Le 9 avril, un jeune Yanomami meurt du Covid 19 dans l’État de Roraima. Cette mort ravive une douleur profondément ancrée dans la mémoire et dans les corps des Yanomami : les épidémies liées aux projets de colonisation puis de modernisation du Brésil. Dans La Chute du Ciel, le chaman yanomami Davi Kopenawa raconte à l’anthropologue Bruce Albert son enfance, son initiation au chamanisne ainsi qu’une succession d’épidémies.
Dans les années 1950, la présence de Blancs dans la forêt se faisait déjà remarquer depuis longtemps. Kopenawa les vit pour la première fois lors de son enfance à Marakana. Il s’agissait d’agents des commissions chargées de démarquer, en territoire Yanomami, les frontières du Brésil. C’est après leur passage que nombreux parmi les siens furent pris par la toux et la fièvre entre autres symptômes de maladies exanthématiques, et moururent peu après. Dans les années 1960, Kopenawa aperçut des missionnaires s’installant dans sa région. Ils rejetaient les esprits de la forêt et criaient des paroles de Dieu. Un de ces missionnaires, rentrant de Manaus avec sa fille malade, apporta la rougeole dans la forêt. Un avion avec un médecin et des médicaments fut appelé, mais la tragédie ne put être évitée. Les Yanomami pleurèrent alors la perte des anciens et des esprits qui les protégeaient et soignaient. C’est à cette époque qu’il devint évident, même pour ceux qui entre-temps étaient devenus « croyants », que les paroles de Dieu étaient des mensonges.
Dans les années 1970, après avoir attrapé la turberculose et avoir été guéri dans un hôpital à Roraima, Kopenawa repartit à Manaus pour devenir agent de santé, et puis revint chez les siens. Et là encore, quelque temps après, arrivèrent des agents de la lutte contre la malaria et l’onchorcecose, ainsi que des fonctionnaires de la Fondation Nationale de l’Indien. Ces derniers offrirent à Kopenawa un travail d’interprète au poste du bord de la route Périmetrale Nord, qui traverse l’Amazonie d’Est en Ouest. Il y assista alors au déchirement de la terre, à la destruction de la forêt par d’énormes tracteurs et, encore une fois, à une épidémie de rougeole.
Quel rapport avec le coronavirus ? Le cas particulier de Davi Kopenawa prend sens au sein de dynamiques globales, dont l’observation impose de traverser les frontières, entre les disciplines comme entre les nations. Toutes ces épidémies furent précédées par des « signes » : des images, des rumeurs de moteurs, des odeurs et, surtout, différentes « fumées » – des cigarettes brûlées ou de la dynamite explosée. Ce récit des « fumées d’épidémies » est celui de la douleur des Yanomami face aux « maux des Blancs », arrivés avec les marchandises et les machines, mais aussi avec des êtres maléfiques, tels que les agents du pouvoir national ou religieux. Face à ces maladies, les chamanes se retrouvèrent souvent impuissants et, par conséquent, perdirent leur emprise sur la communauté. Celle-ci adhéra en partie à la foi des missionnaires ou s’intéressa à d’autres formes de connaissance. Kopenawa lui-même se retrouva, à plusieurs reprises, soigné par des médecins, et de ces expériences naquit une envie d’apprendre la médecine. Car selon la vision thérapeutique yanomami, les soins chamaniques avec la Yakoana et les plantes de guérison ne sont pas incompatibles avec les pratiques médicales et ses remèdes.
Cette séquence d’épidémies chez les Yanomami est surement bien plus longue et se trouve réactualisée depuis le début de ce siècle. Depuis 2005, Frédéric Keck travaille sur les crises sanitaires liées aux zoonoses. Dans un article de 2014, « From Purgatory to Sentinel », il établit un lien entre trois événements épidémiques : la grippe H3N2 de 1968, la grippe aviaire H5N1 de 1997 et le Syndrome Respiratoire Aigu Sévère SRAS de 2003. Les alertes précoces ont permis d’obtenir une importante distance sécuritaire. À partir de ce travail, le microbiologiste Kennedy Shortridge a conçu Hong Kong comme une « porte », où les virus pourraient être suivis lors de leurs déplacements de la Chine vers le reste du monde. Et les microbiologistes se sont conçus eux-mêmes comme des « sentinelles », voire comme des « chasseurs » de virus. En effet, au niveau micro, ils observent les cellules qui, à partir du contact avec les agents infectieux, cherchent à produire des anticorps et, au niveau macro, les microbiologistes émettent les signes visibles de cette menace invisible.
Comment chasser ce terrible virus ? Keck s’appuie sur le pouvoir pastoral conçu par Michel Foucault. Or, conçu comme un pouvoir de surveillance du berger sur ses brebis, ce pouvoir ne tient pas compte des relations entre prédateur et proie, des dynamiques qui s’établissent entre humains et non humains, en l’occurrence entre humains et virus, dans le cadre des zoonoses. Pour les appréhender, il faut introduire l’idée d’un pouvoir cynégétique, c’est-à-dire un pouvoir lié à la chasse. Keck se base tout particulièrement sur les travaux d’ornithologues qui observent comment des oiseaux communiquent entre eux et contre les prédateurs. Ce pouvoir cynégétique est donc essentiellement lié à une puissance de communication – émission et réception de signes – particulièrement importante dans l’émergence de zoonoses, caractérisées elles-mêmes par le passage des cellules entre les organismes, puis entre les territoires politiques. Il faut toutefois considérer, selon lui, que « les agents pathogènes ne sont pas des ennemis à l’extérieur de la frontière mais des «opérateurs spécifiques» au sens où Lévi-Strauss l’entendait, c’est-à-dire, reliant différents niveaux de communication entre les entités vivantes ». Le réservoir animal n’est donc pas un troupeau qui demande une surveillance, selon le modèle pastoral, mais une source de distinctions et de signes, telles que les scrutent les chasseurs grâce à ce que Lévi-Strauss a décrit comme une « pensée sauvage ».
Revenons à Kopenawa et Albert, et à ce qu’ils décrivent comme la chute du ciel… Dans l’écosophie caractéristique de certains peuples indigènes de la région amazonienne, nous trouvons de nombreuses pistes pour chasser le virus. Kopenawa raconte des agencements entre chamanes et chasseurs pour s’approvisionner en gibier. Les chamanes se chargent d’attirer le gibier par des chants invoquant par des images les esprits de la forêt. Il s’agit tout d’abord de rendre le gibier heureux, et seulement après de le flécher, avec droiture, d’un seul coup. La chasse est ici une véritable action de communication entre différentes entités, avec des techniques sophistiquées. Tout ce qui s’ensuit est réalisé avec le plus grand soin, de la cuisson à la consommation et, finalement, au traitement des restes pour ne pas attirer la vengeance des animaux. Car les animaux sont eux aussi des êtres doués d’humanité.
Dans le cas du Covid 19, la chauve-souris et le pangolin sont vendus et consommés au fameux marché de Wuhan en Chine, reconnu comme le foyer initial de la pandémie mondiale. Ils sont l’hôte principal et l’hôte intermédiaire dans la chaîne d’infection par le nouveau coronavirus qui vient d’atteindre les hommes mais qui avait été anticipée par diverses productions humaines. L’anthropologue Els Lagrou nous rappelle que les Huni Kuin sont appelés « peuple chauve-souris » par leurs ennemis Kaxinawa, parce qu’ils marchent la nuit. Mais, attention, ils ne mangent jamais ces animaux, car ils leur attribuent un réel pouvoir de transformer la forme, le yuxin.
Plutôt que de faire appel aux métaphores, concevoir une chasse au virus appelle une pensée sauvage qui n’est pas opposée à la pensée scientifique. Les deux diffèrent au niveau de leurs opérations et applications, la première étant plus liée au sensible, la deuxième à l’abstraction. Avec la science, osons penser sauvagement.
Le dépassement des frontières entre espèces dans le marché de Wuhan appelle, de ce fait, au dépassement de bien d’autres frontières de la pensée, celles que l’on établit entre sciences et croyances, entre nature et culture, entre forêts et villes. Mais, pour franchir prudemment ces frontières, il nous faut une attention aux signes, à la vie sous toutes ses formes.
Les travaux de Frédéric Keck ou d’Els Lagrou sont le symptôme qu’un changement paradigmatique au niveau d’une biosécurité mondiale est peut-être en cours : au-delà de la « prévention », c’est l’« anticipation » par des sentinelles, et la « préparation » par de nombreux dispositifs (inédits ou traditionnels), qui émergent. Urgentissime, cette préparation est constituée par la simulation de scénarios, par le stockage de médicaments et d’équipements de protection individuelle, ainsi que par le développement de nouveaux vaccins, tests et applications.
De nombreuses inquiétudes se sont alors manifestées, ces derniers temps : et si cette chasse au virus devenait une chasse à l’homme ? Les applications sont effectivement basées sur des technologies de tracking, basées sur des formes de géolocalisation de l’usager et de contact tracing qui traquent les contacts entre les usagers. Le danger se situe alors dans la possibilité que la lutte contre le Covid 19 accélère une surveillance digitale des corps. C’est un risque, auquel il faut rester sensible. Mais le fait d’être traqué est toujours ouvert à la possibilité de traquer à son tour : les soulèvements récents de Hong Kong face à Beijing indiquent que la possibilité de chasser les abus des pouvoirs est toujours là, grâce à ces mêmes téléphones portables qui nous mouchardent.
Vaccins, tests et application : ce que cette préparation requiert est une capacité accrue et aigüe de saisir des signes – DNA, mRNA, PCR et BITS entre autres – dans leur passage entre les niveaux biologiques et technologiques, dans leur mutation ontologique même, par des esprits-corps alertes. Accrue et aigüe signifie que, s’il y a multiplication des signes et des dangers, il doit y avoir intensification de l’attention et de l’intention. Pour les sentinelles qui la traquaient, cette pandémie était bel et bien prévisible… 1997, 2003, 2020. Tous les signes étaient déjà là, dans de nombreux articles scientifiques et, plus récemment, dans l’augmentation anormale du nombre de pneumonies.
Le Covid 19 en Amazonie est une véritable catastrophe : à la maladie qui atteint les populations indigènes extrêmement vulnérables s’ajoutent des effets secondaires de l’augmentation du déboisement et de l’orpaillage. C’est tout un écosystème qui est bouleversé et qui appelle fortement à une écosophie pour le réparer. Le cas particulier ne prend sens qu’au sein de dynamiques globales. Dans le domaine de la santé globale, des responsabilités, des réorganisations et des réparations devront être envisagées. Notre traque au virus et notre attention au vivant gagneront en acuité quand les chamanes et les chasseurs d’Amazonie seront appelés à rejoindre les sentinelles de Hong Kong pour une meilleure préparation du monde entier.
[voir Zoonose]
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