Majeure 53. Histoires afropolitaines de l’art

La diaspora des images de l’Afrique

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Cet article vise à établir des ponts entre la production d’objets visuels en Afrique et leur réception à l’extérieur, ainsi qu’à déstabiliser la distinction entre art africain « traditionnel » et « contemporain », en imaginant la possibilité d’un lien entre l’Afrique comme continent et l’Afrique insérée dans les cultures et les mondes à l’étranger, comme concept historique . Je note également la nécessité que les sites d’intersection entre les arts de différentes cultures, au sein du continent africain lui-même, soient explorés. Je propose donc un examen de tout l’art africain dans la perspective de la diaspora, comme des objets en mouvement et comme objets d’articulation entre et à travers différentes histoires et zones culturelles.

L’objet en tant que diaspora

Que se passerait-il si nous commencions à considérer les objets d’art d’Afrique comme étant eux-mêmes une diaspora, par opposition à la conception traditionnelle des diasporas qui concerne la dispersion des personnes à travers le globe, avec leurs spécificités culturelles ? Que cela impliquerait-il dans nos interprétations des objets de toutes sortes de l’art africain, même comme images d’une Afrique plus largement définie, spécialement si ces objets et images ont voyagé en Afrique et au-delà depuis des siècles ? La plupart d’entre nous avons en général l’habitude de considérer l’origine socioculturelle et les contextes esthétiques des objets d’art africains comme révélateurs de leur véritable pertinence au niveau local, afin de partager cela avec nos lecteurs et étudiants. Quelles conséquences aurait un focus diasporique sur le statut de l’objet si les contextes de la distribution des objets étaient également au centre de notre analyse ? Il s’agit en fait d’une question qui a une longue histoire dans notre profession. Thème récurrent pour le milieu des spécialistes de l’art africain, il a été aussi continuellement marginalisé par ceux qui promeuvent une vision anhistorique de l’Afrique, mais a été soit directement analysé soit étayé implicitement par une partie importante d’auteurs éminents.
En me fondant sur de telles études de l’art du continent africain, je propose ici une carte conceptuelle différente, débordant d’abord et une bonne fois pour toutes les fausses catégories coloniales d’ethnies et de géographies statiques, pouvant lier historiquement les cultures africaines au sein du continent et prendre aussi en compte les lieux extérieurs à l’Afrique où les Africains ont été « disséminés » (sown through, ma définition préférée du mot grec diaspora) durant des siècles. Une telle carte inclura aussi des lieux où un nombre important d’objets africains a été placé depuis des siècles, dans des musées et des collections privées. Une telle carte mettrait également en évidence l’histoire des diasporas européennes, arabes ou autres diasporas de personnes, d’objets et d’idées sur le continent. Peut-être cette nouvelle carte conceptuelle serait-elle alors trop dense pour être lisible, un palimpseste trop embrouillé pour servir de livre de salon. Mais au moins aiderait-elle à visualiser comment les objets d’art africains, à leur façon, ont une histoire parallèle aux nombreuses diasporas historiques des populations de ce continent.
Considérer les objets d’art africains comme diasporas disséminées dans d’autres cultures, voir ces objets, dans leur matérialité concrète, comme une diaspora active, soulèvent des questions proches de celles de l’essai d’Igor Kopytoff. Celui-ci parle de la marchandisation comme d’un processus, en Afrique et en Occident, où les personnes peuvent être dévalorisées jusqu’au pire statut d’objets (à travers l’esclavage), quitte à être réévaluées plus tard. À sa suite, et en tant qu’historien, je voudrais analyser les œuvres d’art comme des mères porteuses, comme des personnes avec leurs biographies. Comme David Freedberg l’a montré à propos de l’histoire de l’art occidental, la vision populaire des images a souvent été confondue avec la présence de corps humains réels, particulièrement dans l’art figuratif – les corps humains étant alors lus comme des signes, et les images souvent perçues comme des acteurs humains. Durant la récente conquête de Bagdad, le traitement médiatique du renversement de la statue de Saddam Hussein a poursuivi cette logique.
Les objets ne se déplacent pas seulement d’un endroit à un autre. On peut dire aussi qu’ils concrétisent ce mouvement dans leur forme ; ils focalisent des points de vue de leurs auteurs et spectateurs qui changent à travers les époques et les territoires – une sémiose complexe. Mon argument principal est donc que les objets sont en soi des diasporas, au sens où ils peuvent hybrider leurs sujets et leurs possesseurs de différentes façons selon le contexte historique.
Il est utile de rappeler ici quelques-unes des caractéristiques essentielles des diasporas. Elles représentent souvent une migration, ou une série de migrations, historiques et dramatiques, dans un pays ou un autre, pour se fondre plus tard en communautés qui se définissent par des relations pérennes avec le pays « hôte ». Elles finissent en un sens par dénaturer le pays de départ comme un lieu mythique et homogène, perdu dans le temps.
La nostalgie de ce territoire mythique et l’expérience de cette déportation au sein d’une culture d’accueil peuvent être un puissant lien pour une identité personnelle et collective. Une autre caractéristique plus positive mais paradoxale de la diaspora est d’exercer une influence profonde sur la culture hôte, même à travers son assimilation à bien des points de vue. W.E.B Du Bois, par exemple, est connu pour sa théorisation de l’expérience politique des Afro-américains, devenue essentielle dans la culture des États-Unis. James Clifford et d’autres ont aussi souligné combien les noirs des États-Unis ont été considérés comme des porteurs de la culture américaine dans le Paris des années 1920, et plus encore après.

La dissémination de l’art africain en Occident

Dans un processus similaire à la dramatique histoire de la dispersion, puis absorption, des diasporas africaines dans le monde atlantique, la vie des objets d’art d’Afrique dans les musées européens et américains a eu un impact paradoxal et une histoire corrélative. Les images sur et de l’Afrique, comme des corps de diasporas en tant que sujets et sites de représentation, ont bougé d’un continent à l’autre et sont revenues. Spécialement dans la réinterprétation comme œuvres d’art par les musées ou galeries d’art occidentaux des objets domestiques, rituels ou décoratifs, l’art africain a suivi une trajectoire historique de redéfinition et d’altération de son statut étrangement similaire à celui des personnes. Cette citation de Wyatt MacGaffey pourrait ainsi aisément servir à décrire la traite négrière transatlantique des esclaves africains : « Le procès par lequel un objet africain devient de l’art inclut son extraction du contexte d’origine ainsi que sa soumission à des violences diverses et variées. À côté de la violence du vol, confiscation et autres, nous devons inclure celle faite à l’objet lui-même qui est souvent dénudé de ses accessoires, nettoyé et même remodelé. Jadis, il était encore courant de le priver de ses noms, identité, signification locale et fonction [J’y ajouterais qu’il était également dépouillé de sa relation à l’Histoire]. En échange de ces privations, l’objet africain est recontextualisé et redéfini. Sa première localisation en Europe a été un musée ethnographique… où il avait pour fonction de montrer non pas de l’art, mais précisément le contraste entre des cultures primitives et celles capables de produire de l’art. Rebaptisé idole, figure de fertilité ou d’ancêtre, il était présenté comme production culturelle caractéristique d’une tribu ». Pour qu’un artefact (nommé comme tel) devienne art, réhabilitation et ré-identification sont nécessaires en laissant de côté non seulement le contexte indigène, mais aussi son récit anthropologique.

MacGaffey est bien connu pour ses études détaillées au tournant du siècle des fétiches minkisis des Basolongos congolais qu’il identifie à des personnes en ce qu’ils ont un corps et un esprit, sont nommés et ont des qualités individuelles. Une catégorie de nkisi, le nsiki nkondi, peut prendre une forme humaine défigurée. Un exemple saisissant, aujourd’hui au Musée d’Ethnographie de Stockholm, de nkisi nkondi est construit autour d’une bouteille de vin vide avec une coiffe de cuir dont tombent des morceaux d’habits en guise de cheveux, avec des griffes de varan comme de terribles mains à ses côtés. La boîte au centre présente un miroir et contient les ingrédients qui animent et composent l’esprit de l’objet. Elle représente un gros ventre censé être l’habitat corporel d’une sorcière malfaisante. D’autres petits objets et morceaux d’habits pendent de la bouteille comme des marques appelées « chiens » qui sont censées aider l’esprit de la sculpture à flairer sa victime. Nkondi est un « chasseur » et ces dispositifs rituels servaient à rechercher et détruire les instigateurs d’infortunes, briseurs de serments ou sorciers. Leur structure de bois, verre ou argile était les contenants de « médecines » dont les combinaisons créaient l’esprit représenté. MacGaffey suggère (comme Freeberg et Kopytoff) que ce ne sont pas juste des choses du xixe siècle, objets de pouvoir au Congo combinés à des idées de personnes humaines. Nous pouvons aussi leur attribuer la valeur « inestimable » et quasi spirituelle de tous les objets dans nos temples-musées modernes. Dans cette idée de réévaluation des objets d’art, il faut rappeler ici que les artistes modernistes d’Europe, et leurs idées de la modernité, ont été marqués dès le départ par leur rencontre avec des arts africains d’ailleurs rebaptisés occidentaux. MacGaffey cite l’achat par Gauguin de deux minkisis du Loango à l’Exposition Universelle de 1889, à Paris, qu’il nettoie, peint et signe de son propre nom. À travers une longue série de telles réévaluations, les « fétiches » africains rituels deviennent des marchandises sorties de leur valeur d’origine et statut initial de manifestations de relations sociales. Ils viennent masquer les nouvelles relations sociales coloniales, d’une façon identique au processus que Marx décrit dans les Grundrisse comme le fétichisme des marchandises. Ils deviennent de nouvelles idoles dans le contexte du musée. Chaque étape de ce processus d’objets locaux, disséminés dans des cultures étrangères et interpolés à travers le temps, pourrait être caractérisée comme diasporique.
L’attention au processus de décontextualisation culturelle et de réévaluation d’une diaspora redonne vie aux objets, non pas au sens d’une anthropologie holistique de leur contexte d’origine, mais plutôt comme une nécessité de réaffirmer une part absente de l’histoire africaine et d’explorer les origines comme le point d’une multiple focalisation sémantique et géographique. Dans une perspective d’interprétation de l’art, l’objet peut être compris comme une rencontre à un moment donné et, au fil de l’Histoire, le même objet peut représenter une suite de telles rencontres. Et cela fonctionne dans les deux sens : un nkisi peut venir à représenter l’art africain dans le contexte d’un musée comme des bouteilles de vin en verre peuvent apparaître utiles à la fabrication d’un nkisi dans l’exploitation polluée et meurtrière du Congo colonial de 1885 à 1908.

Articulation de l’image

Si ces objets considérés comme de « l’art africain traditionnel » peuvent être reconsidérés comme les corps d’une diaspora, qu’en est-il alors des formes africaines culturelles plus récentes comme la photographie de studio ? Ici, la potentialité d’une intrication des corps véritables et des images est plus évidente à cause du réalisme du médium photographique et parce que les portraits eux-mêmes ont tendance à évoquer des modèles humains réels. Il faut encore ici procéder avec précaution, comme Christopher Pinney l’écrit dans son livre révolutionnaire Photography’Other Histories : « Si une image qui semble faire un certain type de travail dans une épistémê est capable d’effectuer un travail radicalement différent dans une autre, il apparaît inapproprié de proposer des liens rigides entre ses qualités formelles et ses effets. Nous avons plutôt besoin d’une lecture plus nuancée des affinités entre les formations discursives particulières et les mondes d’images qui leur sont parallèles, ainsi que d’analyses sophistiquées de leurs potentialités de transformation. »
Pinney affirme que toute image, mais spécialement les images mimétiques photographiques, présente un excès de données esthétiques et historiques. Le photographe fait sa mise en scène, mais la photo contient inévitablement plus que ce qu’il contrôlait. Les photos sont ainsi « cadrées », mais sans exclure pourtant l’aléatoire. Cette représentation en excès est ce qu’Olu Oguibe semble vouloir désigner à travers sa formule de « substance de l’image » : ce qui reste en attente, prêt à refaire surface pour les lecteurs comme les auteurs concernés par l’image. Une composition photographique (comme un nsiki) rapproche et articule des éléments dispersés. Elle peut aussi être reproduite, changer de mains, et ses lecteurs successifs devenir des sortes d’auteurs, autant que le contexte social, le photographe. Kobena Mercer a fait valoir (comme Barthes, d’une manière plus lyrique, dans La chambre claire) que les photographies sont appréciées à travers un processus complexe d’identification à l’image qui, à travers temps et cultures, relève parfois du malentendu. Ces incompréhensions représentent la disturbance dans l’image (le punctum de Barthes). Ainsi, que ce soit en Afrique ou ailleurs, nous percevons dans de vieilles photographies ou les photographies des autres quelque chose de semblable, encore distant, en elles. De cette façon, la photographie produit continuellement pour ses publics des rencontres avec l’altérité. C’est aussi une expérience d’altérité pour ses sujets, ceux qui ont posé pour une image qui les fera reconnaître un « portrait photographique » au-delà d’une simple représentation réaliste. Différentes cultures participent à la rencontre, de la prise du photographe à l’événement qui est capturé et emmené dans le temps et l’espace. Les photographes capturent, mais aussi fabriquent. Je suis d’accord avec l’affirmation de Pinney selon laquelle la photographie, spécialement en dehors de l’Occident, demande une théorie qui « prenne en compte les souvent radicalement différentes connexions de monde, sujets humains et pratiques de représentation, que les contours de la pratique photographiques font nettement ressortir ».

Pour aller dans cette direction, et comme exemple, j’utilise le travail du photographe de studio malien Malick Sibidé, remarquablement accueilli à l’étranger. Le style de Sibidé pour ses prises informelles de portraits instantanés, nouveau pour l’époque, fut mis en relation par Manthia Diawara avec la révolution culturelle qui suivit l’indépendance du Mali en 1960. Au début des années 1990, André Magnin, le curateur du collectionneur Suisse Jean Pigozzi, le « découvrit » au cours de ses recherches d’auteurs de photos anonymes pour l’exposition Africa Explores de Susan Vogel au Centre d’art Africain de New York en 1991. Sibidé a depuis été promu au niveau international par Magnin et la revue parisienne Revue Noire. Il faisait partie en 1996 de l’exposition In/Sight au Musée Guggenheim de New York et a depuis contribué à de nombreuses manifestations et catalogues. En 1999, trente de ses photographies des années 1960 et 1970 ont été exposées à la galerie Deitch Projects, à New York, ainsi que des sculptures en bois calquées sur ses images. Dans chacune de ces étapes – le Bamako des années 1960, le vedettariat international des années 1990, et l’exposition Deitch Projects –, la nature de la rencontre avec la diaspora des images de Sibidé s’est transformée et a été réévaluée. La première et plus spectaculaire transformation, du photographe de studio au statut d’artiste international, témoigne d’un changement d’échelle dans la présentation de son travail. De petits formats mobiles vite imprimés à l’intention d’un public familial se muent en de grands tirages avec marge blanche pour les admirateurs anonymes de toute grande star mondiale de la photo.
Mais à Bamako, dans les années 1960, la jeunesse malienne choisit d’explorer sa nouvelle émancipation du contrôle colonial de façon paradoxale. Elle souhaitait se détacher par elle-même de ce qu’elle analysait comme mentalité colonisée et vieilles coutumes de la génération de ses aînés. Mais sans se conformer à l’idéologie marxiste ni au révisionnisme traditionnel des théoriciens de l’indépendance comme Sekou Toure ou Frantz Fanon. Au lieu de cela, elle s’est modelée sur la culture internationale de la jeunesse des années 1960, et surtout sur ce que les autres jeunes d’origine africaine faisaient en Europe et en Amérique. Pour Diawara, elle manifesta sa rébellion à la fois contre ses parents et le colonialisme en rejoignant la « diaspora esthétique » des jeunes rebelles panafricains. La jeunesse malienne de l’époque exprima sa libération de la culture des anciens (autant celle des coloniaux-étrangers que celle de leurs familles-locales) par un look de clubs, emprunté aux yé-yé français, qu’on appelait localement les grins. Ils adoptèrent Françoise Hardy et Sylvie Vartan, puis les Beatles, Jimi Hendrix et James Brown.
Au Mali comme dans les autres pays africains francophones, les yé-yé étaient considérés par la population comme d’hirsutes hippies mauvais garçons. Ce visage africain de la scène yé-yé a également été capturé par les personnages d’« outsiders » Mary et Anta de Touki Bouki (1973), le classique sénégalais du célèbre réalisateur Djibril Diop Mambety. Les photographies de Sibidé montrent aussi de façon originale cette collision culturelle du yé-yé et des grins, des clubs et de la culture pop internationale. En mettant exclusivement l’accent sur le succès local de James Brown, par rapport à celui de Françoise Hardy, Diawara sous‑estime le caractère non racial des identifications de cette jeunesse malienne, spécialement leur engagement initial dans la culture mondiale par le biais de la jeunesse française. De mon point de vue, ses souvenirs négligent aussi, par exemple, le piège de la négritude de Senghor qui conduit à considérer tout objet « africain » comme une ressource fondamentale supposée pure, en référence au « primordial » peuple Dogon.
Au-delà de cette erreur, Diawara convainc efficacement que les photos de Malick Sibidé représentent une appréhension essentielle de la modernité spécifique de la jeunesse de Bamako. Avec ses photos, le vif mouvement des images internationales fut momentanément modifié pour que de jeunes Maliens puissent y rentrer. L’ère post-indépendance traduite par les photos de Sibidé se caractérise par une prolifération explosive d’images médiatisées du corps humain. Ce fut le cas au Mali comme cela l’avait été en Europe et aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Dans de telles circonstances, le travail du photographe a une fonction particulière. Bien que leurs contours précis dépendent du contexte, ces images mettent le sujet au centre et l’on peut en dire « j’étais comme ça et ils l’étaient aussi ». Des albums photos personnels peuvent renforcer cette identité commune, particulièrement pour des activités de groupe. Diawara dit que c’était précisément le cas pour les yé-yé-grins qui rassemblaient leurs propres prises pour des magazines étrangers et des couvertures de disque. Il voit les photos de Sibidé comme des ouvertures vers tout ce qui était à la mode, tout ce qui constitue notre modernisme : « toute la modernité de Bamako, pas seulement comme document esthétique de la culture des années 1960, mais aussi pour problématiser l’émergence à la fois du nationalisme de ce temps et d’une esthétique panafricaine et diasporique à travers le rock and roll. » En bref, alors que presque toutes les photos des années 1960 et 1970 de Sibidé montrent des gens ayant choisi de s’aligner sur les looks, musiques, coiffures et vêtements de l’Occident, ce matérialisme ne rejoignait pourtant nullement un désir subjectif d’être comme à l’Ouest. C’est dans le mouvement de la jeunesse mondiale, et dans la modernité des diasporas noires auxquelles ils se considéraient appartenir, que les jeunes de Bamako s’intégraient.

En 1999, une sélection de photos de Sibide exposée au Deitch Projects et nommée « Le club de Bamako » fut accompagnée de quatorze sculptures polychromes grandeur nature en bois les imitant. Les auteurs de ces sculptures, quatre artistes originaires non du Mali mais de Côte d’Ivoire, étaient connus là-bas pour leurs statues commémoratives de morts. Que penser d’une telle juxtaposition ? D’un côté, ces sculpteurs ivoiriens font partie d’une fascinante culture statuaire moderne de commémoration des morts en Afrique de l’Ouest, elle-même inspirée par la photographie, et représentent une histoire fascinante. Mais quelque part, à mes yeux, une telle exposition dénature fortement le dynamisme décrit pas Diawara. Ces sculptures dont le style appartient à une autre histoire d’un autre pays distraient le spectateur de la véritable modernité autonome des jeunes de Bamako que les photos présentent. Le public new-yorkais, ignorant le dynamisme des modernités africaines, croit voir une exposition naïve, au mieux visionnaire et au pire primitive.

Écrivant pour le New York Times, le 26 février 1999, Holland Cotter a qualifié la combinaison de sculptures et de photographies polychromes de « fracassante […] fraîche, plus grande que nature, mais aussi enracinée dans le temps et l’espace ». En septembre 1999, dans Art in America, Sarah Valdez disait des photographies exposées au Deitch qu’elles étaient « désarmantes dans leur intention artistique directe […] pleines de jouissance, de grins carnassiers et d’outrageuses pattes d’eph’. »

Les photographies de Sidibé, réimprimées dans un tirage désormais plus grand et avec un épais cadre blanc, ont été resignifiées comme des « photographies d’art moderne » et donc évaluées à un niveau plus élevé sur la chaîne alimentaire du marché de l’art. Imiter ces images par des sculptures les fit redescendre d’un cran, non dans la direction de ce qu’elles étaient autrefois destinées à être (des portraits instantanés), mais plutôt comme des signes d’une nostalgie pour le fantasme projeté de l’Afrique de l’Ouest. L’exposition de Deitch fut un endroit où la « modernité africaine » signifiait l’occidentalisation et le fit maladroitement. Deitch n’exposa pas les images de Sidibé pour elles-mêmes, comme une simple réévaluation de la « photographie d’art ». Il n’a pas non plus, comme d’ailleurs la plupart des autres exposants internationaux, exposé des images plus récentes de l’artiste. Seule une critique de l’exposition Deitch a remarqué qu’il pourrait y avoir un problème. À l’été 1999, le critique Donald Odita (lui-même artiste nigérian-américain) a conclu son article dans Flash Art en déclarant que « ce spectacle aurait pu être plus intéressant s’il avait consciemment contesté le modèle occidental de l’art africain contemporain, plutôt que défendre son stéréotype. » Si les diasporas des images de l’Afrique sont caractérisées par leur moment, André Magnin et Jeffrey Deitch ne peuvent sûrement pas avoir le dernier mot sur la question de l’art de l’Afrique ou de sa modernité.

Je préfère vous laisser avec une autre image africaine, cette fois du magazine Lucky de février 2002. Connaissez-vous Lucky ? Lucky est le guide pratique des jeunes filles pour la mode et le shopping, pas chic et inaccessible comme Cosmopolitan ou Vogue, pas un de ces magazines pour dames qui traitent selon Barthes, dans ses Mythologies, de « cuisine ornementale ». Lucky montre comment trouver ce dont vous avez besoin pour avoir le look que vous désirez et pour pas cher. En 2002, la mode était au « rétro » 1960 des imprimés de l’art abstrait et une page titrée « boutique de rues à part » montrait un modèle à la coupe garçonne en face de la station Astor Place à Manhattan où des vendeurs de rue exposent des catalogues d’art à bas prix sur le trottoir. Sur la page de Lucky, un de ces catalogues à la gauche du modèle était celui de la monographie par André Magnin de Seydou Keita, contemporain de Sibidé, connu à Bamako pour ses portraits de notables portant parfois de tels imprimés op-art au look africain. Le portrait de Keita d’une femme regardant au‑delà de son épaule semblait sauter par-dessus l’écart couramment perçu comme séparant les temps de l’Afrique et de l’Occident. Le modèle de ce vieux photographe est déjà au-delà, nous regardant en arrière. Il a déjà été là, faisant déjà ça. Vue comme un sosie des images de Maliens yé-yé, imitant visiblement Françoise Hardy, l’image de Lucky semble montrer que la modernité africaine peut aussi être un modèle pertinent pour le retour aux années 1960, au moins en ce qui concerne la mode actuelle de la jeunesse de Manhattan.

Les objets visuels africains sont des éléments de substitution. Leur place peut représenter un espace entre performance et mémoire ou entre des histoires d’Afrique et les nouveaux publics des objets africains. Et cet espace, cet écart, ces objets, bougent comme des diasporas. Ils disposent de biographies, parfois désagréables, auxquelles les spécialistes doivent être plus attentifs afin de conserver au moins l’Histoire au premier plan de notre histoire de l’art africain. Critiques et curateurs doivent s’assurer que les biographies des diasporas d’objets sont prises en compte. Dans un récent tour d’horizon historique de l’utilisation du terme de diaspora au sein des études sur la culture noire, Brent Hayes Edwards pousse à un retour à la formulation de Stuart Hall d’une conception de la diaspora comme articulation, connexion et expression, mais aussi comme divergence, écart, décalage entre les personnes et les instants dans l’espace et le temps. Comme telle, la diaspora est une « intervention », une « différence […] qui permet le mouvement », mais préserve la possibilité d’un point de vue critique en relation avec les idées essentialistes de nation, ethnicité ou race.
Je trouve le rappel de Edwards à Hall encourageant, car articuler ainsi le concept de diaspora exprime et décrit toutes sortes de connexions possibles, en permettant aussi une approche plus personnelle, enracinée historiquement et consciente politiquement des flux complexes d’images dominantes. Dans les articulations innovées par les objets d’art africains, particulièrement la connexion des gens et des images analysées par nos propres écrits, je pense que cela ouvre quelque chose d’excitant, ou au moins de responsable historiquement, pour les études sur l’art africain. Nous devrions parler des diasporas africaines d’images.