Le temps à l’œuvre du dépliement
Une œuvre d’art et un soulèvement politique ont ceci de commun qu’ils révèlent le déploiement d’une vérité historique. Ils ouvrent à chaque fois, unique, un espace et un temps où adviennent, en un clin d’œil, toutes les possibilités du monde : où les choses et les êtres parlants acquièrent une appartenance à cette advenue historique. Dans l’ébranlement du geste créatif et insurrectionnel les dimensions du temps reçoivent un nouvel éclat. Non seulement l’avenir et le présent se marquent de nouvelles frappes de sens et de nouveaux horizons, mais aussi le passé se transfigure et retourne vers le monde avec des jours ressuscités, des morts et des souvenirs oubliés qui révèlent leur présence et se montrent dans les nouvelles dimensions de cette vérité historique. Car le déploiement de la vérité appelle toujours une mémoration si ce n’est une commémoration.
On peut dire que dans toute œuvre artistique il y a un effort de mémoire, qui n’est pas simplement un procédé mnémotechnique. Mais il s’y agit de frayer de nouveaux chemins par où un passé transformé peut affluer vers nous et s’articuler à nos nouvelles possibilités ouvertes. Le geste de Nidhal Chamekh est au cœur de cet effort. Que ce soit par le trait du dessin, par l’exploration des archives, par la capture photographique ou filmique, ou même par l’installation de dispositifs visuels et de mise en espace, il y a toujours une recherche d’une mémoire au-delà de l’archive : une mémoire an-archivique. Là où l’archè (principe, fonds – commencement et commandement) dicte ses règles et ses lois, le travail de l’artiste cherche à fouiller le sol dans lequel le principe s’érige, sans pour autant faire de l’archéologie : aucune méthode scientifique ou logique n’est assez rigoureuse pour faire justice à un passé comme l’est une fine écoute de l’appel du passé lui-même. Une écoute qui suit les plis et replis du temps et se love dans l’innervation de l’événement de l’histoire au moment de son éclatement.
Mais aussi, une écoute qui suit et garde en mémoire cet oubli primordial qui ne dépend pas de nous : un oubli que nous n’avons pas oublié, car il ne peut se garder dans le discours et ne peut du coup être énoncé dans aucun travail d’analyse aussi poussé soit-il. L’oubli non pas d’une chose particulière, ou d’un ensemble de choses ou d’événements particuliers. Mais l’oubli comme retrait de l’advenue en elle-même de tout événement, l’ouverture qui rend possible la parole, l’œuvre, et la décision. Et qui, par cette possibilité donnée, doit se retirer elle-même et se retenir pour qu’apparaissent les êtres et qu’ils durent.
Une telle écoute et poursuite du déploiement premier de la vérité (déploiement premier qu’on peut appeler aussi justice antéjuridique) parait à première vue comme une entreprise inutile ou même dangereuse car, d’une part elle s’apparente à un saut dans le néant et ne participe pas au système de l’utilisation générale des ressources et de la reproduction des rapports de pouvoir. Et, d’autre part, elle situe et trace les contours de tout principe, de toute archè, en l’assignant à sa finitude.
Soulèvements, souvenirs
Suivre dans les œuvres de Nidhal Chamekh des chemins qui s’offrent à nous, c’est participer à la commémoration d’événements qui font sens pour notre histoire. C’est-à-dire répondre à l’invitation de l’artiste à réinterpréter l’archive et essayer de la traverser vers ce qui la soutient sans apparaître. C’est aussi entrer dans une atmosphère ou une tonalité où l’on se dispose à faire place à celles et ceux que l’histoire officielle a laissés en marge ou invisibilisés. Du coup, le sens du présent s’articule au passé de manière à ce que ce dernier se métamorphose et se révèle plein de promesses. Le printemps tunisien de 2011 s’articule ainsi aux émeutes du pain de 1983, les martyres (témoins) des deux soulèvements correspondent et appellent à une révolte contre toute forme d’injustice. Et pour un instant nous voyons ce qui relie dans l’histoire d’un pays un récit d’expériences communes qui n’est pas le récit d’une gloire officielle, mais les cris de l’épreuve d’une douleur partagée, et la joie d’une insurrection qui fait communauté. Nous nous situons désormais dans une constellation qui fait sens dans la mesure où les événements s’entrappellent et s’agencent en s’originant les uns des autres. Nous assistons à travers les arrangements dans et entre les œuvres de l’artiste à un seuil d’époque qui s’instaure. Au niveau de ce seuil, une vérité historique est au bord de la naissance, elle ne se donne pas à la connaissance, qui calcule et archive afin de s’assurer d’un fonds d’informations prêtes à être utilisées à tort et à travers, mais elle se confie à la garde d’une mémoire hospitalière. Cela exige de nous une transformation radicale de notre être le plus intime : que nous ne soyons plus sujets de savoir ou de pouvoir, établis sur un fonds propre (archè) stable et intemporel, mais que nous puissions devenir des êtres an-archiques, accueillant dans notre mortalité les signes d’une vérité vivante et finie, rythmée par les battements de l’histoire.
Visages hors langage
Comment accomplir cette transformation ? Est-il même possible d’« accomplir » cette transformation ? À vrai dire cela doit provenir de quelque lieu en-deçà de notre identité et de notre pouvoir propre, ailleurs que dans l’espace de la subjectivité et de ce qui la constitue : la volonté et la représentation. Là aussi, nous pouvons trouver dans les œuvres de Nidhal Chamekh quelque chose qui nous aide à penser et à approcher ces questions. En nous situant à proximité de ces dessins de « portraits » de colonisés – enrôlés dans l’armée de l’empire colonial français – nous pressentons l’appel vers un autre rapport à l’autre. Dans la série « Nos visages », ce ne sont plus des visages qui apparaissent, ce qui fait irruption dans ces regards est d’un autre ordre. Ce ne sont des visages ni au sens platonicien : comme eidon ou aspect par lequel les êtres se montrent dans un monde intemporel, ni même au sens lévinassien en tant que révélation de l’autre qui me transcende et me rend otage par son altérité. Ce qui s’ouvre avec « Nos visages » c’est un rapport, et dans le monstrueux de leur apparition c’est une étrangeté qui ne cherche pas à signifier. Une monstruosité qui contre-dit avant de dire car l’unité du visage est rompue empêchant tout dire de se proférer. Peut-on dire qu’il s’agit là d’une visagéité au sens deleuzien ? Peut-être… En tout cas il ne faut pas rapporter ce procès de visagéité à aucune forme de subjectivation ou de problème de subjectivité. « Nos visages » nous dévisagent, non pas avec leurs yeux, mais avec chaque trait qui les marque. Ils portent un abîme à travers lequel ils nous concernent sans nous fasciner. Et au lieu de nous prendre en otage par le jeu des significations, ils libèrent un espace dans lequel nous pouvons nous mouvoir pour leur correspondre de différentes perspectives. Ce n’est plus un rapport intersubjectif, ou de psychè à psychè, qui est exigé de nous, mais une correspondance mémorielle où il n’y a pas de sol sur lequel nous nous tenons afin de « tenir l’autre pour » quelque chose de déterminé. Cette absence de sol n’est pas un manque, mais l’ouverture libératrice pour de nouvelles possibilités, autres que spirituelles ou métaphysiques (communicationnelles). « Nos visages » ouvre un lieu où est possible un entretien sans dialogue, nous nous tenons les uns aux autres comme les étoiles se tiennent dans le ciel, en constellation. Par la révélation de notre histoire, ses injustices et ses violences, ses amitiés et conflits, ses pardons et ses règlements de comptes, mais aussi par le respect du secret de la matière de laquelle nous nous déchirons en figures temporelles.
Ces visages paradoxaux accusent sans aucune culpabilisation chrétienne : en eux le Christ ne peut se révéler. Ils ne cherchent pas à sauver notre monde à travers leur douleur. Nous ne pouvons les incorporer en nous. Ils sont là : ils garantissent par leurs superpositions l’abîme entre toutes les finitudes, et montrent, au-delà de l’effort occidental de la projection du faciès, l’impossibilité de l’achèvement du signe. Ils se retirent au moment de leur reconnaissance faciale. Mais dans leur retrait, ils nous appellent à entrer en rapport avec leur temps et leur lieu.
Seuils
Les dessins de « Nos visages » sont des seuils. Ils portent et endurent les frontières et les transfigurations. Dans la synchronie des portraits se déplient et se lisent les récits de longs voyages. Ils renvoient ainsi à tous les autres fragments agencés par Nidhal Chamekh autour des migrations et des exils. Tous les périples à travers le seuil méditerranéen, là où la traversée est toujours injuste, inéquitable, et qui chaque fois révèle l’hostilité au cœur de l’hospitalité. La mémoire de l’étranger dans son expérience d’étrangèreté est aussi un espace qui nous permet d’accéder à cette autre dimension de l’histoire. Le seuil que doit traverser l’étranger ne sera jamais retenu par le dispositif de contrôle et d’archivage, car le dispositif d’accueil ne pourra pas reconnaitre ni quantifier le deuil ou la douleur du déchirement.
Ce seuil-là, qui est l’autre nom de l’abîme séparant les êtres du monde dans lequel ils surgissent, se met en œuvre furtivement dans les rares gestes de pensée et de création. Il est gardé en eux et réservé à celles et ceux qui le porteront pour de nouvelles époques ou pour une autre histoire.
« Arrêtons-nous près des êtres qui peuvent se couper de leurs ressources, bien qu’il n’existe pour eux que peu ou pas de repli. L’attente leur creuse une insomnie vertigineuse. La beauté leur pose un chapeau de fleurs. »
R. Char, La bibliothèque est en feu
« – … Un événement, si je comprends bien, qui aurait la forme d’un sceau, comme s’il était commis, témoin sans témoin, à la garde d’un secret, l’événement scellé d’une signature indéchiffrable, un sigle, un dessin avant la lettre. »
J. Derrida, Sauf le nom
« Quand l’homme est en mouvement vers ce qui se retire, il montre vers ce qui se retire. Dans ce mouvement, nous sommes un « Monstre ». Mais ce que nous montrons ainsi est tel, qu’il n’est pas traduit – pas encore traduit – dans la langue que nous parlons, et qu’il demeure sans signification. Nous sommes un Monstre privé de sens. »
M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?
« L’origine est désormais époquale et événementielle. Époquale ou diachronique, elle inaugure un âge ; événementielle ou synchronique, elle ouvre le jeu fluant de la présence qui nous joue, chaque fois ici et maintenant. Jeu non plus radical, mais rhizomatique. »
R. Schürmann, Le principe d’anarchie
« Si l’homme a un destin ce sera plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin »
G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux
« Pour beaucoup la table est mise
Et la maison est bien pourvue
Plus d’un qui est en voyage
Arrive à la porte d’obscurs sentiers.
D’or fleurit l’arbre des grâces
Né de la terre et de sa sève fraiche.
Voyageur entre paisiblement ;
La douleur pétrifia le seuil.
Là resplendit en clarté pure
Sur la table pain et vin. »
G. Trakl, Un soir d’hiver
« L’HABITANT
Travaille, une ville naîtra
Où chaque logis sera ton logis.
TOQUEBIOL
Innocence, ton vœu finit
Sur la faucille de mon pas »
R. Char, Les transparents