Majeure 33. Philosophie politique. Les deux corps du monstre

Locke et le concept d’inhumain

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Parmi les notes de cours de Louis Althusser rassemblées à titre posthume dans Politique et Histoire de Machiavel à Marx. Cours à l’École normale supérieure 1955-1972[1], les plus saisissantes sont celles qu’il consacre à la théorie politique de Locke. Dans un texte bref et composite (composé des notes tapées par Althusser lui-même, complétées des notes prises par différents auditeurs), qui reprend le cours donné pendant l’année universitaire 1965-1966 et qui portait sur «Rousseau et ses prédécesseurs», Althusser propose une interprétation inédite des Deux Traités du gouvernement[2]. Il y démontre à nouveau, en l’appliquant à un texte philosophique, la puissance d’une pratique de la lecture que Spinoza recommandait pour les Écritures : dans leur langue d’origine, ligne à ligne et mot à mot. Délaissant une grille d’interprétation qui nous est devenue si familière qu’il est difficile de la détacher du texte de Locke lui-même, une grille qui détermine jusqu’aux perspectives opposées quant à l’état de nature, au contrat, à la souveraineté et à la propriété (des «controverses» auxquelles les années ultérieures n’ont guère apporté que des détails), Althusser avance que la théorie politique de Locke repose sur une distinction qui a échappé à l’attention de la quasi-totalité de ses (trop nombreux) commentateurs : la distinction entre l’humain et l’inhumain.

Il faut le dire nettement, aussi nettement qu’Althusser lui-même : chez Locke, le concept d’inhumain diffère à la fois du non humain et de l’animal, même s’il entretient une relation irréductible à ces notions : «C’est l’inhumanité au sein de l’humanité» (p. 288). Les deux termes, le non humain et l’animal, dépendent pour leur efficacité de la stabilité conceptuelle et naturelle/historique de l’espèce humaine, entendue comme une entité à la fois biologique et «comportementale/culturelle». Dans le Deuxième Traité de Locke, où la notion d’espèce humaine est invoquée à maintes reprises, cette stabilité n’existe pas. Si nous lisons le texte de Locke à la lettre, nous découvrons non seulement l’un des emplois les plus instables du concept d’«espèce humaine», à travers toute l’histoire du concept, mais aussi l’un des plus déstabilisants, dans la mesure où, en tant que concept, il est mis au travail en vue d’objectifs spécifiques. Ainsi, le non humain, et peut-être l’animal entendu comme une modalité du non humain, demeureraient, sinon toujours distincts de l’humain, du moins étrangers à lui dans la théorie : ce qui permet, en creux, de définir le sens de l’humain. En un certain sens, le non humain, c’est la Terre (entendue au sens le plus large) que Dieu a donnée en commun au genre humain, selon le Psaume 115: 16 que Locke cite au début du chapitre V, «De la propriété». La Terre, entendue en ce sens, comprend non seulement le sol ou la terre (ou la nature inanimée), mais aussi ce à quoi elle donne vie, directement et indirectement, autrement dit la nature animée : pour reprendre les exemples de Locke lui-même, l’herbe nourrie par la terre, «les glands ramassés sous un chêne», «les fruits cueillis sur les arbres», les forêts immenses, ainsi bien sûr que la «venaison», qui doit sa vie à la végétation (V: 26 et 27).

Les cerfs ne sont pas les seuls animaux auxquels Locke se réfère dans le Deuxième Traité. Et c’est ici, si nous prenons les propositions d’Althusser au sérieux, que nous devons franchir un pas de plus et prolonger ses analyses, tracer, ou rendre du moins visibles, des lignes de démarcation parmi celles qu’il démarque lui-même : Locke ne se contente pas de tracer une distinction entre l’humain et l’animal. Plutôt, l’intelligibilité de sa théorie politique elle-même repose sur une distinction à la fois antérieure à l’humain et à l’inhumain, et qui leur est constitutive : la différence entre l’animal et la «bête» ou, comme Locke le précise souvent, la «bête de proie». Il y a dans sa théorie une distinction fondamentale entre les animaux qui «coexistent pacifiquement» avec les hommes, ceux, autrement dit, que l’homme utilise (pour le travail ou l’alimentation), et les bêtes de proie, dont Locke donne trois exemples : le lion, le tigre et le loup. Leur existence pose une menace permanente au genre humain et la raison elle-même réclame leur destruction en tant qu’espèce. Aucun dessein de la providence n’accorde aux bêtes de proie la moindre place ou le moindre équilibre qu’elles concourraient à maintenir. Elles apparaissent superfétatoires à la nature, comme les «bois déserts» d’Amérique, ces forêts qu’il s’agit de remplacer dès que possible par les champs cultivés de l’homme civilisé («Dieu et la raison lui commandaient de venir à bout de la terre, c’est-à-dire de l’améliorer dans l’intérêt de la vie»), mais aussi, et de manière plus pressante, comme un danger absolu pour le genre humain, dont l’existence même ne peut être tolérée. Leur extermination est nécessaire à la survie de l’homme.

La complexité accrue de l’interprétation d’Althusser altère radicalement tout ce que l’on croyait savoir de la théorie politique de Locke. Althusser tendait à postuler l’opposition entre la simple animalité et l’humanité (et il voyait dans l’inhumanité une oscillation entre les deux). Il attribuait, contre l’humain, la violence à l’animal. Insister sur une distinction supplémentaire entre l’animal et la bête de proie, c’est nécessairement remplacer la distinction entre raison et violence par une distinction entre violence rationnelle (défensive ou au moins préventive) et violence «d’agression». Locke ne condamne en aucune manière la violence en tant que telle et, le point est important, même s’il insiste, contre Hobbes, sur la distinction entre, d’un côté, un état de nature pacifique et gouverné par la loi, et, de l’autre, l’état de guerre (qui est placé néanmoins sous l’autorité de la loi de la nature), la violence rationnelle devient, sinon l’acte politique le plus important, du moins celui qui est le plus constant. En effet, de même que l’abattage des forêts marque l’origine de la civilisation et de la société politique, la destruction des espèces prédatrices crée à elle seule les conditions de sûreté et de sécurité pour la croissance et le développement du genre humain. Locke n’a pas dressé la liste exhaustive de ces espèces, elle reste ouverte : certains individus paraissent humains mais leurs actes les rendent comparables, voire assimilables aux bêtes dont l’existence est nuisible à l’humanité. Comment distinguer alors l’animal de la bête, l’humain de l’inhumain ?

Hobbes, on le sait, insistait dans le chapitre XIII du Léviathan sur le fait que, dans l’état de nature, «rien ne peut être injuste. Les notions du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste n’ont pas leur place ici». Il ne peut y avoir, dans ces conditions, «de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien» et «la force et la ruse» sont des vertus en ce sens qu’elles sont les seules formes véritables de pouvoir et donc les seules garanties (même temporaires) de survie. C’était précisément en opposition à la doctrine de Hobbes quant à l’état de nature, comme le notait Althusser dans sa recension de La Politique morale de John Locke, de Raymond Polin (1961), que la philosophie politique de Locke s’était formée. Dans les années 1660, Locke prononçait une série de conférences, qui ne furent publiées qu’après sa mort sous le titre des Essais sur la loi de nature, qui visaient explicitement le Léviathan de Hobbes. Dans ces conférences, qui contenaient selon Polin des arguments que Locke présupposait dans le Deuxième Traité sans jamais les établir, Locke était forcé de se confronter aux limites de l’empirisme. Althusser avance en effet que c’est autour du concept de loi naturelle, précisément, que Locke apparaît comme un prédécesseur non reconnu de Kant. Ceci parce que, tandis que Locke soutient clairement que les lois de la nature, auxquelles tous les hommes sont nécessairement soumis, ne sont «pas inscrites dans les esprits des hommes», mais qu’elles doivent être «découvertes et établies par un effort de réflexion et de raisonnement». Il existe des idées, celle notamment de Dieu comme législateur et créateur, qui doivent opérer avant l’expérience des sens pour qu’il soit possible d’en dégager un concept de loi. Parce que l’esprit découvre «une loi préexistante qui exprime l’essence de la nature humaine, cette connaissance n’est rien de plus qu’une reconnaissance».

Il ne fait aucun doute que la discussion avec Hobbes et les réflexions sur le problème consistant à savoir comment on arrive à une connaissance des lois de la nature disparaissent dans le Deuxième Traité. Locke conserve pourtant de Hobbes non seulement l’état de nature, mais aussi la conception du bien commun par acquisition ou conquête, et ce dans les termes exacts, ou peu s’en faut, dans lesquels ce dernier les avait établis, en les redéfinissant non pas selon les normes de droit et de justice, mais selon les propriétés d’espèces naturelles distinctes. L’idée que le pouvoir souverain puisse s’acquérir par la force (L 20) ou que la force et la ruse soient les seules vertus dans l’état de nature (L 13) appartiennent à ce que Locke appelle la règle des «bêtes, chez qui le plus fort l’emporte» (Deuxième Traité I.1). Par contraste, Locke précise que «[tous] les hommes» (II: 4) sont naturellement dans un état très différent, celui-ci étant «régi par un droit de nature» (II: 6) : «nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté, ni ses biens» (II: 6). Cette loi, en retour, dérive du fait que «tous les hommes sont l’ouvrage d’un seul Créateur tout puissant et infiniment sage, tous les serviteurs d’un seul souverain maître» (II: 6).

Le problème qui consiste à savoir comment on parvient à une connaissance de cette loi de la nature, étant donné que l’existence de Dieu ne peut être déduite de la seule expérience des sens, disparaît dans le Deuxième Traité et elle est transmuée en question légale et morale : le droit de nature «s’impose à tous et, rien qu’en se référant à la raison, qui est ce droit, l’humanité entière apprend [que tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui]» (II: 6). Il y a là un écart considérable par rapport à l’empirisme, qui ne revient pas, toutefois, à postuler des idées innées. Nous devons prêter ici une grande attention aux mots mêmes que Locke emploie et ne pas chercher trop rapidement à résumer ou reformuler son argumentation : la raison, «qui est ce droit». Locke ne dit pas que la raison est l’instrument qui nous permet d’accéder à la loi, et il ne dit pas non plus que la loi est un produit de la raison ou du raisonnement. Plutôt, la raison est cette loi, la raison et la loi de la nature sont identiques. Althusser a certainement raison de noter l’existence chez Locke d’une essence humaine et de préciser qu’une telle notion est nécessaire à sa théorie politique. L’essence commune à «tous les hommes» et qui définit leur état est bien évidemment la raison, et la loi qui lui est immanente (si je peux me permettre cette expression). Nous devons être absolument clair, cependant, sur le concept d’essence que Locke met ici en pratique. Elle a le caractère, non (ou, du moins, non seulement) d’une propriété commune à tous les hommes ou à l’humain tel qu’on l’entend généralement, mais plutôt d’une norme qui permettra à Locke de distinguer l’humain de ce qui n’a d’humain que l’apparence, autrement dit de l’inhumain.

Ce qu’il y a ici de remarquable, c’est que la question de l’«espèce», dans le sens que lui donne Locke dans le Deuxième Traité, est déterminée non pas par les attributs physiques ou comportementaux, mais par un simple choix moral et politique : «se référer» (ou ne pas se référer) à la raison, ou la loi de la nature. Locke le dit nettement : cette loi «à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir»… «rien qu’en s’[y] référant». Le simple choix de se référer à la raison a pour conséquence l’imposition d’une obligation à laquelle personne, ayant consenti à se référer à la raison, ne peut résister, ni même désirer le faire. J’ai introduit ici un terme qui n’apparaît pas, il est vrai, dans les formulations de Locke relatives à l’état de nature, mais qui permet d’éclairer l’ensemble de sa théorie politique. L’expression «rien qu’en se référant à la raison» laisse ouverte la possibilité que quelques «hommes» (les guillemets s’imposent ici) choisissent de ne pas s’y référer. Ainsi, avant la raison, l’origine humaine de la raison et peut-être, pour parler rigoureusement, l’origine de l’humanité elle-même, réside dans l’acte de la volonté nécessaire pour se référer à la raison ou se comporter de manière rationnelle. Désormais, et cet argument apparaît au commencement du Deuxième Traité, l’espèce est moins une entité physique-naturelle qu’une communauté politique unifiée par le consentement librement accordé de chacun de ses membres au fait de se référer à la raison et d’en assumer les obligations, dont la vérité est évidente pour tous, sauf pour ceux qui s’entêtent à se détourner de ce qui est au-delà de la contestation et dont la juridiction est universelle. En ce cas, il se trouve non seulement que l’ignorance de la loi ne constitue pas une excuse, mais qu’il ne peut y avoir d’ignorance au sens strict, uniquement la décision de se détourner de ce qui ne peut pas ne pas être connu.

C’est précisément la figure vers laquelle Althusser fait signe : celle qui s’est délibérément détournée d’une vérité qu’elle ne peut contester. Si l’humanité est l’association volontaire de ceux qui se réfèrent à la raison et respectent la loi qu’elle incarne, avec ses obligations, cette figure est-elle toujours humaine ? Suivons à la lettre l’argument de Locke : «En transgressant le droit naturel, le délinquant déclare qu’il vit selon une autre règle que celle de la raison et de l’équité commune établie par Dieu comme mesure des actions des hommes, en vue de leur sécurité mutuelle». Il «devient dangereux pour l’humanité» (II: 8). Le mot qui importe ici, Locke le reprendra fréquemment dans ce contexte, c’est «déclare». Dans le passage ci-dessus, le verbe «déclarer» ne s’apparente pas simplement à «révéler» ou «démontrer» ; il laisse aussi entendre une proclamation légale ou publique, une sorte de déclaration d’indépendance à l’égard de l’espèce humaine qui est simultanément et indissociablement une déclaration de guerre à son encontre. Dans les trois versions suivantes de l’énoncé cité ci-dessus, séparées chacune par un intervalle de 250 mots environ, Locke écrit qu’en commettant le «crime, qui consiste à violer la loi et à s’écarter de l’obéissance à la droite raison», «l’individu dégénère et proclame qu’il rompt avec les principes de la nature humaine pour vivre en créature malfaisante» (II: 10). De nouveau, l’acte criminel qui représente un «éloignement» (du temps de Locke, «varying» (l’éloignement) correspondait à la transformation d’une chose en une autre, c’était un équivalent de «dévier») de la raison fonctionne comme une affirmation publique ou une déclaration qui suffit pour que l’individu en question «abjure» («abjurer», acte volontaire) les «principes» ou points d’unité de l’espèce humaine. Il se déclare alors «créature nuisible et dangereuse». Encore une fois, il ne peut nous échapper que la description que donne Locke du comportement du criminel est, simultanément, une interprétation de son sens politique, ou peut-être théologico-politique. Ainsi, l’acte consistant à dégénérer de l’humain vers le bestial trouve son origine dans un acte de la volonté, une déclaration par laquelle l’individu «abjure» une espèce pour en «embrasser» une autre. L’auteur ou le sujet d’une telle action peut et doit, en conséquence, en être tenu responsable.

Dans la troisième et dernière version, au chapitre II, le langage se fait plus explicite encore : le «criminel», «ayant abjuré la raison, cette règle et cette mesure communes données par Dieu à l’humanité, déclare la guerre à tous les hommes quand il consomme injustement, sur la personne d’un seul, des actes de violence ou de meurtre et on peut donc le détruire comme un lion ou un tigre, comme l’une de ces bêtes sauvages, près de qui l’être humain ne connaît ni société, ni sécurité» (II: 10). Le criminel qui avait auparavant «abjuré» les principes de la nature humaine a ici, et c’est déterminant, «abjuré la raison». Recourant cette fois encore au langage de la loi, Locke décrit un criminel qui a volontairement abdiqué de son droit de naissance et d’un privilège qui appartient à l’espèce tout entière : l’usage de la raison elle-même, avec les privilèges et obligations qui s’y attachent. Ce faisant, il a abjuré non seulement une manière de penser mais sa condition d’homme, sa condition d’être humain. Et dans le monde de Locke, il ne peut y avoir de simple exode de l’espèce humaine : s’en écarter, c’est lui déclarer la guerre. L’on devient, comme le lion ou le tigre, «l’une de ces bêtes sauvages, près de qui l’être humain ne connaît ni société, ni sécurité». De nouveaux mots apparaissent dans cette version, «sauvage et féroce»[3], qui laissent entendre qu’un homme, ou des hommes, plus précisément, qui vivent une condition «sauvage et féroce» (dans le chapitre V, il évoquera l’«Indien sauvage»), extérieure à la règle de la raison et de ses obligations. Avec eux, affirme Locke, «il ne peut y avoir de société ni de sûreté».

Si le moindre doute subsiste quant au sens de cette dernière phrase, Locke devient plus explicite au début du Chapitre III : ceux qui ont abjuré les lois de la raison et ne reconnaissent d’autre règle que «celle de la force et de la violence» : «on peut […] les traiter comme les bêtes de proie, ces créatures dangereuses et nocives, qui vous détruiront à coup sûr chaque fois que vous tomberez en leur pouvoir.» (III: 16). Selon l’argumentation de Locke, c’est alors l’existence même des criminels qui est intolérable : leur existence est incompatible avec celle de l’espèce humaine qu’ils ont abjurée : ils «détruiront à coup sûr» les hommes assez malchanceux pour tomber en leur pouvoir. C’est donc simultanément une nécessité naturelle et morale caractéristique de l’inhumain, de ceux qui ont été autrefois des hommes mais qui ont consenti à leur propre «dégénérescence». «Par sa révolte, il déchoit de sa nature et embrasse celle des bêtes» (XV: 172). En tant que tels, si l’on suit toujours Locke, on ne peut pas simplement les détruire ; on doit le faire, et même les exterminer en tant que groupe. Ce qu’écrit Giorgio Agamben à propos du loup-garou dans Homo Sacer est particulièrement éclairant à cet égard : ni homme ni bête, dans le Deuxième Traité de Locke, le criminel (mais peut-être aussi l’«Indien sauvage» et toutes les populations qu’une telle expression laisse entendre) marque l’existence d’une zone d’indistinction entre l’humain et le bestial ; moins l’homme sous une forme bestiale, d’ailleurs, que la bête sous une forme humaine (une bête poursuivant son objectif avec l’application d’un homme, et pas n’importe quel objectif, celui de la destruction et/ou la spoliation de l’humanité), l’inhumanité propre à l’humain comme tel. Pour comprendre la spécificité de la zone d’indistinction dans le Deuxième Traité de Locke, c’est pourtant vers Althusser, de nouveau, que nous devons nous tourner, parce que, chez Locke, l’inhumain est au-delà de tout l’effet rétroactif d’une interpellation : à l’origine de l’homme qui a cessé d’être un homme pour devenir une bête sauvage, il y a une décision qu’il a déjà prise, dans la liberté dont il a autrefois disposé mais qu’il a perdue à présent. De même que Locke explique au paysan sans terre qu’il a consenti (tacitement, il est vrai) à une répartition inégale et disproportionnée de la terre, il explique à celui qui viole la loi de la nature que, s’il n’a pas exactement choisi la punition qui va lui être infligée, cette punition est néanmoins le résultat de son acte volontaire, et qu’elle est d’autant plus légitime et nécessaire.

Qui sont ces monstres, ces bêtes de proie sous forme humaine que Locke cherche à associer au loup, au lion et au tigre ? On n’en trouve qu’un exemple concret, qu’une seule illustration dans le Deuxième Traité et sa formulation paraît sous bien des aspects «malheureuse» : «Ainsi ce voleur, auquel je ne peux faire aucun mal, sauf en recourant à des voies de droit, s’il m’a dérobé tout ce que je possède, je peux le tuer quand il m’attaque, pour m’arracher ne serait-ce que mon cheval ou mon manteau ; dès lors que la loi, établie pour ma conservation, ne peut pas s’imposer dans l’immédiat pour protéger, contre les actes de violence, ma vie, dont la perte est irréparable, elle me donne le droit de me défendre et celui de faire la guerre, c’est-à-dire la faculté de tuer l’agresseur ; car celui-ci ne me laisse pas le temps de former un recours devant notre juge commun et il rend impossible toute décision permettant de donner une solution juridique à un différend où le mal risque d’être irréparable» (III: 19[4] [4] Traduction modifiée. La traduction de Gilson donne :…
suite). Le caractère «malheureux» de la formulation ne tient pas uniquement aux propriétés formelles du passage, notamment à sa syntaxe compliquée et peut-être emberlificotée (l’ambiguïté par exemple de «pour protéger, contre les actes de violence, ma vie»). C’est plutôt le contenu du passage, l’image qu’évoque la formule : «quand il m’attaque, pour m’arracher ne serait-ce que mon cheval ou mon manteau», une image que la formule «pour m’arracher ne serait-ce que», qui veut dire «voler uniquement» ou même «à peine» mon manteau, marque comme une provocation. L’exemple de cet homme qui ne cherche rien d’autre que de prendre le manteau de Locke ne devient compréhensible que lorsque l’on comprend qu’il a abjuré la raison, qui lui commande de respecter la propriété d’autrui, et qu’en tentant de prendre le manteau de Locke, il se déclare non plus humain, mais inhumain. C’est à ce moment, le moment dans le passage où Locke affirme le droit dont il dispose de tuer le voleur de manteau, que la syntaxe du passage devient difficile. Il est vrai que l’agresseur qui «m’attaque» (ce qui ne signifie peut-être rien d’autre que de poser ses mains sur lui – le passage ne fait mention d’aucune arme), et qui ne cherche rien d’autre que son manteau, par l’acte consistant à le lui soutirer, ouvre un état de guerre dans les interstices d’une société régie par la loi. Ici, la question ne se pose pas de savoir si, oui ou non, l’agresseur entend tuer Locke, ni même s’il s’en donne l’autorisation. Il est devenu bête de proie, pire que le loup ou le lion, parce que, contrairement à eux, il a consenti à sa propre dégénérescence et abjuré librement son appartenance à l’espèce humaine. On peut alors le détruire, en tant que membre d’une espèce dégénérée, d’une contre-espèce, non pas pour ce qu’il a fait mais pour ce que, en tant qu’il est inhumain, on le présume capable de faire.

Une contre-espèce ? Peut-il exister une autre espèce, l’espèce composée d’individus jadis humains qui ont dégénéré par leurs actes volontaires ? Le récit de Locke laisse entendre cette possibilité et la suspend d’un même mouvement. Ses illustrations et exemples impliquent toujours des individus solitaires («l’agresseur», «l’Indien») et la guerre elle-même, généralement envisagée comme un conflit entre groupes, se réduit au strict minimum : «donne à l’homme le droit de faire la guerre à l’agresseur» (III: 19). Il convient certainement d’observer que le récit de l’agression passe de la troisième personne («l’homme» a «le droit de faire la guerre à l’agresseur ; même dans l’état social et s’il s’agit d’un concitoyen») à la première dans la phrase qui lui succède : «Ainsi, ce voleur, auquel je ne peux faire aucun mal») (III: 19). Le passage à la première personne invite le lecteur à s’identifier à la solitude du narrateur qui, quoique vivant en société, se trouve livré à la violence et au vol : dans ce cas même, la loi ne peut «s’imposer dans l’immédiat» pour le sauver de l’homme qui tente de lui dérober son manteau. De la même manière, l’esclavage est réduit à «la continuation de l’état de guerre entre un conquérant légitime et son captif» (IV: 24), ce dernier «encourt la peine capitale par sa faute, par quelque action qui mérite la mort» (IV: 23). Cette «faute» n’est bien sûr rien d’autre que l’«abjuration» de la nature humaine et la déclaration qui vaut à l’individu la qualification d’inhumain. Comme les bêtes, de tels individus peuvent être tués (état de guerre) ou soumis, si l’on surseoit à leur destruction, au «pouvoir despotique et arbitraire de [leur] maître» (esclavage) (XV: 172).

Mais ni l’individualisation de l’humanité, dans la société civile comme dans l’état de nature, ni la réduction de la guerre et de l’esclavage à une confrontation entre deux individus, ne suffisent entièrement, chez Locke, à écarter la menace même qu’était censée neutraliser l’exclusion de l’espèce humaine de certains individus qui avaient «violé les lois de la nature» et s’exposaient ainsi à la mort ou à la réduction à l’esclavage. Rappelons-le : «L’état de nature est régi par un droit de nature qui s’impose à tous» (II: 6). «La raison, qui est ce droit», n’enseigne pas simplement que «nul ne doit léser autrui dans sa vie, dans sa santé» (ceux qui encourent la mort ou l’esclavage, comme nous l’avons noté, ne sont plus humains) ou le priver de sa liberté ; elle enseigne aussi que l’on ne peut léser ses «biens». Le chapitre V, «De la propriété», abonde ainsi en appels à la «raison, ou loi de la nature». La raison nous dit que, tandis que le monde avait été originellement donné par Dieu en commun à tous les hommes, c’est à eux d’en faire usage pour leur conservation et leur commodité. De cela, Locke déduit la propriété privée : «Ainsi, cette loi de la raison donne-t-elle le cerf à l’Indien qui l’a tué» (V: 30). De la même manière : «La superficie de terre qu’un homme travaille, plante, améliore, cultive et dont il peut utiliser les produits, voilà sa propriété» (V: 32). Mais cette loi de la raison elle-même, qui paraît caractériser l’Indien autant que l’Européen, et donc le genre humain dans son existence universelle (empirique), sert en réalité de norme qui permet de hiérarchiser les «hommes» selon leur degré de rationalité. Vers le milieu du Chapitre V, Locke atténue l’affirmation selon laquelle Dieu a donné le monde en commun à tous les hommes. Si tel était en effet le cas à l’origine, nous ne devons pas supposer «qu’il ait souhaité voir le monde toujours indivis et inculte» (V: 34).

Plutôt, «il l’a donné[e], pour s’en servir, à l’homme d’industrie et de raison» (V: 34). Si cette remarque éveille le moindre doute, Locke lui-même intervient pour le dissiper : «Car je demande qu’on me le dise, dans les bois déserts et les déserts en friche de l’Amérique laissés à la nature, qui restent sans culture, sans labour et sans soins, est-ce que mille acres fournissent à leurs habitants dans le besoin et misérables une récolte aussi abondante des commodités de la vie que dix acres de terres de même fertilité dans le Devonshire, où elles sont bien cultivées ?» (V: 37) Ceux qui sont «dans le besoin et misérables», malgré la fertilité d’une terre qu’ils se contentent d’occuper et qui, parce que l’assiduité caractéristique de la raison leur fait défaut, ont «les glands, l’eau et les feuilles ou les peaux» (V: 42) en guise d’«aliments, de boisson et de vêtements» (V: 42), ont clairement, précisément parce qu’ils sont ou pourraient être des hommes, choisi de ne pas se référer à la raison. Et, de même que l’on peut priver de vie ou de liberté ceux qui, par l’usage de la violence, violent la loi que la raison nous enseigne, on peut priver de ce qu’ils possèdent (de fait mais non par le droit) ceux qui manquent à améliorer la terre comme l’enseigne la raison. Toute résistance envers une telle appropriation ne ferait que confirmer leur ressemblance avec les bêtes sauvages parmi lesquelles ils vivent.

Si Locke en vient à définir de la sorte une telle quantité des habitants présents de ce monde, ce n’est pas qu’il manque à son universalisme, mais bien qu’il l’applique avec la plus grande rigueur. L’espèce humaine, unique en cela peut-être parmi toutes les créations de Dieu, vit dans l’ombre de la communauté de ses déserteurs, cette race inhumaine, la contre-espèce dont l’existence collective pose une menace intolérable à l’humanité. N’était-ce pas cela qu’Althusser avait entrevu, comme à travers un nuage, lorsqu’il notait que, pour Locke, cette menace «[devait] être réduit[e] à néant» (p. 289) ? Des images surgissent, l’effet à retardement du texte de Locke lui-même : une quantité d’images, le prisonnier, l’homme-sans-manteau, l’«Indien sauvage» qui attend, privé d’espoir, sur le fil entre esclavage et extermination.

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin

Notes

[ 1] Louis Althusser, Politique et Histoire de Machiavel à Marx. Cours à l’École normale supérieure 1955-1972, éd. établie par François Matheron, Paris, Seuil, 2006.Retour

[ 2] John Locke, Deux Traités du gouvernement, trad. Bernard Gilson, Paris, Vrin, 1997 (1690).Retour

[ 3] Traduction modifiée. La traduction de Gilson donne : «sauvage» (NdT).Retour

[ 4] Traduction modifiée. La traduction de Gilson donne : «quand il m’attaque à main armée» (NdT).Retour