À Mountain View, sur le campus de Google qui longe l’Amphitheatre Parkway, l’ambiance est à la décontraction, fidèle en cela à la légende qui entoure le chef-lieu du plus célèbre moteur de recherche du World Wide Web. À la pause de midi, chacun s’installe aux terrasses des divers restaurants gratuits pour le personnel, puis regagne son bureau en empruntant les vélos librement disponibles. Alors qu’à quelques kilomètres de là, à San Francisco, on fête les quarante ans du « Summer of Love », la firme semble, par son insouciance, reproduire elle aussi ce qu’on appelle parfois « l’idéologie californienne », mais dans sa version entrepreneuriale. Comme Richard Barbrook l’indiquait dans un article publié dans Multitudes en 2001[1], l’idéologie californienne se marie ici aux usages, mais aussi aux utopies, plus ou moins réalisées, du cyberespace, pour faire évoluer le capitalisme de l’idée de domination vers celle de diffusion. Dans ce modèle impur et en devenir permanent, le primat reposerait sur les libertés individuelles et la libre circulation de l’information, par opposition à la figure industrielle de la reproduction marchande, mais aussi à la vision romantique de l’auteur ayant un contrôle moral sur la diffusion de son œuvre. Dans ses textes, Barbrook expliquait, sans doute avec une part de provocation, que certains des développements économiques de la fin des années 1990 lui laissaient penser que le développement du capitalisme américain tendait, malgré lui, vers le communisme. La clef en était la large diffusion de l’idéologie des jeunes hackers, puis son application par la mise en commun du code, au sein des entreprises nées pour la plupart en Californie, dans la Silicon Valley. Depuis lors, les sites du « Web 2.0 » semblent avoir amplifié cette vague de fond plus qu’ils ne l’ont arrêtée. Google, de son côté, a fait de cette mise en commun du code une politique à grande échelle, se clamant le porte-drapeau de l’open-source, tout en offrant toujours plus de services gratuits à ses collaborateurs de Mountain View. Peut-on, pour autant, affirmer, à la façon de Barbrook, que le modèle de Google obéit à un type de capitalisme ayant muté par l’adoption de certains des principes du modèle communiste qu’on croyait bel et bien enterré ? Ce serait pour le moins exagéré. D’une part, en effet, la société communiste ne se résumait pas à la mise en commun de moyens de production. D’autre part, Google ne cultive la gratuité et le partage du code que d’une façon qui sert sa recherche de profit. Mais en revanche, l’on peut créditer Google d’avoir considérablement élargi le sens de cette notion de « profit », au-delà même du seul gain monétaire, pour l’élargir avec le système de la gratuité. D’où l’intérêt de porter un regard nouveau sur Google, histoire de comprendre le type de société qu’il porte.
La gratuité, un idéal pas forcément libertaire…
Certes, chez Google, la mise en commun la plus visible réside dans la gratuité des services qu’elle offre aux utilisateurs, ce qui du point de vue du consommateur instaure un référentiel. De fait, si Yahoo a été l’un des premiers à avoir instauré la gratuité de la messagerie et l’hébergement de l’adresse électronique, aujourd’hui personne ne paierait pour avoir ce genre de services. Google suit cette tendance dès ses premiers pas en 1995-1996, alors qu’il ne s’agit que d’un moteur de recherche naissant de la créativité de deux étudiants de l’université de Stanford, bien avant que l’entreprise ne se crée puis ne soit cotée en bourse (1998). Comme ceux qui l’ont précédé sur le World Wide Web, comme Alta Vista, ce moteur est accessible pour tous gratuitement[2]. Et la firme prend très vite cette même voie pour tous ses services : la messagerie, la cartographie numérique, l’hébergement de vidéos, etc.
Cette stratégie implique une grande irréversibilité des comportements de l’utilisateur, puisqu’elle impose la connexion permanente au réseau et l’installation définitive de la gratuité. Plus important, ces effets ne sont pas simplement économiques. Ils correspondent aussi à des pratiques sociales. L’influence culturelle de Google ne s’est pas fait attendre. Ainsi, assez tôt, le terme « to google » est-il entré dans le langage courant. D’autre part, pour beaucoup d’étudiants et de travailleurs intellectuels, le moteur de recherche et ses divers services ont modifié les stratégies personnelles de recherche et de classement d’information. Traditionnellement, la gratuité inquiète de nombreux acteurs du monde culturel, qu’ils associent de façon quelque peu fantasmatique avec le péril de la généralisation dudit piratage. Mais, dans le cas des nombreux services de sociétés comme Yahoo, MySpace ou surtout Google, elle transcrit plus un modèle économique qu’un idéal politique. Ainsi nul n’ignore que le modèle économique de Google et 99% de ses revenus sont issus de la publicité. Comme le fait remarquer Chris Anderson, auteur du concept de « Long Tail »[3, ce modèle s’applique à une multitude d’activités sur le Web, mais il ne lui est pas propre et il lui est bien antérieur. Par exemple, à ses débuts, l’entreprise Gillette donnait des rasoirs gratuits pour l’achat de lames. Le financement par la publicité de services ou de produits, notamment à des fins de promotion, est un modèle bien ancré dans le capitalisme. Qui oserait professer que TF1 est une entreprise communiste ? Sur ce point, d’ailleurs, peut-on prendre au sérieux la remarque cynique de Patrick Lelay alors qu’il dirigeait l’entreprise, selon laquelle son métier était de vendre du « temps de cerveau humain disponible » aux annonceurs ? Cette affirmation traduisait-elle et traduit-elle encore toute la réalité de ce type d’entreprise ? Répondre oui suppose qu’on décide d’ignorer les différentes études sur la réappropriation sociale par les téléspectateurs des programmes télévisés[4]. Cette déclaration, aussi cynique soit-elle en apparence, était avant tout destinée aux professionnels des médias. Par un curieux paradoxe, elle reprenait à son compte, tout en la renversant, l’idée de captation et d’aliénation de l’école de Francfort pour en faire un argument de poids afin de vendre ses espaces publicitaires. Car, c’est une évidence, la publicité, qui met en scène des produits pour les consommateurs, doit avant tout être vendue aux annonceurs. Les recettes de Google obéissent au même modèle, à la différence qu’elles s’appuient sur un dispositif plus subtil qui ne repose plus sur des mesures d’audience par sondage comme pour la télévision mais sur un décompte des cliques sur des liens publicitaires discrets, ensuite facturés aux annonceurs. Au reste, Google est sensible aux baisses des recettes publicitaires sur Internet. La chute de « l’audience » de ses publicités contextuelles (-7% en janvier 2008 et -3% en février 2008) n’est pas qu’un effet de la conjoncture économique, mais correspond aussi à la réappropriation des technologies par les utilisateurs. De la même manière en 2007, puis en 2009, le site de réseaux sociaux Facebook, face à la mobilisation de ses utilisateurs, avait dû renoncer à la vente des profils de ses derniers. La gratuité certes mais pas à n’importe quel prix. Le modèle a donc des limites…
Bref, parce qu’elle passe par l’intermédiaire de la publicité, la gratuité que l’on trouve sur Internet ne s’inscrit pas dans un idéal libertaire.
La firme californienne, ouverture et idées libertaires
Richard Barbrook a raison de noter la proximité du modèle entrepreneurial californien avec celui du logiciel libre. Mais ce monde est lui-même complexe, et une différence majeure y sépare le free software de l’open-source, Richard Stallman d’Eric Raymond, et le MIT de Berkeley[5]. La licence culte du logiciel libre, la GPL (General Public Licence), initiée par Stallman, grâce à son caractère viral, garde son aspect subversif. Sa variante open-source californienne, qui lui est d’ailleurs antérieure (on peut citer l’exemple de la licence BSD, Berkeley Software Distribution, de la licence Apache) n’oblige pas les versions conséquentes des logiciels, intégrant leurs adaptations et autres ajouts, à fonctionner selon les mêmes règles économiques. Un logiciel open source peut être transformé en logiciel propriétaire, là où en théorie un logiciel en GPL ne peut être lui-même transformé en un tel produit propriétaire. D’où d’ailleurs le côté « contaminant » du logiciel libre, qui ne donne naissance qu’à des petits frères et petites sœurs de même lignée, ce en quoi il s’oppose à l’hybridation de l’open-source, conçu pour s’adapter et même enrichir le marché de ses apports. Google, dont la politique est en vérité plus proche de l’open-source, « drague » depuis ses débuts le monde du logiciel libre. Il finance des rencontres, des stages via son Summer of Code, ou même des projets, en employant des développeurs reconnus dans la communauté du libre, en donnant à ses propres employés l’opportunité de développer leurs propres projets sur leur temps de travail[6]. Si la firme investit beaucoup dans le logiciel libre, elle en est aussi une des principales consommatrices. Ainsi, comme beaucoup d’entreprises du secteur, elle utilise les serveurs Linux et Apache, ce qui constitue la plus grosse part d’investissement matériel de la firme avec, en 2006, 450 000 serveurs.
La fin d’un modèle reposant sur le copyright fait ainsi apparaître un monde de partage, qui semble, peu ou prou, correspondre à l’idéal libertaire. L’ambiguïté autour de la gratuité dans le logiciel libre réside dans l’emploi du terme free de free software en anglais, terme qui signifie à la fois libre et gratuit, le free de liberté étant aussi synonyme d’ouverture, à comprendre ici comme la possibilité d’ouvrir le code source du programme informatique. Aussi, en plus de la gratuité affichée de ses services, Google a aussi proposé des initiatives allant dans le sens d’une ouverture croissante. La firme de Mountain View a récemment annoncé les projets Android pour la création d’interfaces ouvertes pour téléphones portables[7], ou le projet Open Social, qui propose une agrégation et une interopérabilité des différents sites de réseaux sociaux. Ces démarches semblent au premier regard aller dans le sens du « libre », voire d’un pragmatisme libertaire, et c’est bien l’image que cherche à donner Google. Elles peuvent aussi être analysées d’un point de vue mercantile. Le fait de libérer gratuitement un ensemble de services permet de procurer un avantage concurrentiel certain, surtout lorsque le service en question est de qualité égale ou supérieure à ceux qui sont proposés par les concurrents. Cette stratégie du « plus rien à perdre » a pu s’avérer gagnante, si l’on se souvient du succès de Netscape, logiciel propriétaire devenu après moult rebondissements le projet de logiciel libre (ou peut-être faudrait-il mieux dire open-source ?) Mozilla. D’autres entreprises, parce qu’elles ne trouvent pas de débouchés et n’ont plus les moyens de maintenir leurs logiciels, empruntent cette stratégie. En France, c’est notamment le cas de certains logiciels, comme ceux d’EDF ou de Bull[8][8] Voir François Horn « Les modèles économiques des…
suite. Cette ouverture vers l’extérieur vaut aussi au sein de l’entreprise. En effet, Google, contrairement à d’autres entreprises du secteur, cultive réellement en son sein le partage de l’information : les développeurs mettent en commun les différents outils et réalisations de chacun. Cette mutualisation ne concerne pas, notons-le bien, les travaux autour du moteur de recherche qui restent, quant à eux, interdits de diffusion au reste de l’entreprise.
Vous avez dit libertarien ?
La philosophie politique fait une distinction précise entre libertaires et libertariens, qui partagent une totale défiance vis-à-vis de l’Etat et de ses pouvoirs sur l’individu. Côté pile, l’idéal libertaire repose sur une vision libérale des mœurs et s’inscrit à gauche d’un point de vue politique et économique. Côté face, les libertariens conservent la même vision d’un point de vue éthique ou même politique, mais de l’autre, ils prônent l’idée de l’économie de marché dans sa version la plus intégrale. Le libertarien auto-déclaré, et peut-être typique, est Eric Raymond, fondateur de l’Open Source Initiative. Il promeut l’open-source, la diffusion et le partage du code. En parallèle, en suivant d’une certaine manière le même type de logique, il promeut la diffusion et la liberté de disposer des armes à feu en revendiquant son appartenance à la National Riffle Association. Le « libertarianisme » comme le libéralisme part d’une affirmation de la totale propriété de soi-même. À partir de ce principe du droit absolu de contrôle sur soi-même, tiré de John Locke, des auteurs plus récents tels que Robert Nozick ont justifié une extension des droits de propriété dans un sens libéral, donnant à cette théorie une coloration bien ancrée à droite pour s’opposer à toute redistribution égalitaire de ces droits[9]. Ainsi, en partant de cette même propriété de soi-même, Nozick soutenait-il que l’impôt, et notamment l’impôt sur le revenu, peut être assimilé à du travail forcé. En ce sens, la doctrine libertarienne demeure très proche des idées économiques de l’école autrichienne d’Hayek. Pour un développeur se voulant « libertarien », il n’y a pas de contradiction dans le fait de pratiquer le partage du code et de se lancer dans une aventure entrepreneuriale à succès.
Pourquoi Google n’est pas libertaire…
Même si l’entreprise peut paraître proche du logiciel libre, la firme entretient un rapport à la propriété très différent de celui des communautés de logiciels libres. L’exemple le plus connu en est l’algorithme qui se trouve au cœur du moteur de recherche. Celui-ci est déposé sous la marque (ou Trademark) PageRank. PageRank est protégé par un brevet, qui n’a d’ailleurs pas été déposé par l’entreprise mais par l’université de Stanford, et dont Google possède l’exploitation exclusive jusqu’en 2011[10]. Même si l’entreprise dépose certaines applications sous licences libres, elle en dépose aussi un certain nombre de brevets. En ceci, elle manifeste un comportement assez proche de celui d’IBM, qui, d’un côté investit des millions de dollars dans « l’open source », et de l’autre, est l’une des firmes au monde qui dépose le plus de brevets. Son approche de l’ouverture et de la gratuité ne passe donc qu’en partie par des pratiques de type copyleft. On devrait plutôt dire que dans le domaine de l’intangible, Google parvient à opérer une délimitation fine et efficace de ses droits de propriété.
Libertarien de gauche ?
Dans l’opinion publique et en comparaison avec les autres groupes de même ampleur, Google ne fait pourtant pas figure de libertarien égoïste. Pourrait-on dès lors caractériser Google comme une entreprise libertarienne de gauche (Left Libertarism) ? Cette hypothèse peut paraître provocante. Elle nous semble quoi qu’il en soit plus tenable que le qualificatif de « communiste » donné par Richard Barbrook à ce type d’entreprises. Michael Otsuka, dans son ouvrage Libertarianism without Inequality, suggère de manière assez fine ce que pourrait être un libertarisme de gauche, expression qui, a priori, ferait figure d’oxymore[11]. Dans sa propre définition, il suit Locke à la lettre en proposant : « Je soutiens un principe égalitaire de justice de l’acquisition, selon lequel vous ne pouvez acquérir des ressources du monde qui n’ont jamais été auparavant la propriété privée de quiconque que si, et seulement si, vous en laissez suffisamment pour que tout le monde puisse acquérir une part également avantageuse de propriété terrestre non privée»[12]. Déplacé dans le monde de l’immatériel et des externalités, être libertarien de gauche signifierait que l’on puisse capter et clôturer des biens qui appartiennent au commun à la condition que l’on en laisse assez pour les autres ou que l’on laisse les autres en faire l’usage.
Cette assertion ne pourrait-elle pas correspondre d’une certaine façon au modèle de Google et d’autres entreprises du Web dit 2.0 ? En tant qu’utilisateur, n’en fait-on pas l’expérience au quotidien ? Lorsque je fais une requête sur le moteur de recherche, j’obtiens une réponse assez rapide, mais je participe également à l’amélioration du processus pour ceux qui feront la même requête. Lorsque je dépose une vidéo sur YouTube, j’effectue un transfert de ma réalisation vers la firme. Cependant, en contrepartie, l’ensemble des contenus, donc mon œuvre comme celles de tous, sera disponible par tous, moi y compris. Les services de la firme et de certaines des entreprises du Web 2.0 semblent suivre cette règle particulière du don, c’est-à-dire de la négation des droits de propriété sur ses réalisations en contrepartie d’un retour inconditionnel et incommensurable. Ces deux caractéristiques nous permettent de dire que nous ne sommes pas dans une économie du don comme Mauss l’a défini, car celui-ci implique une triple obligation, celle de donner, de recevoir et de rendre. A priori Google n’impose à personnes ce type d’obligations, et au contraire laisse toute sa liberté à l’utilisateur en matière de participation.
Le service offert par Google se distingue par ailleurs du don propre à la charité, qui comme dans le reste des États-Unis, est fort présent dans les entreprises de la Silicon Valley. Ainsi parmi d’autres libertariens les plus connus, on retrouve Bill Gates, président fondateur de la firme Microsoft, qui a occupé le rang d’homme le plus riche du monde pendant plusieurs années. Lui et son groupe ont fait fortune en vendant à prix d’or les licences logicielles de ses produits phares à travers le monde. La rareté du bien informationnel initialement non rival est ici créée artificiellement par le secret autour du logiciel et l’interdiction de le révéler. Peu avant sa retraite, Bill Gates a créé une fondation avec sa femme, la Fondation Bill & Melinda Gates. Il s’agit d’une Fondation philanthropique qui se propose de subvenir aux besoins des pays du sud en matière de santé et d’éducation. La personne qui lui a succédé au premier rang des personnes les plus riches du monde, l’investisseur Warren Buffett, a fait don de la moitié de sa fortune à cette même fondation. Si l’on compare Bill Gates et les deux fondateurs du moteur de recherche, donc Microsoft et Google, on observe que si tous deux « rendent » à la société une part de ce qu’elle leur a « donné », ils le font de manière bien différente. Google le fait sans distinction vis-à-vis de tous, tandis que Bill Gates le réalise pour des causes bien définies, dans la lignée de la charité chrétienne. Autre différence de taille : dans le cas de Google, il y a immédiateté du don, alors que chez Gates, celui-ci se fait a posteriori, après qu’il ait fait fortune. Enfin, dernière différence majeure, chez Google le don fait partie du modèle économique, tandis que pour Gates il est du ressort de la volonté individuelle, selon une tradition bien plus classique et même bourgeoise.
Un autre élément qui incline à ne pas ranger l’entreprise de Mountain View du côté égoïste et individualiste des libertariens est sa politique salariale. Dans la Silicon Valley, l’excellent climat social régnant chez Google fait figure de vestige quelque peu miraculeux de la première époque de la « net économie », lorsque, avant l’éclatement de la bulle Internet, toutes les firmes voisines proposaient le même genre d’avantages sociaux que Google aujourd’hui.
Cette générosité intacte de Google vis-à-vis de ses collaborateurs peut s’expliquer en partie par ses récents résultats financiers tout à fait surprenants dans une économie américaine en butte à la pire crise de son histoire depuis la grande dépression des années 1930 (16 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour 20 000 salariés, un bénéfice net de 1,5 milliards pour 2007 et une capitalisation boursière dépassant les 100 milliards de dollars en pleine crise).
Elle peut aussi s’expliquer par le fait que le principal actif des firmes de l’immatériel est leurs salariés, et qu’elles doivent faire de grands efforts pour attirer et conserver les talents. Toutes les embauches, paraît-il, passent sous l’œil très sourcilleux de Larry Page lui-même, l’un des deux fondateurs de l’entreprise. Si Google parvient, selon des critères drastiques, à recruter des développeurs de grande renommée, c’est grâce à des salaires très substantiels, des conditions de vie uniques et en leur fournissant un travail qu’eux-mêmes jugent intéressant. Mais Google parvient aussi à les retenir autour d’un projet. Ainsi, le principe « our mission is to organize all the information in the world », dont Barbara Cassin a fait la critique dans son ouvrage[13], semble être largement partagé par les salariés de la firme. Certains d’entre eux n’hésitent pas à affirmer que travailler chez Google aujourd’hui, c’est l’équivalent actuel d’avoir travaillé pour la Nasa dans les années 1960. Le défi est ici l’exploration d’une nouvelle frontière, celle de l’Internet et de l’information.
Forte ombre à ce tableau un peu idyllique : le rapport réel de Google à la liberté d’expression, en contradiction, du moins dans le cas Chinois, avec les valeurs du modèle originel, libertaire ou libertarien. Une autre firme californienne, Yahoo, recourt depuis longtemps à une version censurée de son moteur de recherche en Chine. Reporter Sans Frontières l’a accusée d’avoir fourni les informations ayant permis l’arrestation d’un opposant au régime. La firme de Mountain View avait d’abord commencé à résister aux appels pressants du gouvernement chinois à pratiquer la censure, en invoquant des raisons éthiques. Mais en 2006, elle a cédé et ouvert en Chine son portail dans une version censurée. Ainsi, au-delà même de ce triste exemple chinois, nous ne pouvons que refuser à Google les qualificatifs de communiste ou de libertaire, en raison de son socle fondé sur l’économie de marché et plus précisément sur l’économie de l’attention publicitaire. En revanche celui d’entreprise libertarienne de gauche nous apparaît assez adéquat, parce qu’il met en avant la contradiction de l’entreprise. Il souligne ainsi la véritable ouverture de son modèle vers le « commun », tout en n’oubliant pas que la gestion de ce commun est réalisée de manière pragmatique pour ne pas s’opposer à l’accumulation capitaliste.
Notes
[1] Richard Barbrook, « Le cyber-communisme, ou le dépassement du capitalisme dans le cyberespace », Multitudes 5, mai 2001.
[2] Sur ce point, voir John Battelle. The Search: How Google and Its Rivals, Rewrote the Rules of Business and Transformed Our Culture. New York, Portfolio, 2005.
[3] Voir Chris Anderson, La longue traîne : la nouvelle économie est là !, Éditions Village Mondial, 2007.
[4] Voir sur ce point l’article de Tamar Liebes et Elihu Katz, sur la réception de la série américaine Dallas. « On the Critical Abilities and the Television Audiences. Interpreting the American Series Dallas. » Traduit dans le numéro 11-12 de la revue Hermés, Éditions CNRS, 1993.
[5] Lire également sur ce thème : le texte « Contre l’hégémonie de Google… Cultivons l’anarchisme des connaissances », pp. 62-70.
[6] Il s’agit, bien entendu, d’une minorité d’entre eux. Ils sont principalement regroupés au sein de la sous-équipe Open-source dirigée par Chris DiBona, ancien porte-parole du mouvement Open Source. Cette opportunité a néanmoins un véritable effet d’attraction pour les développeurs Open Source.
[7] Voir, dans ce même dossier, l’article « La mutation androïde de Google », pp.104-113.
[8] Voir François Horn « Les modèles économiques des entreprises qui libèrent les logiciels qu’elles produisent », Terminal, technologie de l’information, Culture et société, n° 90, 2004, p. 175-193.
[9] Voir Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1974.
[10] Ceci est très bien expliqué dans Ippolita, La face cachée de Google, Paris, Payot, 2008.
[11] Michael Otsuka Libertarianism without Inequality Oxford, Oxford University Press, 2003.
[12] Traduit en Français page 12 dans son article, « Comment être libertarien sans être inégalitaire », Raisons Politiques n° 23 (2006-3), Presses de Sciences Po.
[13] Barbara Cassin, Google-moi : la deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2006.