75. Multitudes 75. Été 2019
Majeure 75. Renaissance de la clinique

La clinique est morte, vive la clinique !

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Dans Naissance de la clinique, Michel Foucault mit en évidence selon quelles modalités le regard médical et le coup d’œil anatomo-pathologique ont rendu possible l’association positive de la technique et du savoir dans la médecine moderne. En rejetant le modèle général des nosographies de l’âge classique, la pratique théorique clinique s’est formée à partir des données de l’expérience. Elle associa l’auscultation à la dissection pour affiner la connaissance des pathologies et le choix des remèdes en fonction de la singularité des cas. Cette naissance inaugure la formation d’une médecine personnalisée basée sur la positivité des preuves matérielles.

Si l’on en croit Foucault, à l’inverse de l’esprit scientifique bachelardien, la médecine clinique serait née au XIXe siècle d’une reconquête de l’intuition du corps malade par le regard médical. Les cliniciens sont ainsi parvenus à connaître et à combattre les maladies par un exercice de l’ouïe, du toucher, de la vue et du dialogue avec la douleur. Les techniques d’auscultations médiates, telles que le stéthoscope, venaient prolonger cette intuition en sondant les profondeurs opaques du corps. Il s’agissait pour les cliniciens de rendre visible l’invisible afin de conjurer le mal dissimulé dans les chairs du malade.

De l’intuition du médecin
à la contre-intuition des algorithmes

Un demi-siècle après la parution de la Naissance, il faut oser se demander si ce temps de la clinique dont Foucault se faisait le contemporain1 est toujours le nôtre. Le développement des technologies médicales invite à questionner cette pratique théorique sous l’angle de sa numérisation. Au fond, ne donnerait-on pas aujourd’hui raison à Bachelard contre Foucault ? L’externalisation du traitement de données médicales dans la machine n’a-t-elle pas aujourd’hui achevé de remplacer l’intuition du médecin par la contre-intuition des algorithmes ? De fait, avec le développement des technologies médicales, le médecin a cessé d’être le lieu unique d’enregistrement et d’interprétation des formes de la maladie et le patient, le pôle duquel ces formes sont extraites. La clinique est-elle pour autant morte ?

Depuis les années 1950, on promulgue l’obsolescence du médecin dans la prise de décision2. Quant au corps du malade, on prétend qu’il serait devenu entièrement virtuel3. Ne serait-ce pas que les technologies ont complexifié le rapport du médecin au patient dans l’entremêlement de multiples interfaces ? L’éloignement et la multiplication de celles-ci, imposés par l’imagerie et les algorithmes, impliquent de questionner la place du médecin et du patient à l’aune de la technologie.

Contre les raccourcis spéculatifs qui promulguent l’avènement d’une médecine sans médecin ni malade et entièrement structurée par des I.A., cette Majeure se donne pour objectif d’interroger la place concrète du médecin et du patient dans la médecine contemporaine. En réponse à l’œuvre de Foucault, il s’agit de montrer comment la clinique se réinvente et se démultiplie au gré de nos dispositifs technologiques. La clinique va se différenciant dans le temps. Et si parfois elle semble mourir, c’est peut-être pour mieux renaître.

La clinique n’a jamais été indifférente aux exigences scientifiques du calcul et de l’imagerie. Seulement, il s’agit toujours pour elle de rendre positif le savoir dans la pratique du soin. La connaissance permet de mieux voir et de mieux juger si elle sait favoriser l’éducation médicale des sens et la prudence dans la décision thérapeutique. Les rivalités qui se jouent aujourd’hui autour de la numérisation des données cliniques s’articulent ainsi au niveau épistémologique comme au niveau éthique. Le patient pris entre une médecine centrée sur la personne et une médecine des grands nombres, se voit confier à une multiplicité décisionnelle qui mêle les chances de guérison aux diverses données et images numérisées. Comment, dès lors, articuler les exigences scientifiques de preuves aux exigences éthiques de soin ?

La clinique entre données et éthique

L’application médicale de la loi des grands nombres, ancêtre des big data, a longtemps effrayé les cliniciens pour sa réduction potentielle du médecin à n’être « qu’une machine arithmétique », et du patient à n’être « qu’un individu pathologique moyen4 ». Les enjeux de la prise de décision articulent depuis une exigence de « probabilité » subjective et objective. Entre prudence et calcul des risques, il faut aménager le jugement afin de soigner. La médecine doit faire en sorte de rendre le hasard positif, c’est-à-dire, de le convertir en chances de guérison. Tel est l’objet de l’article Le hasard clinique ou la crise de la rationalité médicale.

De même, il convient de se demander si l’objectivité propre aux techniques d’imagerie qui prétendent construire et mesurer l’image de notre propre intériorité, n’est pas elle-même le lieu d’une connaissance positive qui, sans se substituer à la compréhension intime du patient et de sa maladie, participe de la positivité du regard médical. Emmanuel Fournier questionne en ce sens le jeu des facultés à l’œuvre dans l’imagerie cérébrale. Par-delà les discours octroyant aux neurosciences des pouvoirs sur la personne qu’elles n’ont pas ou ne devraient pas avoir, son texte montre en quoi l’imagerie cérébrale peut être utilisée comme un moyen de « faire voir », respectant les exigences du savoir et de l’éthique.

Depuis le milieu du XXe siècle, la description du corps malade a changé. La biologie cellulaire a déplacé les échelles et les repères. Les données génétiques ont modifié le système de l’information médicale en traitant la dividualité dans le grain le plus fin du vivant. Le décodage des signes pathogènes s’est donc allié au perfectionnement du traitement de données massives afin d’anticiper les risques de formation des maladies et de préciser des agents thérapeutiques ciblés. Dans ce nouvel agencement prédictif, la personne du patient semble noyée dans un océan de données. La singularité des malades s’est-elle pour autant perdue ?

La médecine personnalisée qui, depuis une vingtaine d’années, entend définir des traitements adaptés au profil biologique des patients au moyen des big data, s’est confrontée à des difficultés dans le traitement des données génétiques. Le réductionnisme génétique des débuts a laissé peu à peu place à la post-génomique, complexifiant davantage les conditions et les facteurs d’expression des gènes. On ne croit plus aujourd’hui qu’un gène soit la cause formelle et efficiente amenant à l’émergence d’une maladie. Les facteurs sont multiples et demandent de questionner l’hétérogénéité des conditions singulières d’émergence du pathologique.

La médecine personnalisée interroge dès lors de nouveaux facteurs tels que l’environnement. C’est là le propre de l’exposomique qui fait l’objet de l’article de Xavier Guchet. La conception exposomique du patient en prise avec un environnement pathogène, définit à la fois les conditions de possibilité d’une action technique ciblée visant à inhiber la morbidité d’une enzyme ou d’une protéine, et les conditions sociopolitiques à même d’améliorer la santé publique. L’exposomique permet ainsi de concevoir la personne en tant qu’être vivant au sein d’un environnement en mouvement et de questionner les conditions favorables à l’épanouissement de la santé.

Sans cette considération des multiplicités factorielles, l’expertise du profilage bioinformatique peut conduire à une réification machinique du patient. En ce sens, l’article de Dominique Pécaud critique la constitution des expertises médicales définies par les big data dans le domaine de l’aéronautique. Les mesures préventives contre les risques d’accident aérien manifestent un effacement relatif des facteurs « humains ». La médecine personnalisée, qui propose de coupler des données génétiques du pilote aux données ergonomiques provenant de l’activité en vol, apparaît comme un projet lacunaire dans la prévention des risques relatifs à l’état de santé réel du pilote. L’article analyse ainsi les notams5 et y relève le manque de considération pour les diagnostics et pronostics portant sur l’état de fatigue psychologique ou physiologique du pilote lors d’un vol. Favoriser un agencement clinique au sein de ce dispositif permettrait une prise en compte élargie des risques humains.

L’exigence d’un agencement clinique se manifeste de même dans la psychiatrie, qui se voit aujourd’hui coloniser par les neurosciences et les expertises comportementalistes. Le développement de la neuroinformatique engendre le risque d’une « neuronisation » de la maladie mentale. En réduisant le message au messager, la neuropsychiatrie favorise l’intervention sur le cerveau en écartant le soin envers l’individualité. Le souci de l’humain propre à la clinique psychiatrique est ainsi délaissé. Le profilage technologique de la folie favorise une psychiatrie des cas à la défaveur d’une psychiatrie des phénomènes. L’article d’Armelle Grenouilloux relève les exigences d’une compréhension singulière des maladies mentales qui doivent conduire à un nouvel agencement de la relation clinique dans la pratique psychiatrique.

Le développement de l’evidence-based medicine, qui s’est formée à partir de l’amoncellement des données produites par la recherche médicale, se voit aujourd’hui confier le rôle de guide dans la reconnaissance des pathologies et le choix des traitements. La personnalisation du soin passe dorénavant par la liaison des données issues de la recherche médicale avec l’étude clinique des symptômes et des signes. Mais que doit-on favoriser en priorité, dans la relation de soin, pour satisfaire à la fois aux exigences épistémiques de preuves et aux exigences éthiques de valeur et de choix du patient ? Est-ce le savoir ou bien le regard ? L’article de Philippe Bizouarn problématise ainsi l’evidence-based medicine. Il nous amène à questionner à la fois la place des preuves formelles dans la relation de soin et l’aphorisme clinique de Corvisart indiquant que « toute théorie se tait ou s’évanouit toujours au lit du malade6 ». L’article propose de concevoir un nouvel agencement de la clinique au sein de l’evidence-based medicine qui puisse prendre en compte ces exigences.

Ainsi, l’ensemble des tests, des images et des preuves numérisés qui permettent d’aider le médecin dans la formulation de son jugement sont d’ordre clinique s’il s’agit d’un affinement technologique du regard médical, et non d’une substitution de ce dernier. La réhabilitation de la clinique au sein de la médecine contemporaine passe donc par la constitution positive d’une technologie soignante. L’article d’Arben Elezi montre comment, dans le domaine de la médecine urgentiste, de nouveaux outils tels que l’échostéthoscopie sont à même de perfectionner le regard médical et de favoriser des soins adaptés aux patients. Il s’agit de préserver l’intuition clinique en lui offrant une nouvelle acuité. L’éthique médicale n’étant jamais acquise, il convient aujourd’hui de reconstituer l’expérience et la pensée du pathologique à l’aune de la technologie.

La médecine comme science participative

Afin de garantir l’inaliénabilité des biens communs, l’éthique médicale est aujourd’hui à refaire. Face à la montée de l’exploitation de données médicales à des fins de profilage et de profits, la clinique se doit de favoriser la participation des patients à la science. Comment, dès lors, accorder une place décisionnelle au patient dans le rapport clinique ? Quel pourrait en être le bénéfice ? Le patient doit avant tout disposer d’un droit à la protection pleine et entière de ses données personnelles. Le médecin, tenu au secret médical, doit protéger lesdites données selon une règle universelle et inaliénable de déontologie.

La divulgation ou non des données médicales, quelle que soit leur nature, ne devra se faire que par anonymisation irréversible suite à une décision clinique éclairée entre le médecin et son patient. La réappropriation citoyenne des données devra alors favoriser la création de banques de données médicales autogérées – protégées par voie de blockchain. À cela s’ajoute une autogestion, locale et strictement médicale des données, qui ne peut être effectuée que dans le strict respect de la décision clinique.

Les patients obtenant ainsi le droit de disposer de leurs données personnelles, récupéreraient une part du bénéfice technologique et économique qui découle de l’exploitation de leurs propres corps. En ce sens, les examens, les prélèvements, les prises de sang, les échantillons, les déchets etc. à partir desquels on numérise et vend le corps des patients sous la forme de données, doivent favoriser l’essor d’une bioéconomie sociale à même d’offrir une assistance médicale universelle en contrepartie de l’exploitation des données transmises. Les données doivent venir améliorer la science et le soin, en se détachant du profilage des assurances et des banques, au profit des patients.

Le serment d’Hippocrate 2.0

La réappropriation des données médicales par les citoyens est un des enjeux fondamentaux de la médecine de demain. Avec l’émergence exponentielle des big data, il devient nécessaire de réécrire une version 2.0 du serment d’Hippocrate qui puisse garantir une assistance médicale universelle grâce au droit à une médecine qui préserve le patient de toute expropriation de ses données personnelles. Tous les médecins, patients, acteurs de la santé et citoyens désireux de favoriser cette disposition éthique sont invités à hacker le serment d’Hippocrate 2.0 ci-dessous, afin de voir advenir la santé dans l’ordre de biens communs inaliénables. Ce serment est un code open source ouvert à la modification et à la créativité de tous. Il n’a pour but que de mobiliser la coopération dans une réécriture collaborative de l’éthique médicale de demain :

« Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle à la préservation pleine et entière des biens communs de l’humanité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver et de promouvoir la santé pour tous, partout où ma science et mon art seront convoqués.

Je préserverai l’intégrité physique et morale de toutes les personnes sans distinction. Je protégerai, par le secret médical le mieux gardé, les données personnelles de mes patients contre toute forme de domination politique ou économique.

Sans aucune forme de discrimination, j’œuvrerai au soin et à la santé de tous. Le seul bénéfice de mon art sera de favoriser l’assistance universelle de toute personne en danger. J’interviendrai pour les protéger s’ils sont affaiblis, vulnérables ou menacés dans leur intégrité physique ou leur dignité morale.

Même sous la contrainte du pouvoir hiérarchique le plus élevé, je ne ferai pas usage de mes connaissances et de mon art à des fins marchandes ou qui contreviendraient aux décisions cliniques prises avec mes patients. J’informerai les patients des raisons thérapeutiques et de leurs conséquences. La participation active des patients aux décisions sera la condition première de toute action médicale.

Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas leurs informations personnelles contre eux-mêmes. Mon savoir et mon art devront servir exclusivement à l’amélioration de la connaissance et du soin. Je prodiguerai mes soins à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain, de la gloire ou du pouvoir.

Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés par la préservation de tous types d’information concernant le patient et sa maladie. Reçu(e) à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre.

Je soignerai quiconque en vue de guérir et soulagerai, par le soin, les souffrances de ceux pour qui la science ne connaît aucun remède. Je ne prolongerai pas les agonies et les vies de ceux qui sous le coup extrême de la souffrance souhaitent l’apaisement. Je ne provoquerai jamais la mort ni ne prolongerai abusivement la vie sans le consentement éclairé du patient.

Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission. Je n’entreprendrai aucun acte expérimental qui dépasse mes compétences, mes connaissances ou contrevient aux décisions de mon patient.

J’entretiendrai et perfectionnerai mes connaissances au moyen des I.A., des big data et de l’evidence-based medicine sans jamais laisser une machine prendre de décision autonome et directe à ma place où celle de mes patients. Pour assurer au mieux les services qui me seront demandés, je consulterai à titre documentaire tous les savoirs et userai de toutes les technologies disponibles.

J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité. Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré(e), méprisé(e) et radié(e) de l’Ordre des médecins, sans aucune autre forme de procès, si j’y manque ».

1 Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, Quadrige Grands Textes, 2009, p. iv.

2 Meehl P.E., Clinical versus statistical prediction, a theoretical analysis and review of the evidence, University of Minnesote Press, 1954.

3 Masquelet A.C. (dir), Le corps relégué, Paris PUF, Science histoire et société, 2007.

4 « Discussion sur la statistique médicale », in Bulletin de l’Académie Royale de Médecine, Paris, Baillière, 1836.

5 Les NOTAM, de l’anglais « notice to airmen », sont des notices destinées aux navigants aériens pour les informer en temps réel des caractéristiques techniques des avions et de leur évolution.

6 Corvisart J.-N., Préface à la traduction d’Auenbrugger L., Nouvelle méthode pour reconnaître les maladies internes de la poitrine, Paris, 1808, p. vii.