt principal de ces critères serait de distinguer entre les projets artistiques qui cherchent à interrompre ces tendances de fond, et ceux qui servent en dernière analyse à les renforcer.

le bio de biologie est-il le bio de biopouvoir ?
L’explosion de filières spécialisées en génie génétique, bioinformatique et biotechnologie, toujours bien dotées en financements, est fonction de la manière dont la biologie s’est adaptée aux mécanismes de la doxa de notre temps, le néolibéralisme. La théorie économique et politique du néolibéralisme soutient que les individus aussi bien que la société tout entière se portent au mieux quand le gouvernement se limite à garantir et à protéger la propriété privée, le marché et le libre-échange. Cette idéologie a acquis une influence extraordinaire à cause de son identification avec des notions morales de liberté individuelle et de dignité humaine, surtout vis-à-vis de ce qui a été défini comme leurs contraires : les régimes communistes totalitaires et, depuis la fin de la guerre froide, le fondamentalisme islamique. Le désir de vivre sous ce système est censé aller de soi, pour l’humanité tout entière.
À travers cette idéologie, tout ce qui est valorisé par les êtres humains sera conçu légalement comme un objet appropriable par un sujet, au détriment d’un autre. Non seulement la terre mais jusqu’aux bases mêmes de la vie : les savoirs, la capacité créatrice, l’alimentation, la santé, la médecine, l’eau. Ce qui s’ensuit (et pas seulement dans les sciences), c’est la transformation du monde vivant en une série illimitée d’occasions pour s’emparer de telle ou telle propriété, acquérant ainsi les droit inaliénable d’en profiter. Ajoutez à cela une jurisprudence qui accorde aux grandes sociétés les droits et protections d’un individu, et qui les privilégie par rapport à des individus en chair et en os. Placez le tout en rapport avec un système d’institutions éducatives et de recherche publique qui, encore une fois selon les principes néolibéraux, a été peu à peu coupé de subventions publiques et qui dépend toujours davantage de partenariats avec les entreprises et de la commercialisation de connaissances brevetées[[Pour une synthèse excellente de l’influence des grandes sociétés sur les universités américaines, voir Jennifer Washburn, University Inc. : The Corporate Corruption of Higher Education, New York, Basic Books, 2005.. Puis répandez ce système autour du monde via des accords de libre-échange brutaux, suite à quoi les régimes de propriété intellectuelle seront garantis par la superpuissance économique et militaire du monde[[Pour une source constamment actualisée d’informations sur les accords de libre-échange bilatéraux négociés sans débat public, voir www.bilaterals.org.. Voilà le contexte des sciences de la vie aujourd’hui.
Sous le néolibéralisme, le gouvernement de la vie et de la fécondité de populations entières – ce que Foucault désigne comme le biopouvoir – est repris par les forces du marché. Aux États-Unis, la gestion des pensions et des retraites, de l’alimentation et de la santé, des vaccinations et des antibiotiques, des naissances et de la durée de vie, est confiée de plus en plus au domaine de l’intérêt privé, sous le primat du droit à la propriété. L’appareil publicitaire de la recherche en biotechnologie, comme celui de l’économie de marché, promet l’accès à une norme idéalisée d’existence humaine toujours améliorée. Appliquée au niveau du corps individuel, cette norme est pourtant vendue à tous par les médias de masse, et des décisions concernant la population entière se font sur le présupposé d’un accès généralisé à celle-ci. Cependant, si elle est bien disponible, c’est seulement pour ceux qui ont les moyens de l’acheter sur le marché.
Évidemment, un artiste pourrait aborder le panorama que je viens d’esquisser de mille manières différentes. Pour élaborer mes critères, je vais supposer d’abord que l’artiste entende traiter du monde commun tel qu’il est vécu par le plus grand nombre. La science au service du néolibéralisme aliène le non-spécialiste, tout en affectant profondément sa vie par des applications commerciales. Je ne condamne pas le savoir spécialisé en tant que tel ; son hermétisme et son autorité semblent destinés à perdurer dans bien de circonstances. C’est la reconfiguration récente de la science – encore auréolée de prétentions traditionnelles à la vérité et au service public, alors même qu’elle se plie au diktats du marché – qui exige de nouveaux droits de participation du public aux décisions. Les mécanismes courants d’aliénation qui font obstacle à toute contestation publique peuvent être classés en trois catégories principales : (1) l’abstraction et la mystification ; (2) la nature ambiguë du financement, public ou privé, qui jette le voile sur les intérêts en jeu ; (3) les instruments légaux qui servent à protéger les connaissances sous la forme du secret commercial ou de la propriété intellectuelle. Ces derniers comprennent les brevets et les accords de transfert matériel (ATM), qui régissent dans le contexte américain l’utilisation de matériaux biologiques de recherche, assimilés à de la propriété privée. Selon mon schéma, l’artiste-chercheur est celui qui interrompt le fonctionnement de ces barrières, en son nom comme au nom d’autres membres du public aliéné. La figure 1 montre comment cela pourrait se passer :

J’ai énuméré des stratégies possibles pour l’artiste dans des catégories qui correspondent plus ou moins aux aliénations : (1) la mise en scène de procédures scientifiques, afin d’offrir une expérience directe de la matérialité de la science ; (2) l’initiation à des champs de savoir spécialisés permettant au non-spécialiste de produire des récits nouveaux, selon sa propre perspective sur les enjeux ; l’adoption par l’artiste du rôle d’un « amateur » qui cherche des collaborateurs à l’intérieur du champ scientifique et/ou accepte de devenir un « voleur » de savoir privatisé, afin de politiser, ou du moins de problématiser, cette séquestration du savoir.

le bio de bio art est-il le bio de biopolitique ?
Steve Kurtz avait trouvé un collaborateur ; mais on l’a pourtant accusé d’être un voleur. Kurtz et son collaborateur de longue date, le Dr. Robert Ferrell, professeur de génétique à l’université de Pittsburgh, ont été inculpés de fraude postale et de fraude téléphonique. Les lois qu’ils auraient enfreintes n’ont rien à voir avec le bioterrorisme ; elles concernent la propriété privée.
Selon différentes allégations, Ferrell aurait aidé Kurtz à obtenir pour un montant de 256 $ trois espèces de bactéries non nocives, utilisées couramment dans les laboratoires de biologie. Certains échantillons de matières biologiques font l’objet d’une régulation pour des questions de risques sanitaires ; mais tout échantillon commercial est traité comme de la propriété privée. Ils sont régis par les Accords de transfert matériel (ATM), signés par l’investigateur principal du laboratoire, qui s’engage à ne pas partager, reproduire, vendre ou donner une quelconque quantité de la matière acquise. La reproduction de cette matière (elle est vivante !) ne peut pourtant pas être limitée, une fois dans les mains de l’acheteur. Dans la recherche biologique, le partage d’échantillons et d’autres matières est à peu près aussi courant que le partage de fichiers musicaux parmi une génération d’auditeurs adeptes de technologies numériques.
Le cas de Kurtz et Ferrell pourrait passer pour un nouvel abus du pouvoir étatique, en cette époque d’« exception ». Mais c’est en fait un cas parmi d’autres, qui montre les conséquences sérieuses de toute interruption du « cours normal des affaires » dans les sciences. Il permet de voir à quel point les champs d’expertise sont protégés, non seulement pas les mécanismes traditionnels de la professionnalisation, mais par des exclusions légales érigées au nom de la propriété (sinon de la sécurité nationale). Ces lois s’appliquent le plus souvent au cas par cas, et la question de savoir qui sera poursuivi pour leur transgression dépend de la quantité de produits détournés, ou du degré de politisation de ce qui en est fait.
Pendant une décennie environ, le travail de CAE a soulevé très précisément le type de questionnement que j’ai esquissé ci-dessus, à propos des applications de la biotechnologie. La plupart de leurs projets prennent la forme d’expériences théâtralisées ouvertes à la participation, mises en scène dans des musées, des centres culturels, des universités et d’autres lieux de passage qui vont de l’hôpital au marché de campagne, où le public a la possibilité de manipuler directement un outillage scientifique et de s’interroger sur les bénéficiaires des intérêts dégagés par le marketing et la régulation des techniques nouvelles. Les projets visent à permettre cet accès à un public large, quelles que soient les perspectives idéologiques qui puissent s’y trouver représentées, mais les textes accompagnant ces projets n’évitent jamais les dimensions politiques du sujet – que ce soit les tendance eugéniques de la fécondation artificielle ou l’impossibilité d’une régulation adéquate d’aliments transgéniques qui n’ont pas encore été examinées par des scientifiques indépendants.
Quand je réfléchissais aux critères permettant d’évaluer le bio art, je me suis demandé d’abord comment les artistes pouvaient aider les non-scientifiques à influer sur les décisions qui fixent les priorités de la recherche. Ce faisant, j’ai dû reconnaître que l’artiste a également besoin de traverser les barrières qui entourent un autre champ bien emmuré : l’art lui-même. Les enjeux peuvent ici paraître moins urgents, mais si les artistes veulent renforcer l’autonomie de leur public face aux bulldozers économiques et politiques de notre temps, ils doivent également développer des stratégies intelligentes pour surmonter l’héritage historique qui aliène la plupart des non-spécialistes du travail des artistes professionnels.
La réorganisation des valeurs qui a accompagné les bouleversements psychiques et sociaux du XXe siècle a habitué le public à la migration constante de l’art vers des territoires inattendus. Mais cela ne signifie pas que le public comprenne ce que font les artistes, ni qu’il s’en soucie. Tout au long du siècle dernier, le besoin constant de se distinguer des médias de masse et des divertissements populaires a coincé le langage et la logique des beaux-arts dans une marginalité absconse (mais encore élitaire), où le prestige aussi bien que le commerce semblent obéir à des règles bien particulières. La plupart des interventions discursives et pratiques qui ont transformé les formules standardisées des beaux-arts et qui sont entrées dans l’histoire en tant que mouvements ont nécessité des stratégies nouvelles de diffusion. On pense aux impressionnistes et à leur Salon des refusés, aux artistes dada et surréalistes qui exposaient dans des cafés et des cabarets et qui faisaient circuler des affiches et des publications expérimentales ; puis il y a eu les artistes Fluxus, l’Artist Placement Group, les inserts que les artistes conceptuels pratiquaient dans des magazines, la performance, l’art postal, la vidéo câblée ou activiste, l’art communautaire, le net.art etc. Mais les œuvres retenues comme canoniques sont purgées de ces subversions des formes autorisées et de la diffusion centralisée et unidirectionnelle.
Le problème n’est pas seulement que des changements dans cet état des choses auraient pour effet de déstabiliser des investissements monétaires énormes, mais aussi que ces changements entraîneraient la validation d’autres formes d’art, d’autres artistes et d’autres pratiques. Cela déstabiliserait à son tour une des fonctions du système de diffusion, qui est de produire une distinction nette entre artiste et amateur. Dans une société bâtie sur des principes démocratiques, le maintien de cette distinction est très coûteuse en énergie ; et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles les beaux-arts sont marginalisés alors que les « industries créatives » occupent le devant de la scène.
La tradition artistique connue sous le nom de « critique institutionnelle » se définit par des œuvres qui critiquent la perpétuation des beaux-arts en tant que spécialisation. Un regard historique suggère que, sans un souci éthique allant bien au-delà des préoccupations strictement artistiques, une telle critique se réduit aisément à une nouvelle vague de savoirs spécialisés qui favorise l’autosatisfaction des initiés. Elle ne pourra pas faire grand-chose alors pour redessiner des frontières disciplinaires qui menacent de déformer toutes les catégories d’intérêt humain, quand elles sont fortifiées par une spéculation économique exagérée. La spécialisation des savoirs est évidemment à la source de grands progrès, mais leur retranchement derrière des barrières commerciales et légales entraîne une ignorance systématique, une aliénation généralisée, un rétrécissement du potentiel individuel et des dégâts sociaux sur le long terme. Mon schéma, dès lors, devait se dédoubler pour prendre en compte la deuxième discipline impliquée dans le bio art :

écologie de la réception
Ce que j’ai proposé n’est pas un système à points ou une liste de contrôle, mais plutôt un ensemble d’indicateurs pour mettre en évidence les sources et les résultats de tentatives artistiques qui, de par leur nature, nous amènent sur le territoire de l’inquantifiable.
Eduardo Kac prétend qu’à l’époque de la biotech, le rôle de l’artiste comme créateur s’est élargi à la vie elle-même. La presse a exploité son œuvre pour ses qualités spectaculaires, mais elle semblait également satisfaite de mettre l’image de l’artiste audacieux en parallèle avec celle d’une industrie résolument tournée vers l’avenir. On peut imaginer que c’est très exactement la mise en parallèle – et l’impression d’irresponsabilité qui s’en dégage – que les scientifiques de l’INRA voulaient éviter, dans le sillage des scandales de la vache folle et de la fièvre aphteuse qui venaient de ternir l’image de la science en Europe. Le Lapin PVF a beau être accessible au grand public, il reste un objet fétiche bien conçu pour soutenir la mystification de l’artiste-créateur et l’opacité des partenariats, des rapports de propriété, des savoirs cloisonnés, et de l’intégration complexe de la biotechnologie dans les structures oligarchiques des grandes sociétés.
Le travail de CAE fournit un contre-exemple. On en trouve un autre chez l’artiste Brandon Ballengée, dont les projets traitent aussi de possibilités d’accès, non pas tant au laboratoire qu’aux méthodes de recherche sur le terrain. Pendant plus d’une décennie, il a mené des recherches précises dans des marécages et d’autres écosystèmes, en contribuant au travail d’institutions scientifiques, à des efforts de remise en état écologique et à l’éducation environnementale à travers des formes originales de documentation de son travail. Parmi les sujets qu’il a traités, on trouve des floraisons d’algues toxiques, la diminution et la mutation de populations d’amphibies, et les conséquences de la pollution atomique et chimique. Il expose son travail pour le public de l’art dans les institutions idoines, mais il intègre également le contact avec d’autres sortes de personnes pendant les différentes phases de recherche et de production de ses projets. À cette fin, il développe des ateliers d’écologie, de biologie de terrain, de génétique et de visualisation numérique pour des écoles et pour des publics généralistes qu’il accueille dans des parcs ruraux et urbains, des musées, des zoos, des magasins d’animaux domestiques et des marchés aux poissons, aussi bien que des résidences d’artistes[[Voir http://www.greenmuseum.org/content/artist_index/artist_id-19.html.
Parce qu’il a suivi un cursus artistique et non pas scientifique, il reprend la tradition du naturaliste amateur, qui aurait beaucoup à apporter aujourd’hui. Cette figure est particulièrement pertinente dans la discipline jeune, complexe et peu subventionnée de l’écologie, où chaque étude suppose des centaines d’heures d’observation et de collecte de données sur le terrain. Peu après sa montée en importance pendant les années 1970, avec la nouvelle conscience des effets de la pollution, l’écologie a commencé à perdre du terrain dans les départements de biologie, avec le boom de la biotech et le changement des lois régissant la production d’inventions brevetées à l’université, qui a fait de la recherche génétique une source inégalée de financement.
Il est significatif que Ballangée ait développé son travail à travers des partenariats avec des chercheurs et avec des institutions scientifiques, et que le domaine où il s’est introduit sans accréditation traditionnelle le prenne au sérieux(7)[[Ballengée a fourni des spécimens à l’American Natural History Museum, au New York State Museum, au Peabody Museum de l’Université de Yale et au Museum of Vertebrate Zoology de l’Université de Californie à Berkeley. Il a collaboré avec le Dr. James Barron, Ohio University Lancaster, et le Dr. Stanley Sessions, Hartwick College, avec des chercheurs au Natural History Museum de Londres, à la Woods Hole Oceanographic Institution, et beaucoup d’autres. En 2001, on l’a nommé membre de Sigma Xi, The Scientific Research Society.. Il est également significatif qu’il ne soit pas chercheur professionnel et qu’il apporte quelque chose d’autre, hors des cadres de la profession, à savoir la compétence visuelle, symbolique et communicative de l’artiste. Rappelant une autre tradition artistique qui n’est pas très favorisée par le « marché des idées », Ballangée crée et renégocie des notions de valeur pertinentes pour la société. Le modèle qu’il nous offre est celui d’une acquisition autonome de savoir, rattachée à des valeurs que la science accélérée par le marché tend de plus en plus à oublier. Cela, en soi, est politique.
Il est étonnant d’observer à quel point le refus du politique a été porté dans une société qui se veut démocratique. Car la démocratie, dont le concept et la structure sont censés légitimer le pouvoir des gouvernements sur notre vie (et notre mort), n’en est pas une si les citoyens qui la composent sont devenus allergiques à toutes les formes de vie politique. Dans les sciences – et aux États-Unis, même dans les sciences sociales –, le fait d’avoir une position politique suggère que l’on ne peut pas facilement quitter sa propre identité et se mettre dans la position objective du scientifique, un déplacement qui est à la base de la crédibilité du domaine. Dans les arts – où la prise de décisions responsables ne fait pas forcément partie des attentes –, c’est un énorme plus si l’on est passionné et si l’on regorge d’opinions personnelles ; mais le fait d’avoir une position politique est considéré comme la mort de toute créativité. Cela voudrait dire avoir une opinion qui pourrait être collective, qui ne serait peut-être pas tout à fait individuelle, qui ne serait pas privée, qui ne serait pas libre. Car à l’égal de toutes les autres valeurs dans notre variante libérale de la démocratie, la liberté est conçue comme quelque chose de privé, et l’un des impératifs de l’artiste est la performance de cette liberté – mais seulement dans les formes sous lesquelles notre société nous encourage à la reconnaître.
En tant qu’artistes, on peut commencer par s’efforcer de formuler le méconnaissable, d’abord en refusant de mettre en scène une liberté définie sous des conditions qui légitiment le primat du privé : expression privée, sentiments privés, expériences privées, propriété intellectuelle privée, nostalgies privées, générosités privées, destins privés. Surtout quand une telle garantie de liberté « privée » se révèle au grand jour comme un privilège de rang accordé à de moins en moins de personnes, celles qui jouissent déjà de la part du lion quand il s’agit de la sécurité de la vie et de son amélioration esthétique. Dans la psychologie néolibérale de la vie publique, la rhétorique de la privatisation a opposé, de façon totalement fausse, la liberté et la diversité fonctionnelle des individus à toute forme d’entreprise collective. Si l’artiste veut avoir un impact sur l’instrumentalisation de la science et des biotechnologies pour la concentration des richesses aux mains de quelques-uns, elle doit reconfigurer à la fois la pratique scientifique et la pratique artistique.