Majeure 53. Histoires afropolitaines de l’art

L’Art Society et la construction du modernisme postcolonial au Nigeria

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Le 6 octobre 1958, Uche Okeke rencontra Simon Okeke et Demas Nwoko pour discuter de la formation de ce qu’Uche Okeke appela la Nigerian Art Society. Uche Okeke et Nwoko étaient étudiants en deuxième année à l’Université Nigériane des Arts et des Sciences et de Technologie de Zaria, Simon Okeke était, lui, en troisième année. Trois jours plus tard, un club d’art appelé l’Art Society tint sa réunion inaugurale, avec Uche Okeke pour dirigeant et secrétaire fondateur. L’importance du groupe dans le développement du modernisme au Nigeria reposa dans sa formulation d’un concept de synthèse naturelle comme modèle esthétique devant être rigoureusement poursuivi par ses membres. La logique sous-jacente à la synthèse naturelle était basée sur la notion dialectique de réconciliation entre deux esthétiques opposées (les traditions de l’art africain et de l’art occidental) dans le but d’arriver à un résultat nouveau qui soutiendrait et servirait les expérimentations artistiques que les artistes entameraient dans leur œuvre. Quoique typique de l’avant-garde du début du xxe siècle, la synthèse naturelle n’était ni un appel à une rupture totale avec la tradition coloniale, ni une déclaration de rejet par l’artiste de la modernité occidentalisée en retournant à une culture indigène authentique et imaginaire.
L’idée de Uche Okeke était plutôt de soumettre le modèle conservateur de la pratique artistique coloniale à un bouleversement épistémologique radical – à savoir, de subsumer la plupart de ses aspects formels dans un nouveau langage conceptuel contemporain, basé sur l’idée d’un projet esthétique hybride qui valoriserait et réinsérerait les ressources esthétiques des traditions pan-nigérianes au sein des conditions contemporaines de la subjectivité postcoloniale, puis, par ascendance, dans de nombreux coins d’Afrique.
En ce sens, la synthèse naturelle représente le premier essai conscient, par des artistes au Nigeria, de constituer un nouveau canon artistique pour une nation nouvellement indépendante.

Bien qu’une étude approfondie révèle que l’idée était interprétée de façon différente par les membres-clés de l’Art Society, cela n’en reste pas moins un effort concerté par la « génération de l’Indépendance » (1955-1967) des artistes nigérians d’articuler les implications de la décolonisation en associant la liberté politique à l’indépendance culturelle. Cette relation entre culture et politique – et les valeurs universelles qui leur sont attachées – était importante pour l’action critique des artistes contemporains postcoloniaux.

En examinant le travail de membres-clés de l’Art Society et celui d’autres artistes contemporains qui convergèrent à Lagos au début des années 1960, mon but est d’analyser non seulement le travail des artistes dans l’environnement immédiat de l’Art Society, mais aussi un environnement intellectuel plus vaste, de la fin des années 1950 et du début des années 1960 au Nigeria, au sein duquel d’importants écrivains tels que Chinua Achebe, Wole Soyinka, Christopher Okigbo, et John Pepper Clark travaillèrent. Je souhaiterais donner à voir les contextes interdisciplinaires complexes depuis lesquels a émergé, au Nigeria, cet aspect important, mais peu étudié du modernisme du xxe siècle.
Les recherches de l’Histoire de l’Art sur les pratiques modernistes dans des contextes colonial et postcolonial au cours de la première moitié du xxe siècle sont révélatrices des interprétations et analyses insuffisantes de cette période. Celles‑ci ont contribué à une compréhension limitée des manières dont le modernisme se manifestait tout autour du globe.

Dans Cosmopolitan Modernisms, Kobena Mercer remarque que la préoccupation, aujourd’hui très à la mode, pour les cultures visuelles postcoloniales et les artistes contemporains non-occidentaux, qui exploitent les archives culturelles coloniales, fait fi d’un sérieux examen du contexte intellectuel et du travail d’artistes antérieurs qui vécurent dans ce que Mercer appelle « la période historique étendue du modernisme, entre les dernières années du xixe siècle et les années 1980 ».
Il n’est pas le seul dans ce cas. Au cours des deux dernières décennies, deux idées sur la modernité se sont cristallisées. La première, s’inspirant du travail de l’historien français Fernand Braudel, explore le lien entre la modernité et l’expansion du capitalisme et de l’impérialisme. Ici, la modernité émerge en Occident à partir des instruments situationnels, institutionnels, économiques et juridiques déployés pour redessiner la carte sociopolitique du monde. Dans le sillage de cette reconfiguration, le système moderne du capitalisme et les institutions de l’esclavage et du colonialisme apparaissent comme directement liés.

Dans The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Paul Gilroy décrit le monde dans lequel ces trois éléments s’imbriquent pour nous donner un aperçu de la modernité noire dans les Caraïbes, les Amériques et en Europe. La seconde tendance a vu le jour dans les années 1990, avec une reconsidération très répandue de la modernité dans les sciences sociales et du modernisme dans les arts visuels. Aujourd’hui, il est devenu évident pour ces deux champs d’études que les universitaires ne peuvent plus discuter de la modernité et du modernisme comme s’ils étaient universellement singuliers, que ce soit dans leur histoire, leur sens et leurs caractéristiques. Il en résulte ce que Bruce Knauft a appelé les modernités vernaculaires, un terme qui décrit les variétés indigènes (c’est-à-dire non‑occidentales) de modernités, cependant que Dilip Parameshwar Gaonkar a décrit comme modernités alternatives les traditions qui ne dérivent pas naturellement de la modernité occidentale.

Dans les arts visuels, Mercer emploie le terme de modernismes cosmopolites pour situer ce modernisme à la jonction d’échanges, d’interactions et d’une esthétique contestataire valorisés parmi les cultures du xxe siècle. Mais la question persiste : comment assumer la tâche de démêler des paradigmes spécifiques du modernisme – tel qu’il est suggéré dans le travail d’Uche Okeke et des membres de l’Art Society ? À partir de termes imprécis qui peuvent ne pas prendre en compte les intérêts initiaux d’artistes travaillant dans un contexte africain postcolonial ? Je commencerai par proposer le terme de modernisme postcolonial comme outil conceptuel à ce travail nécessaire.

Étant donné les relations historiques entre le colonialisme et la modernité occidentale, la notion de modernisme postcolonial pourrait sembler paradoxale ; après tout, le colonialisme (et l’esclavage qui le précéda) a fourni les bases économiques, politiques et idéologiques au cœur des fondamentaux discursifs et pratiques du modernisme européen. En tant que tel, le postcolonial devrait se placer en contradiction flagrante avec le modernisme. Cependant, j’aimerais suggérer qu’alors que le travail de l’Art Society et d’autres ailleurs en Afrique, à la fin des années 1950, et au début des années 1960, était résolument postcolonial, il manifestait encore des accointances modernistes, parmi lesquelles figurent la croyance dans le rôle significatif de l’artiste dans la modélisation d’une culture et d’un art nouveaux pour une nation nouvelle, les tentatives des membres de la Société d’articuler leurs relations avec la « tradition » et l’accent mis sur l’invention de styles formels inédits. Autrement dit, les positions politiques et philosophiques aussi bien que les conditions formelles de ce travail étaient tout à la fois postcoloniales et modernistes.

Il est clair pour moi que les conditions spécifiques à la modernité sociale et artistique sont historiquement déterminées et ne peuvent être examinées de manière profitable que par une étude minutieuse du contexte historique unique de chaque expérience moderniste. Dans cet essai, je porte une attention particulière à une convergence d’activités, d’événements, et de discours du Nigeria de la fin des années 1950 qui ont contribué, de façon non négligeable, à paver le chemin pour l’œuvre de l’Art Society, dont les membres ont plus ou moins défini les paramètres formels et conceptuels du modernisme postcolonial au Nigeria et dans l’Afrique autour de 1960. Une étude plus approfondie du travail de ces artistes, et de l’espace discursif créé par eux, rend ainsi clair le fait que les implications dans l’histoire de l’art de la fin du colonialisme sur le modernisme artistique du xxe siècle demeurent dans leur majeure partie mal comprises.
L’Art Society fut fondée essentiellement en tant que plateforme pour l’orientation culturelle adéquate de ses membres. Ces artistes étaient foncièrement convaincus que leur génération, éduquée dans les universités à forte prédominance d’Europe, de l’ouest du Nigeria, se confrontait à un sérieux conflit culturel. Ceci était rendu d’autant plus évident par la divergence expérimentée entre l’orientation strictement occidentale du programme d’art à l’Université Nigériane d’Art, de Sciences et de Technologie, dans la vie académique à l’intérieur de Zaria et les arts et cultures indigènes sur lesquels les membres projetaient des idées d’authenticité nationale. Néanmoins, pour l’Art Society, cette condition présentait d’énormes possibilités, particulièrement si les membres appliquaient leur savoir technique acquis en école d’art à une exploration intense des problèmes formels et conceptuels présentés par les arts spécifiques des peuples nigérians.
L’Art Society fournissait alors un espace alternatif pour l’acquisition et l’échange d’informations sur l’art traditionnel africain et nigérian, lequel était ignoré dans le curriculum occidentalisé de l’université. Chaque membre de l’Art Society était dès lors encouragé à passer une partie de ses vacances scolaires à se documenter sur les formes artistiques et les traditions de sa région ou de son groupe ethnique, et à partager ces informations avec le reste des membres durant des rencontres. Cette forme de recherche dans les ressources esthétiques du domaine de la tradition n’était pas seulement reconnue essentielle pour étendre le répertoire formel du groupe, elle était aussi importante pour que l’artiste comprenne la validité des traditions indigènes comme partie intégrante du processus de modélisation d’une nouvelle identité postcoloniale.
Au cours de leurs fréquents forums, les membres de l’Art Society discutaient des œuvres d’artistes européens modernes, tout autant que de nouvelle littérature nigériane, y compris Things Fall Apart de Chinua Achebe. Things Fall Apart explore le monde des Igbos (auquel appartenaient Uche Okeke, Demas Nwoko et Simon Okeke) tandis qu’il était submergé par le colonialisme ; il délimite l’intégrité historique et les paradoxes de la société Igbo, les arts, la politique et la religion que les membres de l’Art Society cherchaient à réintroduire dans leur pratique contemporaine. Dans tous les cas, la teneur générale au sein de la Société était programmatique ; elle tendait vers un nouvel art étroitement aligné sur le travail d’écrivains, intellectuels, nationalistes anticolonialistes africains contemporains. Ceci est souligné dans l’adresse présidentielle d’Uche Okeke à la réunion de la Société, trois semaines après l’indépendance politique du Nigeria en octobre 1960.

Dans ce discours, Okeke discute les problèmes auxquels sont confrontés les artistes contemporains ; il décrit les processus et stratégies du progrès social et culturel tant dans le Nigeria indépendant qu’en Afrique, tout autant que le rôle des artistes au cœur d’un tel progrès. À l’aube de ce qu’il appelle l’« âge des investigations et des réévaluations de nos valeurs culturelles », il affirme que les artistes contemporains de la nouvelle nation, tout comme les prêtes d’époques antérieures, doivent devenir les petites mains d’un nouvel ordre social humaniste. Plus important encore, il propose la synthèse naturelle comme idée motivant la création de « notre propre école d’art indépendante des écoles européennes et orientales, mais tirant parti autant que possible de ce que nous considérons dans notre clair discernement comme étant la crème de ces influences, et en les mariant à notre culture artistique autochtone ».

Okeke mettait en adéquation la synthèse naturelle avec les objectifs de la Négritude – le mouvement littéraire inauguré par des écrivains francophones à Paris dans la fin des années 1930 pour affirmer la subjectivité noire face au snobisme raciste des Européens – de la « personnalité africaine », en référence à des stratégies d’affirmation culturelle africaine et d’action politique défendues dans l’ère post-Seconde Guerre Mondiale par Kwame Nkrumah au Ghana. Les parallèles entre la « personnalité africaine » et la Négritude et l’idée de synthèse naturelle sont évidents : bien que leurs partisans aient revendiqué et affirmé le caractère unique de l’héritage culturel et l’histoire africaine ou noire, ils reconnaissaient l’importance des formes et idées occidentales, mais seulement en tant qu’éléments de combinaisons basiques à partir desquels le modernisme universel pourrait être façonné. C’est ce que Léopold Sédar Senghor, l’un des principaux théoriciens de la Négritude, devait vouloir dire lorsqu’il énonçait que la Négritude signifiait faire valoir le droit de contribuer à ce qu’il appelait « la civilisation de l’universel ». Les références d’Okeke à la Négritude et à la « personnalité africaine » sont importantes pour d’autres raisons. Elles annonçaient l’émergence d’une génération d’artistes concernés autant par le fait de définir leur place dans l’histoire de l’art moderne, qui commença dans le Nigeria du début du xxe siècle avec les portraits peints de Aina Onabolu (1882-1963), que par celui de situer leur travail dans un contexte critique et idéologique plus large. En alignant leur propre vision d’un nouvel art avec d’importantes idées anticoloniales de leur époque, les membres de l’Art Society affirmaient leur compréhension de l’art contemporain, dans la colonie bientôt indépendante, comme une forme de pratique politique dans le champ discursif de la culture postcoloniale nationale.

L’Art Society encourageait ses membres à apprendre autant qu’ils le pouvaient des traditions culturelles du Nigeria ; sans cette conscience, leur projet de consolider leur estime de soi, face à la vanité coloniale, ne pourrait réussir. Tout comme ils apprirent sur l’art et les artistes européens, principalement de livres et de magazines, de la même façon ont‑ils mené des recherches sur l’art ancien Nok, Igbo-Ukwu, d’Ife et du Bénin que sur le folklore contemporain nigérian et d’autres pratiques culturelles. En fait, c’est le déploiement critique conscient de l’expertise technique apprise en classe et l’expérimentation rigoureuse avec des formes d’art indigènes qu’Okeke désignait comme synthèse naturelle.

L’idée de synthèse au moment historique où Okeke et ses collègues se trouvèrent eux-mêmes est fondée sur la perception d’une différence fondamentale entre la culture des colonisés et du colonisateur, entre une tradition étrangère quoiqu’utilisable et enseignée en école d’art et les arts hérités, profondément ressentis, mis en péril par l’avancée de la modernité et ridiculisés par le christianisme et l’Islam. Le choix de la synthèse comme tactique opérationnelle et mode rhétorique est, d’une part, un rejet de la perception dominante sous l’ère coloniale de l’artiste africain comme une victime à la créativité appauvrie, produit de cultures antagonistes, et, d’un autre côté, l’affirmation de son pouvoir à négocier sa place au sein de ce domaine de variables culturelles en évolution. L’omniprésence de cette volonté de synthèse dans le travail d’artistes littéraires de la génération de l’Indépendance a été notée par les chercheurs et explique l’émergence d’alliances créatives et de réseaux d’écrivains, artistes et critiques dans les clubs Mbari au Nigeria, du Chemchemi Creative Arts Center à Nairobi au début des années 1960.
La description du programme conceptuel de l’Art Society comme « naturel » est significative, ne fût-ce que parce que le processus même que cette synthèse tactique impliquait était tout sauf naturel. Au contraire, le travail consistait en une approche très systématique de la création d’images, posant la question de quelles traditions artistiques explorer et de quels éléments spécifiques de cette tradition soumettre à un examen formel. Clairement donc, en décrivant le projet de la Society comme « naturel », il l’alignait sur la tendance du nationalisme politique, comme Benedict Anderson l’a fait valoir, en insistant sur la naturalité ou l’authenticité de la nation imaginée, par conséquent, il le comparait rhétoriquement avec la pédagogie « Zaria » d’orientation occidentale, soi‑disant artificielle et aliénante. Pourtant, le travail qu’Okeke et ses collègues balisèrent pour eux-mêmes décrivait pertinemment l’idée de synthèse, refusait l’essentialisme implicite de la rhétorique du « naturel ». En d’autres termes, sa synthèse naturelle doit être vue comme un concept qui capture à la fois le paradoxe inhérent à la relation tendue de l’Afrique moderne avec son passé ancestral et sa modernité coloniale et la revendication de l’artiste dans son rôle d’acteur confrontant un champ d’alternatives culturelles diverses, qui peuvent au travers de ses actions conscientes devenir constitutives d’éléments de son moi postcolonial.

Pendant qu’ils étaient à Zaria, Okeke, Nwoko et l’artiste Bruce Onobrakpeya semblaient avoir absorbé un salmigondis de styles du début du modernisme, particulièrement sur leurs palettes mais aussi dans leur utilisation de figurations stylisées. Étant donné que leur accès et exposition au travail des modernistes européens étaient limités aux rares publications disponibles ou aux conférences occasionnelles de la faculté de Zaria, il est fort à parier qu’ils n’avaient pas une connaissance approfondie des aspects spécifiques de ce travail mais pouvaient s’y retrouver de manière générale. Ainsi, en dehors de timides gestes symboliques visant à adapter une forme sculpturale africaine « générique » à certains de leurs travaux, leurs recherches dans les formes d’art spécifiques à la culture nigériane ont eu peu d’effet sur leurs styles formels, comme on peut le voir dans Nigeria, 1959 (1960) et Women Bathing (1960) de Nwoko, Landscape with Skull and Anthill (1961) de Onobrakpeya et Egbenuob (1961) et Christ (1961) d’Okeke.
La question est alors : qu’est-il donc arrivé à la recherche et aux discussions sur les formes artistiques autochtones nigérianes ? Comment, le cas échéant, les artistes ont‑ils exploité ou exploré le potentiel formel de formes locales ou « traditionnelles » sur lesquelles était censée reposer l’idée de synthèse naturelle ?

Un examen des œuvres des artistes au début des années 1960 révèle qu’il fallut à Nwoko et Onobrakpeya plusieurs années avant que leur rhétorique et recherche résultent en un travail nettement inspiré par le discours de la synthèse naturelle. Dans le cas de Nwoko, cela se manifesta dans les sculptures en terra cotta sur lesquelles il commença à travailler au début de 1965. Onobrakpeya développa une technique de gravure unique qu’il appela plastographie avec un style formel très graphique caractérisé par des motifs de design audacieux et des formes inspirées des arts rituels d’Edo et du Bénin. Pour Okeke, la transformation a été plus immédiate, dans le sens où, dès 1962, une année après Zaria, il développa un style formel radicalement nouveau basé sur ses expérimentations avec la conception, la forme et l’esthétique dérivées de l’uli, l’art corporel et mural traditionnel Igbo. Pendant qu’il se trouvait à Zaria, Okeke recueillit le folklore Igo, conduisit des recherches sur l’art mural et corporel uli, et apprit les techniques de dessin de sa mère, une artiste uli accomplie. Les artistes uli utilisent un vaste corpus de motifs, favorisant en général les motifs abstraits basés sur les formes organiques locales – la flore, la faune, les corps célestes – sur des objets fabriqués par l’homme. Ainsi qu’Elizabeth Willis l’a montré, le lexique de motifs uli est considérable en partie parce que les artistes les plus accomplis inventaient constamment de nouvelles formes qui seraient ensuite copiées et transformées par d’autres artistes au fil du temps. Un aspect important des techniques de dessin uli est la manipulation habile du pigment pour créer des lignes élégantes et lyriques, et l’équilibre judicieux des espaces positifs et négatifs qui constituent la marque de fabrique des meilleurs exemples de cet art. Dans son propre travail, Okeke adapte ces principes esthétiques en utilisant une gamme limitée de motifs, les plus importants étant les isinwaoji, oloma, onwa, mbo agu, et agwolagwo. L’utilisation de ces éléments est plus visible dans la série Oja d’Okeke en 1962. Dans Head of a Girl, les éléments structuraux principaux sont une ligne verticale courant depuis le haut du front jusqu’aux narines qui sont à peine indiquées par une forme en m ou en w. Cette ligne, brisée après les narines, se poursuit et se termine par une marque en spirale, agwolagwo, qui est sa bouche. Ce motif/marque représente également le python enroulé – le messager sacré de la divinité tutélaire de la rivière Idemmili, et, selon le folklore, la toile sur laquelle le dieu du ciel peint le premier uli. Deux lignes horizontales traversent la verticale, marquant la paupière supérieure gauche ou le sourcil sur la droite. Comme sur la bouche, le même motif agwolagwo représentant ses cheveux bouclés ou attachés, suggère les yeux avec les pupilles, en un seul geste ; cependant qu’une petite courbe pour la mâchoire et une cascade de cheveux sur la droite esquisse son visage.

Dans la série, des dessins similaires sont structurés autour de la même exploration de la ligne comme manière de définir les qualités physionomiques. Par exemple, les lignes courbes dans Head of a Girl ont tendance à finir en spirales. On peut s’imaginer le stylo de l’artiste dansant sur le papier avec les traces de ligne comme indice de cette activité. L’utilisation répétée que fait Okeke du motif en spirale est, en fait, un élément-clé de ce que j’appelle son système.

L’argument sur l’instabilité de la forme en spirale dans le travail d’Okeke s’inspire de la suggestion d’Yves-Alain Bois de trois phases sémiologiques différentes au cours de la période cubiste de Picasso, mais celle qui nous intéresse est la seconde, définie comme une recherche pour un « système unitaire de notation ». Selon Bois, cette phase se caractérise par deux périodes pendant lesquelles (comme dans Trois Femmes de Picasso), « le même signe géométrique, le triangle, est utilisé encore et encore avec une fonction sémantique différente, à chaque fois déterminée par son contexte ». Ce système unitaire de notation auquel se réfère Bois est évident, comme précédemment suggéré, dans l’utilisation d’une icône, l’agwolagwo/spirale qui acquiert une puissance polysémique dans ses dessins. Tandis que l’agwolagwo sert un objectif unificateur – après tout, il semble que chaque ligne a pour but ultime de terminer en spirale ou en segment de spirale –, ses référents ne sont pas statiques, sa signification dépendant entièrement des autres lignes, motifs et espaces auxquels il est relié.

Les œuvres d’Okeke entre 1962 et 1963 sont donc cruciales, non pas tant pour leur inventivité formelle, que pour le fait qu’elles présagent de ce qui doit être considéré comme le résultat artistique ultime de l’idée de synthèse naturelle. Il examine et exploite le potentiel formel de l’art uli Igbo, reposant sur une aptitude émanant de son internalisation de l’approche expérimentale de la création picturale que nous avons appris à associer avec l’art moderne du xxe siècle. Demas Nwoko a suivi un parcours similaire. En 1964, il expérimente avec des argiles utilisées par des potiers traditionnels du sud du Nigeria, et durant l’été 1965, il commença à faire des sculptures en terra cotta inspirées des anciennes sculptures Nok du nord du Nigeria, généralement considérées comme les plus anciennes sculptures figuratives de l’Afrique subsaharienne. Ce corpus, couramment appelé Nok, en référence à l’emplacement des premières découvertes en 1926, varie stylistiquement avec trois styles majeurs distincts – Nok, Katsina et Sokoto – reconnus par la recherche académique. Cependant, les sculptures de style Nok étudiées par Nwoko sont les plus anciennes, considérées comme classiques. Comme l’a montré l’archéologue Ekpo Eyo, les sculptures classiques se caractérisent par des yeux triangulaires ou semi-circulaires, avec de remarquables pupilles perforées. Les sculptures sur pieds sont modelées avec des torses tubulaires et des membres généreux se terminant par des mains et des pieds aux finitions minimalistes.

La meilleure description que l’on puisse faire de la réponse de Nwoko à la forme classique Nok est de la qualifier d’extrapolation formelle selon le sens suivant : il ne copie pas tant ses caractéristiques formelles qu’il ne les transforme en un langage sculptural distinct. Son Adam and Eve (1965), par exemple, reflète les tropes formels de la sculpture Nok, tels les têtes larges, démesurées, les membres corporels tubulaires, les pupilles perforées, et les pieds aux orteils tronqués, à peine esquissés. Mais les yeux sont assez différents. Alors qu’ils sont triangulaires dans le Nok classique, chez Nwoko, ils sont moins géométriques. En dépit de l’expressivité des intenses pupilles, des narines dilatées et des bouches parfois ouvertes des sculptures Nok, leur contenance demeure statique, comme figée dans le temps. L’Eve de Nwoko cependant, a les pupilles légèrement décentrées suggérant l’acte de regarder et avec les lèvres closes et la main stratégiquement placée sur son pubis, elle dégage une sorte d’animation, un mélange de curiosité et de culpabilité, ce qui est plus ou moins compatible avec les personnages et l’histoire bibliques auxquels l’œuvre fait référence. D’autres travaux de la même année suggèrent que Nwoko était particulièrement intéressé par la création de personnages, qui, malgré leur abstraction évidente, avaient l’air de portraits d’individus spécifiques habillés en costume « traditionnel » contemporain.
Malgré la thèse de solutions formelles aux questions soulevées par l’idée de synthèse naturelle, inhérente aux travaux d’Uche Okeke, Nwoko et Onobrakpeya, certains de leurs anciens collègues de l’Art Society, dont Simon Okeke et Yusuf Grillo, rejetaient apparemment la notion selon laquelle de telles investigations devaient résulter en une forme radicalement nouvelle. Même si certains critiques furent prompts à connecter le travail de Simon Okeke à l’ancienne culture Igbo-Ukwu, ce lien peut simplement ne devoir qu’au fait qu’il soit né dans la ville où l’archéologue Thurstan Shaw déterra des coffres de bronze et des objets en terra cotta et perles datant du ixe siècle. L’artiste a donc pu revendiquer une connexion indéterminée à cette culture. Une analyse plus poussée ne parvient pas à déterminer que les Igbo-Ukwu aient eu une influence particulière sur son travail. Au contraire, la formation d’Okeke en sculpture à Zaria, en sus de son étude du travail des artistes prémodernes européens et son vif intérêt pour la science-fiction et les cultures indigènes nigérianes pourraient expliquer son empressement à puiser dans les traditions artistiques occidentales pour explorer des thèmes propres aux cultures Igbo traditionnelles.

L’originalité de ses images ne dépend pas d’une invention formelle originale mais découle plutôt de leur sujet obscurément intrigant. Dans ses aquarelles, grâce auxquelles il est le plus connu, il construit ses formes par l’abrasion de la surface sombre du papier pour révéler les éléments picturaux constitutifs de sa composition. Par des ombrages et des abrasions sélectives et successives, il modifie l’image jusqu’à ce qu’elle acquière une qualité tridimensionnelle. L’effet sfumato qui en résulte, certainement redevable au travail de Rembrandt, évoque un sens aigu de la masse et du volume acquis lors de sa formation de sculpteur.

Cependant, ses figures androgynes semblent souvent prises au piège dans une matrice rituelle complètement en retrait de ce monde contemporain modernisant, en mutation accélérée, de plus en plus christianisé. Cette évocation simultanée du mystérieux et de ce qui pourrait être décrit comme de la spiritualité païenne dans les aquarelles d’Okeke tient plus spécialement à son désenchantement face aux ravages des cultures européennes et chrétiennes sur sa culture Igbo. Néanmoins, il ne partageait pas avec Uche Okekek et Nwoko la volonté d’inventer un nouveau style formel reposant sur l’exploration des qualités formelles trouvées dans les archives de l’art indigène nigérian. En ce sens, l’interprétation de Simon Okeke ou sa compréhension de la synthèse naturelle rejoignait celle de Grillo, dont le travail faisait allusion à ce que l’on pourrait appeler les « architectoniques » de la sculpture africaine, même si sa modélisation figurale était inspirée par l’élégance sculpturale des figures féminines d’Amadeo Modigliani, mais aussi par la palette subtile des peintures de la période bleue de Picasso. Chez Grillo et Simon Okeke donc, c’est comme si l’idéologie de base de la synthèse naturelle ne garantissait pas ou n’impliquait pas nécessairement d’extraire de nouvelles formes à partir de traditions autochtones spécifiques.

Il est important de souligner l’environnement effervescent de la pratique artistique au Nigeria au début des années 1960, représenté en partie seulement par l’Art Society. Les membres de l’Art Society n’étaient pas isolés dans leur tentative de redéfinir le contenu et les qualités formelles de l’art postcolonial nigérian, comme on peut le voir dans le travail d’Erhabor Emokpae qui était actif dans la scène artistique du Lagos de cette période. À l’époque Emokpae expérimentait avec l’abstraction, peignant des images qui le distingueraient des autres jeunes artistes qui commençaient à recevoir une attention critique au Lagos. Dans une de ses peintures les plus connues, Struggle between Life and Death (1962), Emokpae déploie le langage de l’abstraction moderniste pour explorer la dualité entre tradition et modernité, le séculaire et le spirituel, dans l’expérience contemporaine. Le noir et le blanc ainsi que les éléments picturaux géométriques, audacieusement réduits, semblent faire référence à la peinture suprématiste russe. La juxtaposition de carrés inversés noirs et blancs, de demi-cercles et les empreintes de paumes de l’artiste suggèrent une relation dialectique entre la vie et la mort, l’être et le néant, dans une société moderne basée tout autant sur la foi en les institutions et le processus de modernité que sur la croyance en la réincarnation, la puissance du pouvoir ancestral et les liens vitaux entre le vivant et le métaphysique.

La différence apparente entre les travaux d’Uche Okeke et Nwoko d’un côté et de Grillo et Simon Okeke de l’autre démontre clairement que, même au sein de l’Art Society, il n’y avait pas de consensus sur la direction du nouvel art nigérian. De plus, le travail d’Emokpae – et celui d’autres artistes tels que Okpu Eze, Jimoh Akolo et Collette Omogbai – suggère que, dans le domaine étendu de l’art nigérian des années 1960, de nombreux artistes reconnaissaient que l’indépendance culturelle et politique impliquait la liberté de formuler un nouveau travail basé sur l’affirmation de l’importance des traditions artistiques, héritées tout autant qu’appropriées. Cependant, ils différaient sur la mesure avec laquelle ces questions idéologiques devaient affecter ou déterminer leurs styles formels. Ceci révèle, en d’autres termes, les paradoxes, les tensions et la diversité des discours sur lesquels l’art moderne nigérian fut fondé.

J’aimerais revenir un moment au discours d’Uche Okeke de 1960, tant sa référence à la Négritude et à la « personnalité africaine » révèle l’implication de l’Art Society dans un discours critique initié, en 1957, à Ibadan dans le sud du Nigeria. Cette année‑là, l’écrivain et critique littéraire allemand Ulli Beier fonda le magazine Black Orpheus à la suite de sa participation au premier Congrès des Écrivains et Artistes Noirs tenu en 1956 à la Sorbonne et organisé par l’influente revue noire, Présence Africaine, basée à Paris. Le niveau des discours à la conférence convainquit Beier que la production littéraire et le débat critique dans l’Afrique anglophone accusaient un retard sur la vivace culture intellectuelle francophone initiée par les poètes de la Négritude et nourrie par Présence Africaine depuis les années 1930. Ainsi Beier conçut-il Black Orpheus (également le titre de l’essai phare de Jean‑Paul Sartre de 1948 sur la Négritude) comme un pont entre le discours critique anglophone et francophone, mais essentiellement comme plateforme de soutien et de dissémination des œuvres littéraires de la nouvelle génération d’écrivains du Nigeria et monde Noir anglophone. En raison du succès initial, Beier et plusieurs jeunes écrivains nigérians souhaitèrent établir un forum pour le débat et la production d’art, de littérature, et de théâtre ; en d’autres termes, un laboratoire d’idées culturelles.

L’opportunité se présenta en 1960 lorsque les organisateurs de la célébration de l’indépendance nigériane rejetèrent la proposition de production théâtrale par Beier de A Dance of the Forests de Wole Soyinka. Le rejet de la pièce, par un comité constitué majoritairement d’officiers expatriés dans l’administration coloniale sortante, convainquit Beier et les écrivains nigérians émergents que le développement et le soutien du réseau devaient avoir lieu ailleurs, en dehors des programmes sponsorisés par l’État et les institutions. Ainsi, en 1961, en compagnie de Soyinka, Achebe et d’autres, Beier fonda le Mbari Artists and Writers Club, qu’Achebe nomma d’après Igbo Mbari, complexe de sculpture, peinture et d’architecture ainsi que le processus rituel dédié à Ala, la déesse terrienne gardienne de la créativité et de la justice. Financés par des entités locales et internationales, incluant apparemment la CIA (Central Intelligence Agency), et des membres fondateurs dont les poètes nigérians Christopher Okigbo et John Pepper Clark, l’écrivain sud-africain Es’kia Mphalele, le sculpteur ghanéen Vincent Kofi ainsi que, bien sûr, Demas Nwoko et Uche Okeke ; le club devint sans aucun doute le lieu le plus influent pour la production littéraire et artistique au Nigeria durant les années 1960.
La liste des artistes et écrivains publiés et examinés dans Black Orpheus et qui exposèrent ou participèrent à des ateliers au Mbari Club entre 1961 et 1965 révèle à quel point le discours du modernisme postcolonial traversa l’expérience nigériane particulière et de plus vastes flux intellectuels dans d’autres parties de l’Afrique, d’Europe, et des Amériques. Des essais sur le travail des modernistes avant-gardistes indiens, en particulier Francis Newton Souza, et Avinash Chandra et des Brésiliens noirs Aginaldo dos Santos et Wilson Tiberio, parurent dans Black Orpheus, tandis que le Mbari Club présentait des expositions d’artistes afro-américains Jacob Lawrence et William H. Johnson, Ibrahim El Salahi du Soudan, Skunder Boghossian d’Éthiopie, Malangatana Ngwenya du Mozambique et un membre du Mbari Club, Kofi. Ces représentations par la revue et le club articulaient assez nettement les parallèles discursifs entre les arguments fondamentaux de la Négritude, la « personnalité africaine », les discours panafricains et panarabes, centrés sur l’affirmation de soi, et l’action critique face à l’impérialisme culturel occidental, ainsi que le travail émergent d’artistes contemporains postcoloniaux en Afrique, aux États-Unis, au Brésil et en Inde.

Un examen sommaire du travail d’El Salahi dans les années 1960 montre la portée sur le continent africain du modernisme postcolonial. La formation d’El Salahi à la Slade School of Fine Arts – la plus réputée des écoles d’art du territoire colonial anglophone, dirigée à l’époque par William Coldstream de l’Euston Road School of Realism – l’a exposé à des types de peinture académiques et modernistes. À son retour au Soudan, nouvellement indépendant, à la fin des années 1950, El Salahi – comme Uche Okeke et Nwoko au Nigeria – a plus ou moins abandonné le type d’œuvres qu’il faisait à Slade, se tournant plutôt vers les techniques de dessin gestuel de la calligraphie arabe, les symboles graphiques des textes arabes et les arts décoratifs africains. El Salahi soumit les formes calligraphiques arabes à un processus de déconstruction séquentiel aboutissant à des peintures telles que The Mosque (1964) et The Last Sound (1964). Dans ces deux peintures, la mystique et l’abstraction, les écritures rituelles et l’imagerie énigmatique peuplent la surface de l’image et montrent à quel degré El Salahi a internalisé ce que l’on pourrait appeler la poésie graphique de la calligraphie arabe. Tout comme El Salahi, Boghossian a étudié à Slade, ainsi qu’à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris, mais sa prédisposition artistique se développa davantage, suite à sa réponse à l’appel de la Négritude à se réapproprier la subjectivité noire. Il bouleversa son style formel après une rencontre avec ce que Solomon Deressa appelle l’imagerie « vaudou surréaliste » du peintre cubain Wilfredo Lam. Boghossian était également attiré par la cosmogonie et les mythologies du peuple Dogon d’Afrique de l’Ouest, le lyrisme métaphysique des nouvelles de l’écrivain nigérian Amos Tutuola et, par‑dessus tout, par la peinture et l’ornementation décorative traditionnelles de l’art chrétien éthiopien. Son travail dans les années 1960, Night Flight of Dread and Delight (1964) et Juju’s Wedding (1964) repose sur des motifs abstraits et d’autres décoratifs, des dispositifs de composition, des masques, et des formes zoomorphiques qui conservent les traces de ses engagements sélectifs avec diverses sources africaines modernistes et indigènes.

En ce qui le concerne, le peintre afro-américain Jacob Lawrence a visité le Mbari Club à deux reprises, d’abord en 1961, quand il y exposa vingt-cinq panneaux de sa série Migration (1940-1941) et dix panneaux de sa série War (1946-1947). À l’occasion de sa seconde visite, durant laquelle il passa huit mois au Mbari Mbayo Club à Osogbo, il participa à un atelier artistique dirigé par Denis William, l’artiste et universitaire guyanais qui introduisit le travail de El Salahi et son compatriote Soudanais, l’artiste Ahmad Muhammad Shibrain auprès de Beier. Dans une déclaration accompagnant son exposition de 1961, Lawrence décrit ce que son travail au Nigeria signifie pour lui artistiquement, « je voulais m’imprégner dans la culture nigériane pour que mes peintures, si j’ai cette chance, puissent montrer l’influence de la grande tradition artistique africaine ».
Les représentations que Lawrence a peintes à Osogbo, telles que Meat Market (1964) et Roosters (1964), laissent à penser qu’il a été plus intéressé à capturer l’intensité sensorielle et l’exubérance tropicale du cadre de vie d’Ibadan et d’Osogbo qu’à mener une recherche sur une forme artistique yoruba quelle qu’elle soit. L’utilisation d’intense pigment noir pour la couleur de peau, la rétention du blanc brillant du papier combinée avec des rouges, des bleus et des jaunes saturés, accompagnés d’un surplus de motifs en surface, font de ses peintures Ogobgo ses œuvres les plus chargées sensoriellement. Jamais auparavant il n’avait peint de séries si animées, fragmentées, hautement décoratives avec une palette de couleurs si intensément chaudes. Ces qualités picturales sont une mesure de l’influence, non pas nécessairement de l’art africain tel qu’il l’espérait, mais du cadre de vie africain – en l’occurrence ici, Yoruba – des milieux humains et tropicaux sur ses peintures.

Ce qui ressort clairement de la diversité des styles représentée dans les travaux de l’Art Society, ses contemporains nigérians, et les artistes internationaux associés au Mbari Club et à Black Orpheus, c’est que le modernisme postcolonial se réfère à un ensemble d’attitudes formelles et critiques adopté par des artistes africains et noirs à l’aube de l’indépendance politique comme une contre-mesure face à la menace d’une perte de soi, dans le maelström déclenché par l’impérialisme culturel occidental et ses conséquences durables. Ce qui revient à dire que cela se manifeste dans une esthétique bigarrée dans laquelle les éléments formels, procédures techniques et modes conceptuels issus des arts et cultures africains, arabes et occidentaux, se combinent de manière complexe en fonction de la perspective artistique individuelle de chaque artiste sur le sens de l’identité artistique postcoloniale.

Quand bien même la position la plus incisive, idéologiquement articulée dans ce domaine hétéroclite du modernisme est représentée par les travaux d’Uche Okeke, Nwoko, Onobrakpeya, El Salahi et Boghossian, ces artistes étaient tous convaincus de la nécessité idéologique et artistique d’une forme radicalement nouvelle d’art, inspirée principalement par l’indigénat, ou tout au moins de longues traditions d’art et de design associées aux sociétés et cultures africaines.

Pour s’en assurer, le travail de l’Art Society et de ses homologues ailleurs en Afrique montre à quel point son approche en matière de création d’images se caractérisait par l’invention de nouveaux styles basés sur une négociation engagée et animée de formes de synthèse et de permutations dérivant d’éléments artistiques africains et européens divers. Certains de ces éléments reflètent les contours des arguments qui éclairent la Négritude et la pensée panafricaniste et postcoloniale de cette époque, en particulier l’affirmation de la liberté du sujet Noir à formuler une identité politique, culturelle et artistique indépendante de celle imposée jusqu’alors par les constructions coloniales et impérialistes de la modernité. Je voudrais spéculer à présent sur la nature de la conscience responsable du développement moderniste postcolonial chez ces artistes.

En reconnaissant et prônant l’égale validité du potentiel plastique et conceptuel des autochtones africains, des non-occidentaux, et de la tradition européenne dans l’élaboration de la modernité, l’Art Society et ses contemporains statuaient explicitement sur les fondations premières d’un modernisme transnational et multiculturel. Plutôt que de réprimer les vestiges du modernisme occidental, les artistes de l’Art Society explorèrent les implications historiques de la rencontre avec des logiques multiples, parfois contradictoires, en politique, art et culture. Je suis tenté d’appeler cette sensibilité, conscience composite, car celle‑ci implique l’incorporation volontaire de ce qui pourrait être autrement considéré comme des positions et idéologies antithétiques autonomes, quoique la variété dans le travail manifesté montre de subtiles insistances sur les éléments constitutifs de cette conscience. Mais cette attitude n’est pas entièrement nouvelle. Je veux suggérer que les implications ontologiques de siècles de transactions entre les diverses cultures africaines et entre l’Afrique, l’Europe et le monde islamique (ce qu’Ali Mazrui appelle le « triple héritage ») étaient déjà en incorporées dans les stratégies culturelles et dans les signes de nombreuses sociétés africaines. Toutefois, ces transactions n’étaient jamais adaptées aveuglément, même dans l’Afrique supposée « prémoderne ».

L’anthropologue Michael Taussig a développé la notion de faculté mimétique, également reprise par Fritz Kramer, se référant à l’appropriation rituelle des cultures visuelles et politiques du colonialiste européen par divers peuples africains ou autochtones pendant et après la colonisation. Le mimétisme, a soutenu Taussig, est fondé sur le fait que parmi les peuples indigènes, la représentation du puissant Européen, au travers de l’art et des rituels, donne au sujet colonisé un pouvoir sur le maître colon. Mais cette formulation d’une faculté mimétique comme instrument d’acquisition de pouvoir via une transposition rituelle passe à côté de l’essentiel. Il serait plus fructueux de considérer les « stratégies du devenir », dans des sociétés dont les cosmologies sont structurées par le désaveu d’oppositions manichéennes et l’absence d’absolus métaphysiques et ontologiques, comme une disposition philosophique qui voit le soi constamment recréé au travers des négociations avec les autres – humains, déités, esprits. Expliquant ainsi un proverbe courant chez les Igbo au Nigeria : « Ife kwulu ife akwusowa » (« Là où quelque chose se dresse, quelque chose d’autre s’y dresse aussi »), ce qui décrit le fait que le soi et les autres ne sont pas nécessairement opposés. On pourrait appeler cela le principe de complémentarité à la base des philosophies Igbo (et africaines) de l’être Igbo. Je vais illustrer ce point avec un épisode tiré d’un roman d’Achebe, Arrow of God, dans lequel Ezeulu – un protecteur attitré des traditions de sa communauté contre les assauts de culture coloniale chrétienne étrangère – conseille à son fils de maîtriser complètement le système d’écriture de l’homme blanc sur lequel la gouvernance coloniale est basée, pour qu’ainsi il puisse écrire de sa main gauche. En d’autres termes, il peut faire ce qu’il souhaite de ce savoir acquis, à présent nécessaire. Ainsi donc, Ezeulu est très protecteur de son patrimoine, tout en étant conscient de la nécessité d’éléments de la modernité occidentale dans la constitution de sa subjectivité dans le présent. Clairement, les sujets de Kramer et l’Ezeulu d’Achebe révèlent la conscience composite intégrative de la subjectivité africaine. C’est cette même conscience que les partisans de la Négritude, de la « personnalité africaine » et d’idéologies anticoloniales similaires cherchaient à reconstituer quand ils arguaient de la place de l’Afrique et des Africains dans la mise en œuvre de la modernité sociale.

Le modernisme postcolonial de l’Art Society et des artistes africains des années 1960 était par conséquent motivé par la nécessité d’imaginer le moi postcolonial comme la manifestation d’une conscience composite qui se reconstitue constamment par l’incorporation sélective de divers éléments opposés ou complémentaires. Ce modernisme – pour citer l’argument de Biodun Jeyifo sur des développements parallèles dans la littérature moderne africaine – est le produit d’un riche monde africain qui tire ses vérités profondes et ressources endogènes, non pas en termes exclusivistes, raciaux et chauvins, mais en tant que présence distincte dans le monde, selon ses propres termes.

Traduit de l’anglais par Julienne Lemb
Ce texte est initialement paru dans la revue South Atlantic Quarterly no 109_3, été 2010
Remerciements à la revue et à Duke University Press (Diane Grossé)