Au cours de l’année 2020, Brook Garru Andrew a travaillé dans son studio de Melbourne sur une nouvelle série de collages. Ce travail fut initié à la fois par un gros titre de journal de 2019 « Cette année, soyez préparés », qui semblait annoncer les épreuves de la pandémie à venir, et par un livre du XIXe siècle avec les gravures originales des œuvres complètes du satiriste britannique William Hogarth (c. 1860). Pendant plus de 25 ans, Brook a utilisé des procédés de collage, d’assemblages et de juxtapositions pour créer des œuvres provocatrices qui mixent des sources historiques avec le contemporain, l’académique avec le populaire. Ses interventions muséales à grande échelle au Van Abbemuseum de Eindhoven (2017), au Musée d’ethnographie de Genève (2017), au Museo Nacional Centro de Arte, Reina Sofia, à Madrid (2014), et au Musée d’Aquitaine à Bordeaux (2013), semblent mépriser les codes standards d’exposition ; l’artiste a mixé avec leurs collections des items de sa propre archive de documents ethnographiques, de bandes dessinées, de matériaux imprimés rares et d’autres objets divers, sans se soucier des chronologies historiques ou des classifications muséologiques1. Ces juxtapositions correspondent toutefois à une intention de l’artiste, celle de chercher à défier les procédures muséographiques et les histoires des collections, qui ont créé des hiérarchies de race et de culture.
Nous pouvons voir une intention similaire dans les collages présentés dans l’icône de Multitudes. Ces collages furent commencés comme des pièces intimes dans le studio de l’artiste travaillant directement avec le livre très rare de Hogarth qu’il avait ramené à Melbourne d’Oxford (UK), où il termine un doctorat en philosophie. Enfermé dans son studio pendant la période de confinement à Melbourne, Brook s’est plongé dans son archive de matériaux imprimés et d’objets vernaculaires. Amassée sur plus de vingt-cinq ans, cette archive émerge des détritus de la colonisation et de la modernité, mettant à nu la surreprésentation et l’appropriation des corps Indigènes ; la destruction de l’environnement et des peuples par la guerre et le génocide ; les rumeurs et les folies motrices de la politique ; mais aussi les protestations et appels au changement.
Le collage de Brook présenté ici fut d’abord exposé en juin 2020 dans le cadre du programme en ligne, 52 Artists 52 Actions, organisé par Artspace, un lieu d’art contemporain progressiste à Sydney. Brook a ensuite expérimenté différentes techniques d’impression de photographies y compris numériques et sérigraphiques de Type C2, avec des cadres de bois et des néons, pour transformer ces collages en œuvres photographiques et sculpturales de grande échelle. Elles furent présentées en octobre à son exposition solo This Year à la Roslyn Oxley9 Gallery de Sydney. Pour l’icône de Multitudes, Brook est revenu aux collages originaux, a agrandi et coupé des sections pour souligner des moments spécifiques et défaire encore plus ce détritus. Il signale ainsi la profusion de matériaux imprimés et d’objets orphelins qui ne peuvent être contenus, classifiés ou contextualisés. Brook appelle ce désordre les « effets du Trou Colonial » qui est le vortex de l’héritage colonial. C’est le trou du ver qui vous aspire dans sa trajectoire ; une expérience négative qu’il est difficile de rompre. Décoloniser le Trou Colonial et créer de la souveraineté impliquent ou bien de le découper en tranches et de le réorganiser, ou simplement de l’ignorer3. »
Dans ces collages, l’artiste adopte la première approche, découper en tranches et réorganiser. Il introduit dans cette action l’insertion de formes rouges : parfois un cercle qui cache une partie de l’image, parfois un petit carré qui paraît être placé là par hasard. Ces formes sont un outil visuel qui met en relief le premier plan pour attirer l’attention sur la planéité de l’image, sur la superposition des couches d’image, de texte, et de différents media. Cependant, c’est bien plus qu’une considération formelle ; il s’agit d’un outil pour accentuer des enjeux de visibilité et de masquage qui caractérisent le Trou Colonial. Brook a commencé à utiliser cet outil dans ses expérimentations avec les photographies ethnographiques des peuples autochtones. Ces photos avaient été prises à la fin du XIXe siècle et au début du XXe pour un marché international de musées et de collectionneurs qui étaient obnubilés par des idées de races et des fantasmes du primitif. Elles circulent encore aujourd’hui dans les maisons de ventes aux enchères. En 2015, Brook fut lauréat de la résidence photographique du musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris, où il examina des milliers de photographies produites dans toutes les colonies européennes dans le Pacifique, en Amérique du Sud, en Afrique et en Australie. Sa série photographique de 2016, The Resident and the Visito, montrée dans le jardin du musée, réfléchit à la relation entre celui qui est assis (the sitter) et le photographe, une relation définie surtout dans une rencontre ethnographique4.
Ces photographies sont incroyablement sensibles, non pas juste pour leur diffusion d’idées sur une science des races, mais parce qu’il s’agit d’images d’ancêtres, qui ont été retirées ou gardées cachées à leurs descendants. Ayant été faites pour une audience européenne ou occidentale, elles furent enfermées. Le plus souvent les sitters (photographiés assis) ne sont pas identifiés, ce que Aunty (Tatie) Maxine Briggs, bibliothécaire Koori de la State Library of Victoria, appelle des images « orphelines » : dans « ces images qui ne viennent pas avec beaucoup d’informations, souvent les gens ne sont pas identifiés ni l’endroit où elles furent prises… C’est ce que les images orphelines sont : attendant d’être trouvées5. » Les milliers d’images orphelines qui exsudent des collections muséales aux quatre coins du monde indiquent l’immense perte des vies autochtones causée par la colonisation et les ruptures de la continuité des pratiques culturelles. Cela pose la question de savoir qui devrait parler pour ces Anciens Peuples : si les images peuvent être montrées, certaines sont plus sensibles que d’autres.
Brook a créé une variété d’outils visuels pour répondre à ces enjeux de visibilité et de sensibilités culturelles, tel l’usage de formes de blocs de couleur en aplat. Dans une ancienne série Gun Metal Grey (2007), l’artiste a réimaginé six photographies ethnographiques d’Aborigènes ; la recherche suggère qu’ils sont du peuple Wiradjuri, et pourraient être connectés à l’artiste par sa ligne maternelle6. Ces portraits beaucoup plus grands que nature sont imprimés sur une feuille de métal créant des effets de surfaces réflexifs où les visages apparaissent et disparaissent selon l’endroit où l’on se tient par rapport à la source de lumière. À l’instar des collages présentés ici, l’artiste utilise des formes en aplat de couleur dans son travail de textiles Inconsequential, réalisé pour la Biennale 2018 Kochi-Muziris au Kerala, Inde. Des cercles rouges et des carrés bleus furent imprimés sur des photos historiques des collections de la Bibliothèque (State Library of Victoria) – selon des décisions prises en collaboration avec Tante Maxine. Dans un exemple, une photographie montre l’ambassadeur d’Inde rencontrant un Aborigène dont le visage est obscurci par le recouvrement d’un point rouge imprimé. Cette décision fut le résultat de la consultation avec ses descendants et correspond aux protocoles contemporains en Australie pour (permettre ou non) l’affichage des personnes décédées7.
Dans les collages de Multitudes, parfois Brook a délibérément choisi le placement des formes rouges, tandis que d’autres fois ce placement relève du hasard. Les formes sont là pour provoquer une prise en compte du Trou Colonial, une reconnaissance des façons coloniales de voir qui sont criblées de points aveugles. Qu’est-ce qui se trouve à la périphérie de la vision ? qu’est-ce qui est caché ? qu’est-ce qui demande une visibilité ?
Traduit de l’anglais par Barbara Glowczewski
1 Voir Paul Matharan et Arnaud Morvan (eds), Mémoires vives. Une Histoire de l’Art Aborigène, Musée d’Aquitaine, Éditions de La Martinière, 2013 ; Nick Aitkens, Deviant Practices: Research Programme 2016-17, Van Abbemuseun, Eindhoven, 2018.
2 NdT : Exposition numérique, par exemple papier exposé au laser puis développé avec des produits chimiques comme une photo analogique (https://metro-print.co.uk/digital-c-type/).
3 Brook Garru Andrew en conversation avec l’auteur, 8 décembre 2020.
4 Arnaud Morvan et Barbara Glowczewski, Tracing colonial invisibilities: the art of Brook Andrew in France, GARRU éditions, 2020. Consultable sur brookandrew.com.
5 Maxine Briggs citée dans Brook Andrew et Trent Walter, Duel/Dual, Melbourne, Brook Andrew Studio and Negative Press, 2020, non paginé.
6 D’abord exposée à la Tolarno Galleries de Melbourne, la série fut montrée en 2017 à la Galerie Nathalie Obadia de Bruxelles dans Assemblage, exposition solo de Brook Garru Andrew.
7 NdT : tabou de deuil sur les photos des défunts.