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À Calais, un autre devenir ville

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Lors des attentats du 13 novembre 2015, la deuxième ville de l’agglomération calaisienne a tenu à adresser un hommage particulier aux victimes. Alors qu’elle avait subi la nuit même un incendie accidentel majeur, ses habitants se sont réunis pour une manifestation et une minute de silence. Riche de plus de 6 000 habitants, elle compte sans doute le plus grand nombre de diplômés du supérieur, de techniciens supérieurs, de gens de talent de l’agglomération. Elle est multilingue, multiethnique et plus de 15 nationalités y sont représentées. Ceux qui l’habitent ont payé plusieurs dizaines de milliers d’euros pour la rejoindre. Cette ville n’est pourtant pas représentée au conseil d’agglomération. C’est assez dommage, car il se pourrait fort bien que ce qui s’y construit actuellement constitue un des plus instructifs laboratoires d’architecture et d’urbanisme du XXIe siècle.

Cette ville, c’est la Jungle de Calais.

Au début du mois d’octobre, les étudiants du diplôme de spécialisation en Architecture des risques majeurs de l’école nationale supérieure d’Architecture Paris Belleville en ont fait un relevé extensif. Ils ont étudié l’architecture des restaurants, des bars, des boutiques, des hôtels, des boîtes de nuit, le théâtre, les deux églises, les cinq mosquées, les deux bibliothèques, les deux écoles généralistes et l’école d’art, la galerie, les deux dispensaires… et bien évidemment les milliers de logement qui s’y trouvent. Ils ont surtout étudié les manières dont se forme la ville et ce qu’on peut lire des espaces communs et des espaces publics, la manière dont ceux-ci sont appropriés de diverses manières en fonction des différentes origines. Ils ont pu regarder les multiples variations de modes constructifs et analyser les risques qu’ils impliquent (principalement l’incendie). Ils ont aussi pu démontrer leurs qualités écologiques : les bâtiments sont bien isolés et souvent bien ventilés, ils optimisent la matière aussi bien que la quantité et le poids des matériaux, utilisant des matériaux naturels ou en recyclage  ; beaucoup ont un côté exemplaire en termes de développement durable. De même, ces architectures faites en direct par les habitants pour les habitants, ces espaces intermédiaires entre les intérieurs et les extérieurs, les cours partagées plus ou moins ouvertes qui affichent des gradations subtiles du privé vers le public présentent des qualités architecturales que l’on a peine à trouver dans les productions contemporaines, trop marquées par les systèmes de normes, les réflexions sécuritaires ou par la spéculation foncière. Alors que l’architecture contemporaine souffre trop souvent de sa déshumanisation, la jungle est un espace urbain riche d’enseignement pour retrouver les éléments d’une architecture plus humaine, proche des gens et en pointe écologiquement.

 

La Jungle de Calais est simplement un avatar symptomatique du modèle urbain connaissant le plus fort développement  sur la planète : le quartier précaire. D’après les chiffres d’ONU Habitat, c’est plus de 2 milliards de personnes, soit 30% de la population mondiale, qui habiteront prochainement dans un tel type de ville. Les gouvernants français et les édiles locaux croient que les quartiers précaires doivent purement et simplement être éradiqués. À Calais, ils ont engagé un programme de mise en place de containers qui viendront peu à peu détruire les urbanités existantes pour les remplacer par des alignements de boites de métal. Il faut savoir qu’ils sont les derniers sur la terre à avoir cette analyse, partagée uniquement avec les dirigeants chinois. Tous les autres pays du monde exposés à de tels types d’urbanisation de manière massive savent au contraire, et ce depuis plusieurs dizaines d’années, que la seule solution consiste à améliorer les quartiers précaires. En Inde, dans tous les pays d’Amérique Latine, en Indonésie, les politiques de démolition/reconstruction, sur le modèle de celle engagée par le gouvernement français sont abandonnées, car elles cassent les fragiles liens économiques et sociaux qui y sont à l’œuvre. Pire, elles proposent le plus souvent des architectures stériles soumises à des règlements autoritaires, dénuées d’espaces partagés ou qualitatifs. Elles empêchent toute prise d’autonomie économique des gens qui les habitent.

 

L’architecture des camps telle qu’elle est le plus souvent produite, et ce sera notamment le cas à Calais, est productrice d’infantilisation et de perte d’autonomie, plongeant ceux qui les habitent dans des spirales socialement descendantes. C’est pourquoi il y a un véritable enjeu à mieux connaître les quartiers précaires, à les comprendre et les analyser pour les améliorer. À l’évidence, le quartier précaire n’est pas désirable en soi, mais il fait pour beaucoup partie d’un chemin de vie, et travailler à son amélioration plutôt qu’à son éradication est le meilleur moyen de faire en sorte que ceux qui l’habitent puissent en sortir.

 

Après la ville historique, la ville moderne et la ville pavillonnaire, la ville informelle a un avenir devant elle, dont il faudra bien que les acteurs de la ville, urbanistes et architectes, se saisissent.