Hors-champ 47. La métamorphose du cercueil

La métamorphose du cercueil

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« Il viendra un matin dont vous ne verrez pas le soir. »

Horologium du père Drexelius

Le 6 mars 1957, l’ancienne colonie britannique de la Côte-de-l’Or, recouvrant son indépendance, prenait le nom de Ghana. Au panthéon des Ga, qui peuplent la côte de part et d’autre d’Accra, la capitale de ce pays frontalier de la Côte d’Ivoire, le premier des dieux est Sakumo, lequel prend la forme d’un aigle dans les chants traditionnels. C’est pourquoi cette année-là, Ata Owoo, un menuisier du village de Teshie, fabriqua un palanquin en forme d’aigle pour son chef. Il fallait que ce dernier, lors des cérémonies marquant l’indépendance, puisse parader en beauté aux côtés des autres chefs du pays. Peu après, le chef d’un village voisin, riche planteur de cacao, commanda à son tour un palanquin, celui-là en forme de cabosse de cacao. Mais ce chef mourut avant d’avoir pu étrenner son palanquin et son clan décida de l’expédier dans le monde des ancêtres couché dans la cabosse. Du palanquin au cercueil, le pas fut franchi d’autant plus aisément que le même mot – Nana – désigne tout à la fois le chef et l’ancêtre. Kane Kwei, menuisier et neveu d’Ata Owoo, s’empara de l’idée, la développa et c’est ainsi qu’à la fin des années 1950, à Teshie, naquirent les cercueils figuratifs du Ghana.

Famille céleste

Au Ghana comme dans presque toute l’Afrique il n’y a pas de services de pompes funèbres. L’enterrement des anciens, animistes, musulmans ou chrétiens, relève du culte des ancêtres et demeure la principale activité communautaire des populations, chaque vendredi et chaque samedi de l’année. La tradition y trouve le cadre majeur de son évolution. Pendant longtemps les cercueils figuratifs du Ghana provenaient tous de l’atelier de Kane Kwei qui mourut en 1992, mais ses fils et certains de ses apprentis, qui avaient ouvert leurs propres ateliers au fil des ans, sont aujourd’hui prospères. Ils peuvent, à l’image de leur défunt maître, créer des cercueils de toutes les formes désirées ; pirogue de haute mer, thon ou sardine pour un pêcheur, Mercedes Benz pour un très riche, aigle pour un chef, truelle pour un maçon, oignon pour un planteur de ce légume omniprésent dans la diète des Ga ou cabosse de cacao, la liste est inépuisable. Il s’agit de glorifier la réussite du défunt aux yeux des vivants comme à ceux des morts.

Ces derniers sont très présents dans la vie quotidienne des Ga. Personne ne boit ni ne mange sans verser auparavant quelques libations à ses ancêtres. Le bien-être ou l’adversité, la vie ou la mort dépendent du respect des coutumes. Elles sont un lien permanent avec ceux qui les ont instaurées. Les Ga croient en la réincarnation au sein de leur famille. La stérilité est donc la pire des malédictions puisqu’elle brise ce processus. De même, l’esprit d’une personne n’ayant pas fait l’objet de rites funéraires ne peut ni rejoindre sa famille céleste ni devenir un ancêtre capable de se réincarner. Pour un Ga il est préférable de s’endetter à vie que de lésiner sur les dépenses funéraires. Il faut cinq jours pour fabriquer un cercueil figuratif et vingt-quatre heures de célébrations avant d’y déposer le défunt et de l’enterrer dans ce chef-d’œuvre de l’art funéraire.

Kane Kwei

Kane Kwei naquit à Teshie en 1922. En langue ga, « Kane » veut dire lumière et « Kwei » s’attribue au quatrième enfant masculin de la famille. Son père, électricien pour l’unique ligne de chemin de fer du pays, alors la colonie britannique de Gold Coast, était connu pour la qualité des lampes à huile qu’il confectionnait à ses moments perdus. Teshie est l’une des sept « villes » ga bordant l’océan. Chacune dispose d’une bande de territoire qui s’étire vers le nord dans une prairie assez aride. Chacun des villages de cette plaine est une colonie agricole pour l’une ou l’autre des sept villes ga. À l’âge de huit ans Kane Kwei quitta Teshie pour Asamankese, l’une des fermes de son clan. Il en revint à quatorze ans et s’installa chez Kane Adjetei, son musumbi, frère aîné de même père et de même mère. Adjetei lui enseigna la menuiserie puis en 1937 Kane Kwei entreprit le voyage qui marquerait la fin de son apprentissage. À son départ, Teshie était un village de pêcheurs proche de la route côtière empruntée par de rares camions ou voitures de l’administration coloniale. Les fûts d’huile de palme étaient encore roulés à la main jusqu’à la côte. Le gros de l’activité économique était à l’ouest de la colonie, à Takoradi, seul port en eau profonde d’où partaient le cacao, l’or, le diamant, le manganèse, l’huile de palme et les grumes de bois précieux. La Gold Coast était alors la perle des colonies britanniques d’Afrique. Trente et une forteresses surplombent toujours l’océan Atlantique de leurs hauts murs blancs sur cette côte où les Portugais parvinrent en 1471.

L’esprit de la côte

Leur arrivée fut bientôt suivie de celle des Hollandais, des Anglais, des Suédois, des Danois et même des Brandebourgeois, bouleversant l’évolution historique de la côte. La région se tournait vers la mer, recevant les marchandises et les croyances européennes en échange de l’or et des esclaves. « Ainsi naissait dès la fin du XVe siècle “l’esprit de la côte” : toute une partie de l’Afrique tournait le dos à l’Afrique. » Il en fut ainsi tout le long des côtes africaines, mais à cause de l’or, nulle part ailleurs les forts européens ne se multiplièrent de cette façon. Évinçant une par une les autres nations européennes en prenant d’assaut leurs forts ou en les rachetant, l’Angleterre s’imposa comme puissance dominante à la fin du XIXe siècle.

Après Pearl Harbour

Le voyage qu’avait entreprit Kane Kwei en 1937 l’éloigna pendant dix ans de Teshie. À son retour il ne reconnut pas son village. La Seconde Guerre mondiale et les Américains étaient passés par là. D’immenses camps militaires qui s’étendaient jusqu’à la capitale entouraient désormais son village. Le jazz étaient omniprésent et les Britanniques ne portaient plus de casques coloniaux. Les ateliers de menuiserie s’étaient multipliés lors de la construction des camps et parfois équipés de tours mécaniques comme celui de son frère Adjetei, devenu DDA Furniture Workshop. James Moxon, administrateur colonial britannique fraîchement débarqué à l’époque, fut aussi le témoin des changements que la guerre opéra. « Après Pearl Harbour les avions américains arrivèrent en Gold Coast comme des vols d’oiseaux migrateurs. Accra devint une escale des lignes de ravitaillement alliées vers l’Afrique du Nord et l’Égypte. Les avions volaient des USA au Brésil, à Pernambouc, puis de là traversaient l’Atlantique, faisant escale à Ascension puis Accra, Maïdugre, El Fashir au Soudan pour finir au Caire. À Accra les Américains construisirent un luxueux camp avec eau chaude et froide et un système de drainage jusqu’à la mer. Leur présence a véritablement fait évoluer la ville. Les Britanniques prétendaient que “downtown”, le quartier africain, n’existait pas et les seuls Anglais que les Ghanéens rencontraient étaient des soldats avec le casque colonial ne laissant dépasser que le bout du nez. Pour le millier d’Américains stationnés ici pendant la guerre, “downtown” était la vraie vie et ces garçons allaient nu-tête à tout moment de la journée avec guère plus d’un short et d’un t-shirt. Ce fut la fin du mythe de l’homme blanc » !

Le frère de Kane Kwei, Kane Adjetei, qui œuvra à la construction de ces camps avec les Américains, dit de cette époque : « Pour la première fois je voyais des hommes blancs travailler de leurs mains ».

Paa Joe

Paa Joe était un garçon de quinze ans qui s’était enfui d’une colonie fermière ga, perchée dans les collines d’Akwapim, au nord-est d’Accra. Il trouvait la vie de fermier trop dure sous la férule de son père. Comme tous les Ga il considérait la concession maternelle comme son véritable foyer et, en 1960, à l’âge de quinze ans, il rejoignit sa mère à Teshie. Celle-ci le plaça comme apprenti chez un cousin, Kane Kwei. Depuis le retour à l’indépendance, les cercueils figuratifs étaient déjà l’unique occupation de ce dernier. Kane Kwei, appartenant au clan Agbawe, le plus riche de Teshie, pouvait prétendre ne vivre que de son art. Il nourrit Paa Joe mais ne le paya pas. Paa Joe situe cette période : « après le départ des Blancs et avant la construction du barrage d’Akossombo », c’est-à-dire après l’indépendance en 1957 et avant 1963, date de la construction d’un barrage sur le fleuve Volta. Les Ga s’y réfèrent comme à un bouleversement beaucoup plus profond que celui de l’indépendance.

La route de Teshie

Les Britanniques avaient calculé en leurs temps que la puissance du fleuve aux gorges d’Akosombo pourrait alimenter toute l’Afrique de l’Ouest en éléctricité, mais le coût de l’entreprise les fit toujours reculer. Le premier président du Ghana, Kwame Nkrumah, sut profiter de l’indépendance pour obtenir un financement multilatéral associant les États-Unis et l’ancienne puissance coloniale britannique à la construction du barrage. L’intérêt des Américains était vif pour le Ghana, cette première république d’Afrique noire siégeant à l’ONU à une époque où la ségrégation raciale était encore de rigueur chez eux. La construction de l’ouvrage, commencée en 1961 mobilisa des dizaines de milliers de Ghanéens.

Tema, hameau de pêche voisin de Teshie, à mi-chemin entre Akosombo et la capitale, fut choisi pour l’implantation du nouveau port industriel. Des multitudes de petites entreprises se créèrent. Un trafic routier considérable se mit à passer par Teshie vers Tema et Akosombo. Kane Kwei décida alors de bâtir une maison et un atelier au bord de cette route, juste à côté d’une toute nouvelle station-service Caltex. Paa Joe, le plus talentueux des successeurs de Kane Kwei, siffle encore d’admiration en évoquant les conséquences de ce déménagement : « Three days night, du travail jour et nuit ! Nous faisions des Chevrolet, des cabosses de cacao, des baleines, des pirogues… » C’était en 1962. Les enterrements grandioses, jusqu’alors réservés aux chefs, devinrent l’apanage des clans enrichis. Ceux-ci ne pouvaient trouver meilleure façon d’honorer et de remercier leurs pères de la nouvelle prospérité.

Les magiciens de la terre

De 1987 à 1995, les articles, le livre et le film documentaire que je consacrais à cet art funéraire métamorphosant le cercueil en outil de glorification du défunt furent diffusés dans le monde entier. Ces chefs d’œuvre, à l’existence normalement éphémère, furent alors exposés à Beaubourg (Les Magiciens de la Terre, 1989), Tokyo, Stuttgart ou Atlanta, acquis par de nombreuses galeries d’art contemporain et par quelques collectionneurs d’art funéraire. En 1999, Erimore, retraitée écossaise, vit deux cercueils du Ghana, une Mercedes et une pirogue, disposés sur le plateau d’une émission de télévision diffusée depuis Glasgow. Ils avaient été apportés par une entreprise de pompes funèbres de Bristol à laquelle Erimore passa aussitôt commande d’une réplique de l’avion utilisé par les Red Arrows, la patrouille d’Angleterre, dont elle se déclara fanatique. L’entreprise de Bristol, bien que n’étant pas à l’origine des cercueils vus à la télévision, décida néanmoins d’honorer cet achat inhabituel. Puis, afin d’y apporter quelques améliorations, ce premier cercueil figuratif produit en Angleterre fut confié à l’entreprise Vic Fearn de Nottingham, dernière fabrique de cercueils sur mesure au Royaume-Uni.

Photographié dans les locaux de cette société par la presse locale, l’avion des Red Arrows déclencha plusieurs commandes auprès de Vic Fearn qui, à son tour, décida de les honorer. En février 2001, The Sun, le plus grand tabloïd anglais, publia en page 3 la photographie des cercueils réalisés par Vic Fearn ; une luge, une benne à ordure et une péniche. Or, la page 3 du Sun est la plus vue du pays puisqu’une jeune femme nue y parade en talons hauts. Deux fois encore la même année, et toujours en page 3, The Sun reproduisit les cercueils de Vic Fearn ! L’histoire fut reprise petit à petit par tous les journaux anglais, y compris par le vénérable Times, cet afflux de publicité entraînant des commandes auprès de la petite fabrique de Nottingham. Cette dernière a fabriqué à ce jour une douzaine de cercueils figuratifs dont la moitié à peine a été enterrée.

Ainsi, cinquante ans environ après leur invention au Ghana, les cercueils figuratifs faisaient sensation en Europe et des émules en Angleterre, provoquant un phénomène culturel rare, voire unique : l’adoption par des Européens d’une coutume africaine récente, elle-même issue d’un concept introduit en Afrique au XVe siècle par l’arrivée des Portugais, celui du cercueil en bois. Mais une différence s’impose : jamais personne au Ghana ne commande son cercueil de son vivant. En revanche, Vic Fearn en entrepose une demi-douzaine pour des clients encore de ce monde. Dès lors, il s’agissait de rencontrer ceux qui ont passé commande, de les interroger, puis de les photographier auprès de leur cercueil. En d’autres termes, essayer de comprendre comment ils tentent de donner un sens à leur mort.