Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

Je suis contre le nucléaire

Partagez —> /

mais la logique des antinucléaires à Tokyo n’est pas la mienne

Nanako Inaba est née en mai 1968. Elle est sociologue à l’université d’Ibaraki. Ses travaux de recherche portent sur les migrants, la participation politique des étrangers, les mouvements sociaux et la pauvreté urbaine en France et au Japon. Elle est membre de « No Vox Japon ». Elle est venue ce jour-là soutenir la manifestation antinucléaire menée par Ryota Sono.

Nanako Inaba : Christophe Aguiton, militant syndical et associatif français co-fondateur d’ATTAC, est venu en 2000 au Japon. Il était invité au Pacific Asia Ressource Center pour parler des mouvements de chômeurs et de sans-abri. Les travailleurs journaliers qui se sont retrouvés à la rue après la crise économique l’ont invité l’année suivante et le lien a été créé. Puis des liens se sont tissés entre le DAL et les mouvements de chômeurs à Tokyo, notamment l’association de soutien des travailleurs journaliers de San’ya. Actuellement, il y a peu de recrutements de travailleurs journaliers qui s’opèrent directement à San’ya, car les recrutements se font de plus en plus par téléphone portable. Au début des années 2000, les travailleurs journaliers réclamaient surtout du travail, mais désormais leur préoccupation porte plutôt sur l’accès à l’aide sociale.

Thierry Ribault : L’économie a pourtant encore recours aux travailleurs temporaires.

N. I. : Oui, mais tandis qu’auparavant, l’embauche se faisait directement sur les lieux, désormais le travailleur s’inscrit auprès d’une agence privée, et si on lui trouve du travail, on lui propose un rendez-vous directement sur son téléphone portable. On n’a plus besoin de lieu de recrutement. Les travailleurs qui se rassemblaient à Kamagasaki – Osaka – ou à San’ya[1] – Tokyo, se retrouvent isolés. Avant l’éclatement de la bulle, jusqu’au milieu des années 1990, il y avait 20 000 travailleurs temporaires à Kamagasaki, 6 000 à San’ya, 5.000 à Kotobuki à Yokohama. Par la suite, c’était surtout des travailleurs plus âgés, qui, rencontrant des difficultés de recrutement liées à leur âge, venaient là.

T. R. : Le lien s’est donc créé entre le syndicat des travailleurs journaliers de San’ya et le mouvement des sans-abri et des chômeurs en France.

N. I. : Oui. Et les militants de San’ya et d’Osaka sont aussi allés en France, ont participé au Forum social mondial. Ils sont aussi allés à Rostock en Allemagne et à Toyako au moment du G8. C’est un mouvement international.

T. R. : Pourquoi vous être investie dans ce champ ? Pourquoi vous être intéressée à cette question ?

N. I. : En tant que sociologue, je faisais des enquêtes auprès des gens qui réclamaient un droit au logement en France, notamment auprès des travailleurs migrants. Le DAL m’a proposé de faire une permanence et j’ai rédigé des articles sur le sujet. Des militants de Tokyo ont lu ces articles. Et les échanges ont commencé. Les militants de Tokyo comprenaient que le sujet n’était pas l’emploi mais l’accès et le droit au logement. Cette question était nouvelle au Japon, car les syndicats ne s’y sont jamais intéressés : ils préféraient parler de mouvements de travailleurs, même si ils sont au chômage, mais ne voulaient surtout pas parler de mouvements de sans-abri. Le développement du mouvement en France a fait prendre conscience aux Japonais qu’un mouvement centré sur la revendication d’un droit au logement était possible. Ça les a inspirés. Aucun juriste, à Tokyo, contrairement à Osaka, ne travaille en collaboration avec des sociologues. Nous faisons de la négociation directe avec les municipalités et les patrons. Jusqu’à présent le soutien juridique a été faible. Nous sommes toujours dans le mouvement social, et l’engagement des municipalités ne se transforme pratiquement jamais en loi. C’est toujours au cas par cas. En 2002, au moment du forum social européen à Florence, le DAL a appelé à la création de « No Vox ». Ils ont lancé un appel et les Japonais ont répondu qu’ils voulaient participer au réseau parce que des liens existaient déjà. Nous avons créé « No Vox Japon » cette année-là. Nous nous sommes rendus depuis, régulièrement, aux forums sociaux et aux marches contre le G8. En février 2011, je suis allée avec Sono Ryota au forum social mondial de Dakar. Notre action consiste principalement à lutter contre l’exclusion sociale, mais Ryota milite aussi contre les bases militaires américaines, et quand il s’est fait arrêter en septembre dernier à Tokyo, c’était au cours d’une manifestation contre le racisme et l’extrême droite. Du fait qu’il était très connu dans la lutte antinucléaire après le 11 mars 2011, nous avons lancé un appel de soutien en France et les militants antinucléaires français ont présenté une pétition rassemblant 6000 signatures.

T. R. : Il n’y a donc pas de frontière entre le mouvement de défense des droits des sans-abri et la lutte antinucléaire ?

N. I. : Je ne participais jamais aux mouvements antinucléaires, mais depuis le 11 mars 2011, je participe aux manifestations. Le peu de militants qu’il y a au Japon doit être présent sur plusieurs fronts et l’on rencontre, de fait, souvent les mêmes de place en place. À mes yeux, les sujets sont proches et la lutte contre l’exclusion sociale reste au cœur de mon engagement. C’est aussi une lutte pour le droit à l’existence et à la vie. Il n’y a pas de frontière. On ne peut pas dire qu’il faut un logement, par exemple, pour les travailleurs étrangers, sans se soucier en parallèle, de leurs conditions de travail. On est donc contre le racisme et l’on se soucie des sans-abri qui sont aussi victimes de discriminations. Pour ma part, je milite également aux côtés des femmes migrantes qui se sont mariées à des Japonais et qui, en raison de violences conjugales, se retrouvent seules avec leurs enfants. Ces femmes sont solidaires des travailleurs migrants, mais elles se sentent exclues des syndicats de travailleurs migrants, car elles ne travaillent pas et sont pauvres. Traités comme des citoyens de seconde classe par les pouvoirs publics, les sans-abri et les femmes migrantes ne se considèrent pas comme suffisamment autonomes. Les femmes migrantes sont plutôt solidaires des sans-abri et ces deux groupes mènent par conséquent des actions en commun. Il y a, par exemple, un réseau de distribution de nourriture et de riz qui se destine aussi bien aux sans-abri qu’à ces femmes. Tout cela, c’est la lutte pour le droit à la vie.

T. R. : Quelle action menez-vous par rapport au nucléaire en ce moment ?

N. I. : Je ne me sens pas très confortable dans cette lutte antinucléaire menée à Tokyo. J’habite près de Fukushima, à Mito, à 120 kilomètres de la centrale. Les militants de Tokyo clament qu’ils vont être en danger, mais ne parlent pas vraiment des gens qui vivent dans la ville très contaminée de Fukushima. La survie y est problématique et les antinucléaires de Tokyo réclament l’arrêt immédiat du nucléaire. On peut toujours décider l’arrêt immédiat, mais « l’immédiat » est impossible. Il est urgent de penser à ce qu’il faut faire pour les gens qui absorbent de la nourriture contaminée, ou pour ceux qui travaillent dans la centrale. Certes, je suis contre le nucléaire, mais la logique des antinucléaires de Tokyo n’est pas la mienne. Les travailleurs qu’embauchent les sous-traitants pour les envoyer dans les centrales nucléaires sont des gens qui se situent tout en bas de l’échelle sociale. Ils n’ont pas fait d’études supérieures et n’ont eu aucun choix, puisqu’ils proviennent de familles précaires. Les gens de Tokyo militent et se mobilisent pour eux-mêmes sans y songer et sans imaginer ce qui se passe à Fukushima. Ils accusent parfois les gens de Fukushima de leur faible propension à se mobiliser. Les gens de Fukushima s’interdisent de parler du problème nucléaire, ce qui est incompréhensible pour les gens de Tokyo qui se disent : « Pourquoi ne se révoltent-ils pas ? » Dans mon séminaire, à l’université, la moitié des étudiants vient de Fukushima. Pour eux, ce n’est pas facile de parler ou de s’opposer au nucléaire car ils ont tous quelqu’un qui, dans leur famille, travaille dans ce secteur. Ils ne parviennent pas à se représenter le nucléaire comme un ennemi précis. Si quelqu’un de leur famille travaille chez TEPCO, ils ne peuvent pas accuser TEPCO. Pour eux, c’est un sujet compliqué. C’est la réalité. À Fukushima, il est donc plus difficile de dire non au nucléaire qu’à Tokyo.

T. R. : La lutte des tokyoïtes vous semble-t-elle abstraite ?

N. I. : Disons « égoïste ». Les manifestants de Tokyo sont allés à Fukushima pour présenter leurs revendications, mais ils l’ont fait pour accuser TEPCO. Ils ne parviennent pas à comprendre la frustration des gens qui habitent sur place. J’ai une étudiante dont le père travaille à TEPCO, et elle a plutôt peur des mouvements antinucléaires, parce que ce sont des gens qui accusent son père, ce qui ne l’empêche pas de s’inquiéter du sort et de la santé de son père, car il travaille sur le site et veut quitter l’entreprise. Si je disais aux étudiants que je suis antinucléaire, ils cesseraient de me parler de leurs problèmes.

T. R. : On refuse de se libérer quand les chaînes sont cadenassées solidement. Nombre de gens de Fukushima ne sont-ils pas enchaînés ?

N. I. : Si je voulais quitter Ibaraki, je pourrais le faire facilement, mais les gens de Fukushima sont enracinés. Pour nombre de Japonais, la maison est quelque chose que l’on achète après s’être marié, et on parle alors de « My home ». J’ai toutefois des étudiants qui ne connaissent pas l’expression « My home ». Une de mes étudiantes de Fukushima ne comprend pas cette expression, car pour elle, «La» maison, c’est là où l’on naît, la maison de ses parents, puis la maison de la famille de son futur mari. Ce n’est pas quelque chose que l’on achète ailleurs. Avoir un cancer demain, c’est la mort lente qui ne se voit pas. Ces gens acceptent donc leur situation. Les Femmes de Fukushima, elles, ont choisi de contester et ont demandé à leur mari de quitter leur entreprise, dans le nucléaire ou ailleurs, au risque de se retrouver au chômage.