81. Multitudes 81. Hiver 2020
Mineure 81. Interzones sud-américaines

Généalogie du gouvernement Bolsonaro
Les deux hélicoptères de la guerre brésilienne

Partagez —> /

Haïti, c’est ici….

« Pense à Haïti, prie pour Haïti. Haïti est ici, Haïti n’est pas ici » chante Caetano Veloso. La tragédie sans fin d’Haïti a inspiré le musicien au début des années 1990, ainsi que, tout au début, la politique étrangère du gouvernement Lula. En 2004, le Brésil a accepté de diriger la mission de paix pour Haïti (MINUSTAH1) qui a occupé treize ans des quatre gouvernements du Parti des Travailleurs. Cette mission onusienne a permis une modernisation ambivalente de l’armée brésilienne : une nouvelle perspective globale qui l’a, à nouveau, propulsée au cœur du scenario politique national. Il y a un rapport d’« aller et retour » entre les cités de Port au Prince et les favelas de Rio de Janeiro. Ces dernières ont été, à la fois, le terrain d’entraînement des contingents militaires brésiliens mobilisés en Haïti et l’espace où l’« apprentissage haïtien » a été appliqué dès qu’elles en sont revenues. Pour les officiers et les soldats brésiliens, la situation intérieure était plus grave que celle de l’extérieur et, paradoxalement, l’expérience internationale plus « réelle », plus vraie que celle réalisée dans le cadre national2. Ainsi, l’expérience de la « vraie guerre3 » et des « matériels neufs » expérimentés à l’étranger a alimenté une véritable escalade des interventions militaires domestiques placées sous la bannière de la « pacification » des favelas. Ce sont les officiers qui ont conduit ces missions qui remplissent aujourd’hui un rôle de premier plan dans le gouvernement fédéral d’extrême droite. Si certains pensent que l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro « n’est pas une aberration mais le retour à la normalité (brésilienne)4 », cette normalité n’est plus la même : ni au Brésil, ni ailleurs.

Après avoir commandé la MINUSTAH, le général Augusto Heleno a été le commandant militaire de la région amazonienne, où il a contesté la politique des réserves indigènes. Il dirige aujourd’hui le cabinet de la sécurité institutionnelle de Bolsonaro. Un commandant du bataillon brésilien en Haïti, le général Otávio Rêgo Barros a ensuite conduit la grande opération de pacification du Complexo do Alemão5 à Rio de Janeiro, décidée par le gouvernement Lula en partenariat avec le gouverneur allié de Rio de Janeiro. En 2019, Rêgo Barros était le porte-parole de la présidence Bolsonaro6. La « pacification » de ces favelas est un des cas d’étude sur le futur de la guerre. Un rapport du Pentagone fait état des dimensions de l’opération : « À Rio de Janeiro, en novembre  2010, plus de 3 000 policiers et membres de l’armée ont été mobilisés pour interrompre le cycle de violence qui émanait d’une seule des 600 favelas de la ville7 ». Avec la multiplication de ces opérations dites de « pacification » sous les gouvernements de gauche, entre Haïti et les favelas de Rio, les militaires brésiliens ont commencé à pratiquer un nouveau type de conflit et de gouvernance qui participent d’un nouveau warfare. C’est une guerre urbaine ou diffuse qui a déjà lieu : une série de « fractures et de conflits violents, souvent confus » menés par une multiplicité d’acteurs, d’organisations et même de petits groupes, chacun poursuivant ses propres objectifs8. En juin  2020, le procureur de la République de Dijon, après que des « dizaines de jeunes des Grésilles sont descendus […] dans les rues […] brandissant un arsenal impressionnant d’armes à feu », déclarait : « Ce n’est pas la guerre mais ce sont des événements graves […] ». Depuis 2012, Alain Joxe parle de guerres des banlieues9. Déjà lors de la première guerre du Golfe, Umberto Eco disait que « la guerre n’est plus entre deux patries, (mais) elle met en concurrence une infinité de pouvoirs ». Cette guerre est donc « autophagique » : les victoires sont toujours « momentanées10 ». La frontière, comme méthode ou non, ne nous amène plus nulle part.

L’interzone des guerres moléculaires

Hans Magnus Enzensberger voyait dans la fin de la guerre froide le début de guerres moléculaires11. Dans ces guerres que « tous subissent, mais personne ne fait » dit Étienne Balibar, la violence devient inconvertible, s’inscrivant dans « une zone grise 12 », nous dirons une interzone. Selon Bertrand Badie, on se rapprocherait de « la notion de “société guerrière” naguère élaborée par Pierre Clastres pour analyser les sociétés primitives13 ».

Or, dans l’interzone, le clivage schmittien entre l’ami et l’ennemi devient flou. Au lieu de se fixer, il circule et il est impossible de décider qui est l’ami et qui est l’ennemi, qui est régulier et qui irrégulier14. La guerre s’est déplacée dans la zone d’indétermination qui mobilise à la fois les niveaux interétatique, intra-étatique et supranational. Elle fonctionne par empilements, de la même manière que la structure « multilayered » (multicouches) des logiciels, réseaux et hardwares que Benjamin Bratton appelle « Stack15 ». La production de récits a lieu au cœur de l’interzone. D’après un colonel de l’armée brésilienne, ce champ de bataille se trouve dans le mince espace qui sépare les deux oreilles de tout individu16. Le général Charles Beaudouin prévoit que « les guerres […] se feront en coalition dans les villes, parmi des populations hyper-connectées et informées en temps réels, et avec des pertes humaines importantes17 ». Alain Joxe dit aussi que le point clé est l’interface entre violence et économie, dessiné par la révolution électronique, mais il pose dans cette interface (qui est l’autre nom de l’interzone dont nous parlons) deux dynamiques majeures : la prédation et l’addiction. L’addiction (la violence de  l’économie) est le dispositif des marchés captifs donnant libre cours aux profits intenses de la prédation (l’économie de la violence)18.

Ce sont les deux mécanismes de base des économies maffieuses qui ont toujours su se greffer dans le tissu du marché capitaliste, en doses et degrés différents. Ce qui est nouveau, ce sont leurs implications militaires et économiques. D’une part, « la prédation implique l’embuscade, le piège et la défaite des concurrents avant toute concurrence, qui aboutit à la captivité des marchés19 ». Elle s’articule à l’addiction, à savoir non seulement à une demande rigide à la baisse et en expansion constante, mais aussi à la multiplication de « modes de protection de ces réseaux économiques qui sont du type que les proxénètes accordent aux prostituées et les rackets aux bars ». D’autre part, c’est « cette combinatoire (oppression et protection), naguère le privilège des mafieux aux ambitions limitées aux interstices des empires, qui aujourd’hui devient la forme matricielle de la recherche du profit dans la gouvernance insécuritaire20 ». Si Joxe attribue cette inflexion à la globalisation néolibérale, la matérialité de sa dynamique est bien plus profonde et aussi beaucoup plus contradictoire. Plus profonde au sens où le régime d’accumulation dont elle est le ressort implique un nouveau rapport entre circulation et production, entre territoires et firmes, entre travail et emploi. Plus contradictoire dans la mesure où le rapport entre territoires de la circulation et espaces des firmes brouille les traditionnels clivages de classe et de lutte.

La capture des flux après la valorisation

Les rapports entre économie de la violence  et violence de l’économie changent parce que le rôle des territoires s’est radicalement transformé. Dans la période où les différents pays de la région sud-américaine se trouvaient dans une trajectoire d’industrialisation, la gestion des pauvres et de leurs territoires visait à moduler les rythmes de leur insertion dans un marché du travail, dont les moteurs étaient au moins triples : les formes de néo-esclavagisme dans les grands latifundium, le travail de très faible productivité des services urbains et enfin, l’insertion dans le salariat industriel émergeant. On sait que ce scénario a été bouleversé par une série de facteurs  qui ont empêché son évolution par « étapes ». Dans un premier temps, l’exode rural s’est avéré beaucoup plus rapide et massif que le rythme auquel ces économies émergentes étaient capables de transformer les pauvres en ouvriers. Il en est résulté un processus d’urbanisation sauvage de métropoles de plus en plus grandes et toujours plus précaires et fragmentées. Dans cette phase d’urbanisation accélérée, la régulation de ces masses de pauvres pensées comme utiles à l’industrialisation voulue, mais devenues de facto superflues face aux taux d’industrialisation réellement existants, était aux mains des forces de police. La politique d’addiction (la guerre aux drogues) était le dispositif légal et militaire d’un contrôle policier qui, en échange de la surveillance des masses « superflues » de pauvres urbanisés, avait carte blanche pour compenser ses faibles revenus par le pillage d’une fraction croissante des flux monétaires engendrés par l’addiction au narcotrafic21. La prédation et l’addiction étaient ainsi déjà en place. C’est exactement ce que confirme le profil d’un des assassins présumés de Marielle  Franco22 : « quand il était un policier militaire actif et travaillait pour la Police civile de Rio, il gardait son salaire et tirait profit des opérations, s’appropriant argent, électroménagers, drogues et armes saisies aux trafiquants, appelé “butin de guerre”23 ».

L’algorithmique de  la  prédation dans la valorisation

Or, à cette époque, la capture des flux par la violence de l’appareil répressif ne concernait qu’une portion de la richesse circulant après la valorisation capitaliste. Avec la globalisation et la fin de la Guerre froide, l’intégration globale des marchés n’a pas seulement connu une formidable accélération mais elle a aussi intégré deux nouveaux moteurs : d’une part, la pleine mobilisation des colossales masses chinoises incluses dans le processus de délocalisation industrielle (là où sont produits les masques et les respirateurs !) ; d’autre part, l’inflexion cognitive et logistique du capitalisme global.  Il devient alors indispensable de modéliser ces masses énormes de flux logistiques mondiaux et de rythmes métropolitains par l’algorithmique, y compris les masses de pauvres des mégalopoles latino-américaines, supplantées par les masses prolétariennes chinoises sur le marché globalisé de la délocalisation et de la sous-traitance. La transformation du capitalisme même accompagne sa spécialisation sur ses dimensions immatérielles (cognitives, intangibles). L’industrie de la computation (les GAFAM), plus qu’un secteur de pointe ou un noyau dynamique spécifique, est surtout une industrie qui transforme toutes les industries. C’est à la lumière de cette inflexion algorithmique qu’il faut appréhender ce qui se passe au niveau de la violence et de l’économie.

Dès lors, si l’horizon d’une future inclusion salariée s’épuise, le statut des masses « superflues » change aussi radicalement. Le capitalisme néolibéral n’a rien d’un dispositif d’exclusion, mais est tout au contraire une formidable machine d’inclusion. Personne n’est plus « jetable » mais mobilisé (et exploité) en permanence à commencer par des centaines de millions d’ouvriers chinois. Dans la plupart des économies émergentes (et aujourd’hui en Chine aussi), cette mobilisation ne repose plus sur une homogénéisation préalable (celle mise en place par la discipline industrielle), mais sur une modulation infinie de la fragmentation et la mise en réseau des fragments : tout le monde est mobilisé, mais continue d’être pauvre et de vivre dans les favelas et les périphéries, en dehors du rapport salarial, dans les relations de crédit et de débit.

Ce qui change, et de manière radicale, est donc la modalité de contrôle des masses de pauvres : ce n’est plus la capture d’une fraction de la richesse qui circule après valorisation qui est en jeu, mais une valorisation qui a lieu directement dans les flux de la circulation territoriale et virtuelle. Ce changement paradigmatique qui fait des réseaux territoriaux et virtuels les espaces de mobilisation d’un travail sans emploi et des flux est une incroyable inflexion de l’économie de la violence, notamment avec l’apparition du phénomène qui a été appelé, dès la fin des années 1990 à Rio de Janeiro, les « milícias ». La prédation policière passe par une inflexion algorithmique. Il ne s’agit plus de réguler les pauvres seulement par le biais de la guerre aux drogues et, sur cette base, de capturer une fraction des flux monétaires engendrés par l’addiction tout en laissant le contrôle des territoires aux différentes factions (comandos) des narcos (localisés dans presque toutes les favelas et les périphéries). L’enjeu est à présent de contrôler directement les territoires et tous les flux de valorisation. Ayant commencé par la rencontre entre la mafia des jeux illégaux et les groupes paramilitaires qui composaient les « escadrons de la mort » des années 1970 durant la dictature militaire, les milices sont composées de policiers des différents corps de police (militaire, civile, pompiers et même Police fédérale), qu’ils soient actifs, retraités ou expulsés, avec aussi, d’anciens militaires. Avec les milices, l’addiction n’est plus seulement chimique –  liée à la consommation des différentes substances illégales  – mais elle capture toute la circulation productive en général. Tous les habitants doivent payer un impôt, c’est-à-dire, une protection dont la loi est la terreur : assassinats, tortures, disparitions forcées, viols et cimetières clandestins.

Plateformes de l’interzone

Les milices fonctionnent de la même manière que les plateformes. Dans les territoires que les milices dominent, elles contrôlent aussi la distribution du gaz, de l’eau et de l’électricité, du signal de la TV câblée et de l’internet, les mototaxis, les transports informels ou même les transports fluviaux. Elles développent le marché immobilier, avec l’incorporation de terrains, la construction d’immeubles de plusieurs étages et la vente à crédit des appartements. Dans certains territoires, les milices ont leur propre application, à la place de Uber. Les « milices » se situent ainsi au cœur et non plus en marge des processus de valorisation, des dispositifs en plein essor de pillage biopolitique de la vie des pauvres. Cet essor semble être alimenté à la fois par l’inflexion de la violence de l’économie (le rôle croissant des flux, l’expansion de  l’addiction, non plus celle chimique des drogues, mais celle, cognitive, aux smartphones) et aussi de l’économie de la violence (le rôle direct et indirect de la prédation dans l’évolution des modes de contrôle et de mobilisation des pauvres). Nous assistons à une transformation de l’économie de violence qui subsume la violence de l’économie.

Les milices ne font pas partie de la gouvernance néo-libérale mais de sa crise, de l’interzone comme hybridation de l’État corporatif et de l’économie maffieuse, dans les modulations infinies de la corruption  et des frontières : voilà le nouveau warfare dont le clan Bolsonaro est un acteur secondaire et un produit central. Les enquêtes sociologiques et judiciaires se rencontrent. La métastase produite par l’hybridation des escadrons de la mort et des groupes paramilitaires de contrôle des territoires n’est qu’un symptôme superficiel d’un cancer beaucoup plus profond et qui siège un peu partout dans les différentes sphères de pouvoir et dans les différents partis politiques, à droite aussi bien qu’à gauche, au Brésil et partout.

Si le clan Bolsonaro est bien l’expression politique de ces milices, les mandants de l’assassinat de Marielle Franco mis à jour par les investigations sont les politiciens qui contrôlaient (et contrôlent) le pouvoir à Rio, en alliance avec Lula24. Le « cynisme d’en haut » se combine avec le « cynisme du bas », celui des dominants porte les « masques de l’hypocrisie », celui de la plèbe s’insurge justement contre « la comédie du bon comportement » dit Sloterdik25. Les deux convergent dans le même pillage biopolitique de la vie des pauvres et du pays. L’évolution des rapports entre « les police(s) et le crime organisé, d’une part, et entre les mafias et les représentants politiques, d’autre part, nous amène à paraphraser l’interrogation que faisait Soljénitsyne : “qui des policiers (les tchékistes) et des truands avait rééduqué l’autre ?”26 ».

La vie des pauvres compte

Rappelons les déterminants de la catastrophe brésilienne. D’abord, la fermeture de la brèche démocratique creusée par les multitudes de juin  2013. Au lieu de se laisser traverser par les luttes en direction d’un nouveau pacte, le gouvernement du Parti des Travailleurs a choisi de respecter les compromis qu’il avait établis avec ces mêmes réseaux maffieux et miliciens : les rues ont été pacifiées pour la Coupe du monde et les Olympiades. Ensuite, une fois pris les mains dans le sac d’innombrables affaires de corruption par milliards, Lula et la gauche ont utilisé leur force économique et sociale pour détruire systématiquement toute possibilité de sortie institutionnelle modérée, et cela, par le truchement d’une polarisation politique folle qui a fait le lit du « bolsonarisme ». Par-delà l’adhésion enthousiaste de la gauche intellectuelle no-global à la radicalisation rhétorique de Lula (y compris avec la mobilisation des théories du complot qu’aujourd’hui font la fortune de l’extrême droite), le dispositif électoral mobilisé par le PT en 2014 (lors de l’éphémère réélection de Dilma Roussef) a été de semer la peur27 : « Marina Silva28 mettra fin à la Bolsa Família » (le programme de distribution de revenu mis en place par Lula29), disait-il. Il n’est rien de plus ironique que de voir aujourd’hui Bolsonaro jouer avec les cartes de cette peur et cela, grâce aux effets de non retour de la grande suspension pandémique.

Durant des mois, au cœur de la crise planétaire de la Covid, le négationnisme de Bolsonaro est conspué par des « panelaços » (les gamelles battues aux fenêtres) quotidiens dans toutes les villes du pays, sa popularité tombe au plus bas et un processus de destitution n’est pas engagé uniquement parce que les ministres militaires ont clairement affirmé qu’ils ne l’accepteraient pas. Cinq mois après le début de la crise, une fois épuisée la politique de confinement des maires et des gouverneurs qui se sont vus obligés de faire redémarrer l’économie en plein essor de la pandémie (à un rythme de 1 000 morts par jour), Bolsonaro voit sa popularité remonter au plus haut niveau depuis son élection. Que se passe-t-il ? Même s’il sabotait le confinement, Bolsonaro a réussi à se faire créditer la politique de distribution d’argent par hélicoptère30 organisée par le Parlement : 60  millions de Brésiliens ont reçu une aide équivalente à 100 euros (voire 200 dans certains cas) par mois tout au long de la crise. C’est la moitié du salaire minimum. Le résultat a été que, en pleine crise, la pauvreté et l’inégalité sont tombées aux plus bas niveaux historiques31. Du coup, Bolsonaro s’est aujourd’hui engagé à le transformer en un véritable « revenu de base » (Renda Brasil). Voilà expliqué son regain de popularité : Bolsonaro répète l’opération de Lula. La perte d’appui dont il a souffert de la part des classes moyennes des régions les plus développées est largement compensée par l’augmentation de sa popularité parmi les plus pauvres, notamment dans les deniers bastions électoraux de Lula. Avec une différence de taille : l’hélicoptère de Bolsonaro est un gros-porteur : il veut distribuer beaucoup plus d’argent à beaucoup plus de gens. Le « lulisme » se transmute en « bolsonarisme ».

Bolsonaro peut-il réellement changer son fusil d’épaule et substituer le pilier néolibéral par celui de la politique sociale sans engendrer une crise de la dette qui renouvellerait les possibilités de sa chute prématurée ? La création monétaire qui rendrait cette politique durable peut-elle être une politique de guerre ? L’inflation de sens que le fascisme de Bolsonaro produit peut-elle éviter sa transformation en inflation monétaire ?

La contradiction est ailleurs. Il n’est pas possible de rémunérer le travail hors-salariat des Abeilles (les pauvres) sans préserver l’Amazonie (la forêt) et l’Amérique en tant que différence (les indigènes, les noirs, les femmes, les migrants)32. Or, n’en déplaise à Agamben, grâce à l’exception de la Covid, la Cour suprême a interdit l’usage de l’hélicoptère et des opérations de police dans les favelas de Rio : de 177 tués en avril, on est ainsi passé à 39 en juin  202033. L’argent par hélicoptère peut réussir à maintenir au sol hélicoptère de la guerre. Seules les mobilisations des multitudes réussiront à faire perdurer la monnaie de la démocratie et de ses institutions ou, au contraire, l’inflation du sens deviendra celle de la monnaie et le nouveau warfare, un horizon indépassable.

1 Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti.

2 Izadora Xavier do Monte, « Bon Bagay » et « Bandidos », Genre, race, nationalité et les Casques bleus brésiliens en Haïti, Thèse de doctorat, Université de Paris  8, juin  2019. Dans les gouvernements du Parti des Travailleurs, l’armée brésilienne a participé à d’autres missions de paix de l’ONU, parmi lesquelles, en 2012-13, celle dans la République Démocratique du Congo.

3 Bolsonaro a par ailleurs expliqué ce que cette mission signifie pour lui : « En Haïti, nous avions une forme d’engagement : n’importe quel élément avec une arme de guerre, les militaires tiraient dix, quinze, vingt, cinquante coups et après, ils allaient voir ce qui s’était passé. Ils ont résolu le problème vite fait ». Fabio Victor, « Terra Desolada. O que o Brasil deixou para trás no Haïti », Revista Piauí, Agôsto 2019, p.  18.

4 « Messiah Complex », Foreign Affairs, Septembre-Octobre 2020.

5 Ensemble de treize favelas situées dans le nord de la ville.

7 Le rapport est cité par Lawrence Freedman, The Future of War. A history (2017), Penguin, 2018, p.  257. Voir : Chief of Staff of the Army, Strategic Studies Group, Megacities and United States Army. Preparing for a Complex and Uncertain Future, June 2014, p.  16, www.army.mil/e2/c/downloads/351235.pdf

8 Paul Cornish, Kingsley Donaldson, 2020 World of War, Londres, Hodder, 2017.

9 Alain Joxe, Les guerres dans l’Empire global, La Découverte, Paris, 2012, p.  23.

10 « Pensare la Guerra », La Rivista dei Libri, 1 avril 1991.

11 Hans Magnus Enzensberger, Die Grosse Wanderung. Aussichten auf den Bürgerkrieg (1992), (La grande migration. Suivi de Vues sur la guerre civile), Gallimard, Paris, 1995, traduction de Bernard Lortholary.

12 « Une violence “inconvertible” ? Essai de topique », in Étienne Balibar, Violence et civilité, Galilée, 2010, p.  107. C’est l’auteur qui souligne.

13 Bertand Badie, « Introduction. Guerres d’hier et d’aujourd’hui », In B. Badie et D. Vidal (sous la direction de.), Nouvelles guerres, La Découverte, Paris, 2014.

14 Carl Schmitt, Teoria del partigiani (Théorie des partisans), Adelphi, Milan, Traduction italienne de Antonio de Martinis, 2005.

15 Benjamin H. Bratton, Le Stack, plateformes, logiciels et souveraineté, traduit de l’américain par Christophe Degoutin, UGA Éditions, 2019.

16 Alessandro Visacro, A guerra na era da informação, Contexto, São Paulo, 2018.

17 Nathalie Guibert, « Le programme “Scorpion” pour une guerre robotisée », Le Monde, 17 juin 2020.

18 Sur ces notions, voir Catherine Malabou, « Économie de la violence, violence de l’économie (Derrida et Marx) », Revue Philosophique, n. 2 avril-juin 1990, p.  303-324.

19 Alain Joxe, op.  cit.

20 Ibid., p.  62.

21 Sur cette dynamique voir Antonio Negri et Giuseppe Cocco, GlobAL. Luttes et biopouvoir à l’heure de la globalisation, Amsterdam, Paris, 2007 et Giuseppe Cocco et Bruno Cava, New Neoliberalism. Biopower, Anthropophagy and Living Money, Lexington, 2018. Chap.  1.

23 Vera Araújo, « Matador de carteirinha », Época, 4  avril 2019, p.  53. Entre les favelas brésiliennes et les cités françaises, ce qui change, c’est le niveau de violence, mais le phénomène est le même. Voir Nicolas Chapuis, « Des policiers de Seine-Saint Denis au cœur d’un scandale », Le Monde, 1er juillet 2020.

24 Vera Araújo, « Matador de carteirinha », Época, 4  avril 2019.

25 Peter Sloterdik, Réflexes primitifs, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Pays, Paris, pp.21-2.

26 Thomas Gomart, L’affolement du monde, Tallandier, Paris, 2019, p.  131.

27 Paulo Arantes, « Uma esquerda reduzida a uma política do pânico », Outras Palavras, 20 août 2020, https://outraspalavras.net/crise-brasileira/uma-esquerda-reduzida-a-politica-do-panico/

28 Candidate écologiste à l’élection présidentielle de 2018 qui a vu l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro.

31 Marcos Paulo de Lucca Silveira, Rogério Barbosa, « Do Auxílio Emergencial à Renda Básica », Rede Brasileira da Renda Básica, 18 juillet 2020, http://rendabasica.com.br/do-auxilio-emergencial-a-renda-basica-aspectos-normativos-do-debate-contemporaneo-no-brasil-por-marcos-paulo-de-lucca-silveira-e-rogerio-barbosa/

32 Voir l’article de cette Mineure, « A  comme Amérique, Amazonie et abeilles » de Barbara Szaniecki.

33 Flávia Oliveira, « Revés na política de segurança », O  Globo, 28 août 2020.