A chaud 35, hiver 2009

Une réaction symptomatique

Partagez —> /

S’il y a bien Guantanamisation de la société française, pourquoi a-t-elle monté en épingle ce groupe-là de neuf jeunes gens, localisés à Tarnac, plutôt que les centaines de milliers d’autres qui tentent aussi de critiquer et de dépasser les mutilations imposées par notre régime de production ? Le message (Vous avez intérêt à vous tenir tranquille, sinon… !) s’adressait visiblement à ces centaines de milliers d’autres plutôt qu’aux embastillés eux-mêmes. Mais pourquoi la foudre est-elle tombée sur eux ? Est-ce un simple aléa de l’ineptie traditionnelle des services de surveillance qui se sont trouvé renifler au hasard cette piste parmi cent mille autres possibles ? Ou est-ce parce que la foudre se trouve assez naturellement tomber sur les cimes les plus élevées ?
Un « expert » des questions de sécurité disait à propos des écrits du Comité invisible et de Tiqqun : Ça fait réfléchir ! Rassurons-nous : l’idée de prêter la moindre dose d’intelligence aux auteurs de ces livres ne l’avait pas effleuré. Il venait de dire que ces ouvrages en appelaient (presque) ouvertement au sabotage, et son Ça fait réfléchir pouvait se traduire sans perte en un Ça fait peur. Or la peur de la réflexion, c’est justement de cela que parlent avant tout les livres incriminés – et l’on sait que c’est sur la base d’un délit d’opinion (préalable à toute accusation de passage à l’acte) que les neuf de Tarnac ont été suspectés, surveillés, espionnés et pris en filature.
Les Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille (Mille et une nuits, 2001), la Théorie du Bloom (La Fabrique, 2004) et L’Insurrection qui vient (La Fabrique, 2007) sont des livres qui tendent à nos formes de vie un miroir terriblement décapant. Comme tout miroir, celui-ci ne réfléchit qu’une seule face de notre présent : sa face de manque, de vide et de négativité. C’est cette face d’inanité qu’incarne la figure du « Bloom » (forme vide construite, entre autres, à partir de Joyce, de Musil et de Michaux). Le Bloom, qui vit en la plupart de nous, c’est celui qui détruit laborieusement ses possibilités de vie dans la mobilisation infinie d’une activité qu’il sait toutefois être incapable de jamais produire une « action » digne de ce nom. Le Bloom est posé comme la figure emblématique de cet « entrepreneur de soi-même » qui cultive et dépense assidûment un « capital humain » dont il ne sait pas quoi faire. C’est en ceci que réside son inanité constitutive (à la fois anthropologique et ontologique).
Bien entendu, cette seule face d’inanité est insuffisante : tout un pan de la réflexion menée dans Multitudes vise justement à dépasser cette négativité purement critique (et parfois auto-complaisante) afin de nous rendre sensibles aux potentiels d’émancipation mobilisables dans les évolutions du capitalisme tardif. Cela ne nous empêche toutefois pas de reconnaître la puissance de l’image (partielle) qui apparaît dans le miroir (vétéro-situationniste) érigé par les portraits de la Jeune Fille et du Bloom – voire jusque dans les attaques contre des « négristes » accusés de « s’immerger dans le continuum éthique du management et de la gestion ».
Si ces trois ouvrages se sont attiré les foudres d’une paranoïa « anti-terroriste » très rationnellement entretenue, c’est peut-être moins pour leurs quelques dérapages (maladroits : gauches, plutôt que gauchistes) sur d’éventuels et poétiques « sabotages », que pour la force rhétorique avec laquelle ils répandent le virus de leur critique radicale de l’anthropologie économiste. Cette radicalité ne vise en réalité ni les TGV, ni les forces de police, ni les gouvernements sécuritaires : elle s’adresse à la forme de vie bloomesque propre à notre « économie », à cette économie qu’alimentent et purgent les « crises financières », dont on s’obnubile à doper « la croissance » et qu’on rêve de voir augmenter notre « pouvoir d’achat ». De la finance, de la croissance, du pouvoir d’achat : pour quoi faire ? Ce n’est pas aux formes extérieures du pouvoir ou de la vitesse que s’en prennent ces trois livres, mais bien à l’économie des affects sur laquelle repose toute l’économie des biens de consommation. Là est leur « crime » fondamental. Réduire cette radicalité à de vaines gesticulations littéraires, à de vieilles postures gauchistes et à de l’anti-capitalisme primaire serait peut-être pertinent, mais raterait l’essentiel : la réflexion esquissée par ces trois ouvrages touche une veine profonde de résistance aux nouvelles tendances oppressives du capitalisme tardif. Cette veine de résistance, qui fermente au cœur même de ce qui nourrit le capitalisme cognitif, est à la fois instinctive et intellectualisée. Elle est capable du pire comme du meilleur. Moins qu’à agir sur elle, les ouvrages incriminés aident à la repérer, à la sentir (en soi), à en mesurer les contours, les dimensions, les avatars, les forces et les faiblesses.
C’est sans doute déjà trop pour un dispositif productiviste-sécuritaire qui suspecte toute réflexion trop acérée de menacer son « développement » (entendons : sa course effrénée vers l’abîme). Qu’une telle réflexion se voie aujourd’hui « incriminée » (filée, puis réprimée par la mobilisation terrifiante d’unités spéciales anti-terroristes) en dit long sur l’hypersensibilité, et donc sur la fragilité actuelle de ce dispositif productiviste-sécuritaire.
On peut à cet égard observer un effet de symétrie et de synergie remarquable (même s’il est classique) entre ces trois ouvrages et la Guantanamisation démesurée qui les réprime (indirectement). Dès le XVIIIe siècle, les livres « subversifs » ne pouvaient pas rêver meilleure publicité que d’être mis à l’Index. Si le sécuritarisme dominant a besoin de brandir périodiquement ses « terroristes » (fussent-ils aussi peu convaincants que ceux-ci, bricolés à la hâte), le Comité invisible – au-delà des souffrances personnelles et des traumatismes cruels imposés aux embastillés et à leurs proches – pourrait bien se réjouir de la visibilité nouvelle offerte par la répression, laquelle lui permet de faire savoir qu’il existe, qu’il publie des livres et qu’il pourrait bien offrir une perspective crédible d’« Action politique » puisque tout le monde a soudain infiniment peur de lui…
Dans leur face à face surréaliste et apparemment absurde, Georges-André Tiqqun et Michèle Alliot-Marie sentent – et font sentir – non tant une « insurrection qui vient » qu’un énorme déficit des formes de subjectivation sur lesquelles repose la reproduction du modèle économiste régissant nos formes de vie. Et la radicalité des écrits et la disproportion de la répression méritent d’être analysées comme des symptômes, ou mieux comme des réactions (actuellement ou potentiellement « réactionnaires ») au décalage de plus en plus sensible qui laisse l’actualisation de nos désirs traîner loin derrière les possibilités ouvertes par la production effective de nos modes de vie.
Il est bon de s’indigner devant les excès et les aberrations des usages actuels de la machine à surveiller et à punir. Il est nécessaire de condamner la Guantanamisation au nom de « droits fondamentaux » qu’on a peut-être trop longtemps snobés pour leur tonalité et leur bonne conscience kantiennes. Il est toutefois plus important encore de mesurer les forces à l’œuvre dans et derrière les usages et les abus de ces droits. Immigrants sans papiers, enfants de 12 ans criminalisés, téléchargeurs Peer2Peer débranchés, jeunes gens pris en filature pour avoir frayé des formes de vies nouvelles au cœur ou dans les marges de nos métropoles : la Guantanamisation sélectionne très précisément ceux dont « l’économie » a bien besoin pour poursuivre sa « croissance », mais dont elle échoue à enrégimenter les désirs et les comportements. Depuis l’économie des services et des bas salaires nourrie par l’immigration clandestine jusqu’au téléchargement des fichiers sur Internet, c’est tout le mode actuel de production capitaliste qui coince aux entournures, c’est-à-dire à ses différentes formes d’enclosures légales (frontières nationales, droits de propriété intellectuelle) – aussi ne faut-il pas s’étonner que ce soit justement là qu’il ait besoin d’appliquer une répression accrue. Depuis les jeunes de 12 ans criminalisés pour avoir entrepris de nourrir leurs passions consuméristes jusqu’aux « marginaux » avides d’échapper à la logique auto-oppressive de ce même consumérisme, c’est bien aussi autour d’enclosures psychiques que se mènent les luttes dans le domaine de l’économie des affects. Dans tous ces cas, la tendance au durcissement de la répression témoigne bien d’une tension plus grande entre la poursuite de la « croissance » et l’enrégimentement de nos désirs.
La Guantanamisation relève d’une réaction aussi symptomatique que le Bloom. Voilà qui a sans doute de quoi nous faire réfléchir – sans pour autant forcément devoir nous faire peur.