Le miracle a été là, présent devant nos yeux, la nature a repris temporairement ses droits alors que les êtres humains s’absentaient des rues et des places, des forêts et des champs, des lieux artificiels aussi bien que de ceux à caractère naturel : bref, quand le chat est parti, les souris dansent. Les confinés se sont émerveillés face aux images nombreuses, largement diffusées dans les réseaux sociaux, d’animaux divers qui retrouvaient le chemin des rues, des villes ou de lieux au sein desquels ils n’avaient jamais été bienvenus. Il en est ainsi des deux canards qui se sont dandinés sur le perron de la Comédie-Française probablement à la recherche de nourriture alors que les badauds avaient abandonné les bords de Seine et n’y jetaient plus rien ou encore de ce cougar qui trottinait en ville suivi par des caméras amateurs. Enfermés derrière nos écrans à l’abri de la contagion, nous sommes devenus friands de contempler ces interactions que nous ne pouvons plus développer.

L’échange, simplement par le regard, est beaucoup plus difficile que l’échange qui engage l’ensemble d’une personne. Nous avons tous fait l’expérience de la difficulté de concentrer son attention par le regard uniquement, durant des heures de discussions à distance. En somme, en présenciel, le corps entier est là, bien que, parfois, l’esprit s’aventure ailleurs, quitte à rêvasser un peu, alors qu’il est beaucoup plus difficile à distance, en virtuel, de se laisser aller à de telles rêveries à défaut d’être présent à cette interaction même.

Le sentiment, en ce qui concerne ce retour de la nature, est le même ; il ne s’agit que d’images, et ce que nous célébrons, est ce surgissement rapide de la nature animale, en nos absences, alors même que le virus lui-même participe de cette nature. Il y a donc là un paradoxe à creuser, vif et constant au cours de l’histoire des rapports à la nature, entre une nature spectacle, et parfois spectaculaire, et une nature ordinaire, travaillée, hybridée, avec laquelle nous vivons plus ou moins bien, et notamment par des procédés de mise à distance. Pensons, par exemple, à la nature des romantiques, ce paysage sublime admiré par un promeneur solitaire de Caspar Friedrich, ou encore à la nature sublime des volcans en éruption. Pensons également à la nature pittoresque, encensée notamment par des urbanistes du début du XXe siècle comme Camillo Sitte, en réponse à un urbanisme abstrait qui consistait à répartir rationnellement les activités dans les villes alors en plein développement. Pensons, également, à l’hygiénisme qui a consisté à mettre à distance miasmes et insalubrités des pauvres (le bitume des trottoirs pour les boues, les égouts, etc.), mais aussi les animaux, fermes et abattoirs y compris, alors qu’aujourd’hui, nous célébrons le miracle d’une nature retrouvée à l’ombre de nos activités disparues.

Qu’est-ce que cela dit ? Que nous avons envie de cette nature, que nous sommes tristes de ne pas être à même de la préserver, que nous sommes heureux quand elle a l’air de ressurgir. Mais ce sont là des émotions que nous réservons le plus souvent aux espèces emblématiques. Qui irait se réjouir du retour des insectes par milliers dans les villes ? Ou encore de la présence de rats, que, collectivement, nous trouvons dégoûtants ? Cette nature retrouvée rend-elle compte des fonctionnements écosystémiques, des interdépendances des systèmes vivants ? J’en doute : la nature spectacle s’accommode rarement de la nature ordinaire qu’elle tend à réduire au rang des utilitaires ou des problèmes à subir.

[voir Cosmocide, Oiseaux et drones, Silence]