1. Toucher (tact)

Dans l’usage le toucher prévaut au détriment de la vision (du theorein, du regard théorico-contemplatif). L’objet vu nous fait face à une certaine distance : indépendant de l’observateur, il est passible d’une reconnaissance désintéressée. L’usage n’a jamais à voir avec quelque chose qui se tient devant, donc avec un objet stricto sensu, opposé au Moi. Qu’il s’agisse de mots ou de vêtements, d’un laps de temps ou d’un théorème, tout ce dont on fait usage est contigu, collatéral, susceptible de frottements. La chose utilisée rétroagit sur le vivant qui l’utilise, en transformant sa conduite. C’est la même réflexivité qui caractérise l’expérience du toucher : qui touche une branche est touché à son tour par la branche qu’il est en train de toucher.

Ni l’usage ni le toucher n’expliquent les propriétés caractéristiques d’un être, mais tirent profit de sa convenance (ou, au contraire, de sa résistance) à l’activité en cours. L’usage est marqué dans sa totalité du sceau de l’intérêt, dans l’acception la plus littérale du terme : inter-esse, être-entre, absorption dans une relation qui porte atteinte à l’autonomie des pôles corrélés. Pris par l’intérêt pour l’outil dont il se sert, l’agent ne peut plus se définir adéquatement sans faire mention de cet outil, même si celui-ci n’ajoute rien à sa nature ni à son essence.

2. Prépositions

Il ne faut pas chercher le correspondant linguistique de l’usage dans l’attribution d’un prédicat à un sujet grammatical. Le maniement tactile, délaissé ou déformé dans des noms et des verbes, s’exprime plutôt dans les prépositions. Elles rassemblent et soutiennent, sont les symboles de l’inter-esse, signalent convenances et discords. Les prépositions signifient uniquement les relations qu’elles ont elles-mêmes instituées : elles se conforment à la situation contingente, mettant en lumière ce que les grammairiens médiévaux appelaient circunstantiae rerum ; elles documentent l’emploi qui est fait des mots auxquels elles sont associées. User de quelque chose, par exemple, d’un hélicoptère ou d’un énoncé ironique, veut dire : afin d’atteindre un certain but, dans un contexte spécifique, pour afficher une capacité ou un rôle, avec l’aide de multiples gestes, au milieu d’amis ou d’inconnus, à un certain endroit.

Noms et verbes sont utilisés par les parlants, comme n’importe quel autre ustensile. Mais ce sont les prépositions qui rendent compte de l’usage en tant que tel, usage qui par ailleurs, selon Wittgenstein, détermine la signification des noms et des verbes. La pensée de l’usage est une pensée prépositionnelle.

Scolie

Admettons un instant que l’usage forge le sens de tous les mots, il faut alors se demander quel est le sens du mot « usage ». Si nous répondons qu’il dépend lui aussi de la manière dont nous avons fait usage de ce mot, nous entrons dans un cercle vicieux ou dans une régression à l’infini. Au contraire, le sens de « usage » sera défini d’une façon adéquate par le fonctionnement de ces termes qui, dépourvus de contenu sémantique autonome, contribuent à former et moduler toutes sortes de contenus sémantiques: «pour», «avec», «dans», «au milieu de », « kat », « durch », etc. Les prépositions sont la réalité empirique de l’usage, ainsi que sa version polythéiste ; l’usage est l’idée, ou le nom commun, des prépositions.

3. Tablettes de cire

L’usage est l’activité de base d’où s’origine aussi bien la production (poiesis) que l’action politique (praxis). Parce qu’il est la racine des deux, il ne peut pas être comparé à l’une ou à l’autre. Son trait particulier est l’indistinction de poiesis et praxis, ou encore, mais c’est la même chose, leur mélange inextricable. L’usage d’un terrain ou d’une information est « politique » dans la mesure exacte où il est aussi « productif » ; et vice versa. D’après Aristote, la poiesis est liée à la technique (techne), alors que la praxis est associée à la sagacité (phronesis, terme qu’il vaudrait mieux traduire, en profitant du titre d’un film de Spike Lee1, par « capacité à faire la chose juste »). Or, dans l’usage d’un terrain ou d’une information, la techne est toujours mêlée de sagacité et la phronesis de technique. Ce serait une erreur grossière que de critiquer la production et la politique au nom de l’usage.

Ce dernier diffère, certes, de la production et de la politique, mais uniquement parce qu’il est leur préalable commun. Il faut beaucoup d’insouciance pour croire que A, préambule et condition de possibilité de B et de C, soit une sorte de Chronos voulant dévorer ses enfants, c’est-à-dire discréditer et éradiquer B et C. À raisonner ainsi comme en chantonnant, on troque la matrice encore non spécifiée de toute activité pour l’emblème d’une existence inactive. Les applaudissements des rentiers et des lettrés médiocres qui se flattent d’être étrangers au politique sont assurés.

Déplaçons à présent l’attention à l’usage en tant qu’activité pour la reporter sur les objets qu’il concerne. Une autre distinction chère à la tradition philosophique disparaît dans le mode d’être des choses dont on peut faire usage : celle entre puissance et acte. La cuisinière, l’ordinateur, le dictionnaire dont nous nous servons de manière répétée sont indubitablement des réalités en acte, dotées d’une forme tout à fait déterminée, nullement latentes. Mais leur actualité, ou présence, a beaucoup de choses en commun avec l’actualité, ou présence, d’une tablette de cire sur laquelle on peut graver n’importe quel texte. Les choses dont on fait usage sont des actes où prend corps une puissance encore inaccomplie, que l’accumulation de ses accomplissements éventuels n’épuise jamais. Elles réifient cette puissance, en exhibant l’incomplétude de leur existence concrète spatio-temporelle. Elles la réifient, sans pourtant l’actualiser. Il ne me semble pas faux de dire que les choses dont on fait usage sont la réalité du possible : mais il faut ajouter, d’un possible qui reste opiniâtrement tel. Chacun sait que si l’énoncé sur lequel repose le paradoxe du menteur (« je mens ») est vrai, alors il est faux, et que s’il est faux, alors il est vrai. De la même manière, si la cuisinière, l’ordinateur, le dictionnaire, proches parents de la tablette de cire, sont considérés comme des actes, ils prennent subitement l’aspect de puissances ; mais s’ils viennent à être compris comme puissances, ils ne tardent pas à faire valoir leur nature d’actes. Au lieu d’alterner dans le temps, les deux notions canoniques, dynamis et energeia, convergent et se recouvrent. Il faut penser aux figures ambivalentes étudiées par la psychologie de la Gestalt : dans un même entrelacs de lignes on peut apercevoir à la fois la silhouette d’un lapin et celle d’un canard. Toutes les choses soumises à l’usage sont canard et lapin tout à la fois.

Scolie

Depuis plusieurs décennies, le processus d’accumulation capitaliste se fonde de plus en plus, et parfois de manière prépondérante, sur des ressources qui peuvent être utilisées à plusieurs reprises par de nombreux sujets, sans rien perdre de leur consistance initiale: connaissance, inventions, appareils de communication, etc. Ce qui explique pourquoi la production actuelle de marchandises exhibe souvent ce mélange de poiesis et praxis, prestation de travail et action politique, qui est le signe de reconnaissance de l’activité de l’usage. Ce qui explique pourquoi les tâches qu’on doit accomplir à l’usine ou au bureau requièrent la phronesis aussi bien que la techne. Ce qui explique pourquoi la matière première sur laquelle on opère est puissance réifiée, réalité du possible, tablette de cire.

Prédisposées à un usage répété et pluriel, les ressources épistémiques et linguistiques sont pourtant apprêtées, calculées, échangées comme si elles étaient des biens consommables une seule fois et par un seul sujet. Pour bien se faire comprendre : une connaissance biologique est traitée de la même manière qu’un mètre cube de gaz, dont il ne reste rien après qu’il a été brûlé. C’est ainsi que l’économie politique, science de la pénurie, régit les phénomènes qui la contredisent le plus, et en fait même son véritable centre de gravité. Ce quid pro quo systématique, par lequel l’usage est métamorphosé en consommation, est la pierre angulaire du capitalisme contemporain, mais aussi un foyer de sa crise permanente.

4. Ce que l’homme peut faire de lui-même

Nous faisons usage de machines, de chaussures, de cartes, pour notre vie, sa conservation et son développement. Mais avant tout, c’est la vie elle-même qui est usable [usabile], pour laquelle machines, chaussures, cartes sont utilisées. L’usage de soi, de son existence, est le présupposé et la poutre maîtresse de tous les autres usages.

Le rapport que nous entretenons avec notre vie est toujours tactile, et en rien visible. Celle-ci ne se présente jamais comme un objet posé devant soi, à investiguer et représenter. Non pas comme fin en soi, mais ouverte à des utilisations variées, la vie apparaît à l’animal humain comme quelque chose à portée de main, qui incombe et presse, par laquelle on est touché au moment précis où on la touche.

Foucault a eu le grand mérite de montrer que, dans le monde classique, le précepte trop célébré gnôthi seauton, « connais-toi toi-même », était seulement un corollaire tardif, et même une déformation, du bien plus fondamental epimeleia heautou, c’est-à-dire de l’usage et du souci de soi. Alors que le gnôthi implique la prééminence de la vue, du theorein avec lequel un sujet imperturbable scrute l’objet qui est posé devant lui, l’epimeleia se résume entièrement à un « essayer » manipulatoire. Il ne s’agit pas tant d’étudier ses propres facultés (perception, mémoire, imagination, etc.) que d’affiner la manière de s’en servir. Au lieu de décrire ce qu’est l’homme, il convient de chercher ce qu’il peut faire de lui-même grâce à un exercice quotidien dont le nom moins inadéquat est peut-être Spiel ou play : en même temps jeu et interprétation2.

Scolie

L’usage de la vie est intimement lié à l’usage du langage. L’epimeleia heautou, le souci3 de soi, n’est pas concevable sans l’epimeleia logou, le souci de son propre discours. Et vice versa, bien entendu. Une observation de Wittgenstein (1969, p. 249-250), aide à clarifier l’affaire : ««C’est toujours pour des êtres vivants qu’il y a des signes, donc ceci doit faire partie de l’essence du signe». – Oui, comment définit-on un être «vivant»? Il semblerait que je sois sur le point de définir un être vivant par l’aptitude d’employer un langage de signes. Et l’indétermination du concept d’être vivant est tout à fait comparable à celle du concept de «langage».» Pour expliquer ce qu’est un signe linguistique, je dois m’arrêter sur l’emploi qu’en fait un vivant; pour expliquer ce qu’est un vivant, je dois mentionner sa propension à se servir des signes linguistiques. Les deux termes, vie et logos, révèlent leur commune indétermination par leur renvoi mutuel et leur soutien réciproque. Eh bien, c’est précisément l’indétermination qui rend l’usage possible, et même inévitable. La vie comme le langage se prêtent à l’usage précisément parce qu’ils sont indéterminés ; tous deux ont besoin d’une modulation ininterrompue, afin de se circonstancier dans des partitions ou des scénarios bien articulés (habitudes, rôles, jargons, tropes rhétoriques). La composante la plus indéterminée du langage, les prépositions, permet d’exprimer cette double « usabilité » [usabilità].

Comme dit le slogan wittgensteinien, ce qui fixe et puis modifie les sens des énoncés est assurément l’usage, mais attention, l’usage de la vie par les parlants. Ce dernier se réalise aussi par les discours, mais ne s’y limite certainement pas. Le contenu sémantique de « tableau », « amour », « sainteté », « argent », « addition », ne dépend pas tant de la façon dont nous utilisons de tels termes que de l’intrication des activités linguistiques et non-linguistiques par lesquelles l’utilisation de notre existence se déploie. Stanley Cavell a écrit (1979, p. 280) : «Vous ne pouvez utiliser les mots pour faire ce que nous faisons avec eux tant que vous n’êtes pas initié aux formes de vie qui donnent à ces mêmes mots la pertinence et la configuration qu’ils ont dans notre vie.» Oui, à condition cependant de comprendre par « forme de vie » rien de plus et rien de moins que les multiples usages à quoi la vie est sujette.

5. L’animal maladroit

L’usage de soi se fonde sur le détachement de soi. Il prend racine dans l’incapacité à se conformer à l’environnement dans lequel nous sommes néanmoins situés et aux pulsions psychiques qui tour à tour nous dominent. Est utilisée une existence à laquelle on ne peut pas toujours s’identifier, qui ne se possède pas entièrement et qui, sans être vraiment étrangère, n’est pas non plus complètement familière. L’usage de la vie apparaît là où la vie se présente comme une tâche, et en même temps comme l’instrument qui permet de s’en acquitter. Dit autrement : l’usage de la vie concerne l’espèce qui, en plus de vivre, doit rendre sa vie possible.

L’animal humain est maladroit dans l’emploi de son propre corps, exposé qu’il est à l’erreur et au coup pour rien. Dans un débat récent, Giorgio Agamben a soutenu que ce caractère imparfait, absent chez les autres animaux, n’empêche pas toutefois un usage de soi, même dans le cas de l’homme. Je ne suis pas d’accord. J’estime possible de parler à juste titre d’un usage de soi uniquement (donc ni « aussi » ni « même ») à propos d’un être maladroit, marqué d’une inaptitude partielle, voué à l’incertitude. Le vivant détaché de soi-même, qui ne coïncide jamais totalement avec ses œuvres ni ses jours, est maladroit, ou néoténique (c’est-à-dire chroniquement infantile) : mais, comme je le disais précédemment, ce sont précisément ce détachement et cette non-coïncidence qui permettent l’usage de la vie.

6. Phénomènes institutionnels

L’utilisation de sa propre existence, prérogative et charge d’un animal maladroit, requiert entraînement, exercices prolongés, procédés expérimentaux, acquisition de techniques, respect de règles. Les usages de soi ne sont pas instinctifs, ni donc naturels ou spontanés. Tout au plus, ils deviennent tels : leur facilité n’est autre qu’une difficulté surmontée; la grâce qui parfois les caractérise laisse entrevoir à contre-jour la maladresse originaire.

L’entraînement, les techniques, les règles dont se nourrit l’aptitude à se servir de sa propre vie constituent le fondement anthropologique (c’est-à-dire méta-historique) des institutions. Pour le dire mieux : ils sont les phénomènes institutionnels, diffus et multiformes, qui, dans certaines conditions seulement et jamais complètement, se cristallisent dans des institutions à proprement parler. Il va de soi que les phénomènes institutionnels, c’est-à-dire les « techniques de soi » étudiées par Foucault (1988), sont un champ de bataille, non un territoire libéré. Ce champ demeure pratiquement inaltéré, tout comme la station debout ou la faculté de langage ; à l’inverse, les issues de la bataille sont changeantes et surprenantes. Les luttes de classe ont comme enjeu la manière dont on fait usage de la vie. Elles ne manquent pas d’inventer des modes de vie [usanze] inouïs, capables de reléguer ceux qui prévalaient auparavant au musée des horreurs. En modifiant les formes traditionnelles de l’epimeleia heautou, elles peuvent engendrer des institutions qui entrent en conflit avec la souveraineté de l’État et la marchandisation de la force de travail, avec le Ministère de l’Intérieur et le Fonds monétaire international.

L’usage de la vie s’appuie sur des techniques et a toujours une tonalité institutionnelle. On peut même carrément supposer qu’il est précisément à l’origine des notions de « technique » et d’« institution ». Il s’en suit que l’usage de soi et des choses environnantes n’est jamais exempt de règles. Dans le lexique de Wittgenstein : il n’est jamais dépourvu d’une grammaire. Pour éviter tout malentendu, il faut introduire, ici, une distinction conceptuelle. Les règles ne sont pas les normes juridiques. Entre les unes et les autres il n’y a pas seulement un écart logique, mais encore une contradiction irréductible. Les règles font corps avec l’usage, l’innervent et en sont innervées, elles n’existent pas en dehors de lui. On pourrait dire : l’utilisation de la vie est, en même temps, activité qui a besoin d’évaluation et critère d’évaluation, conduite à contrôler et instrument du contrôle. À l’inverse, la norme juridique est séparée de l’usage, elle requiert sa suspension (réelle ou hypothétique), le transcende, lui applique subrepticement des critères dérivés de l’échange des marchandises (équivalence des produits échangés, sanction du débiteur, indemnisation du créancier etc.).

Celui qui confond les règles et les normes, ignorant leur hétérogénéité conflictuelle, croit que l’usage peut contourner le domaine juridique et le priver de son autorité, en vertu de son irrégularité foncière, et qu’il reste donc en tant que tel à l’abri d’une quelconque grammaire contraignante. C’est une illusion pernicieuse. L’emploi varié de sa propre existence est étranger aux normes juridiques, et arrive même parfois à les ébranler, uniquement parce qu’il s’étaie à chaque instant sur les règles. Les impératifs de la loi échouent à resserrer leur emprise sur les comportements collectifs là où les prescriptions et les unités de mesure d’une grammaire sont en vigueur. Si nous ignorons le caractère central des règles dans l’usage de soi, nous sommes livrés sans défense, qu’on le veuille ou non, à la domination des normes.

7. Le pronom « nous »

Loin de privilégier la solitude, l’usage de soi s’inscrit depuis le début dans la sphère publique, rapprochant le vivant singulier d’une multitude plus ou moins vaste de ses semblables. Aussi, et particulièrement pour cette raison, c’est un phénomène institutionnel (élément permanent des institutions au sens strict, enclines à toutes sortes de métamorphoses). Ni anonyme, ni intérieur non plus, l’usage de soi a son pivot dans le pronom « nous ».

Honni des philosophes raffinés parce que symbole des insurrections ouvrières vulgaires et porte-parole de la complicité sordide entre les opprimés, ce pronom se situe à mi-chemin entre la première personne grammaticale, le « je » qui prend la parole, et les deux autres, le «tu» à qui le discours est adressé, et le «il» qui reste extérieur à l’énonciation en cours. Emile Benveniste (1946, p. 233) a noté que le « nous » «est non pas une multiplication d’objets identiques, mais une jonction entre « je » et le « non-je » ». Le « non-je » implicite dans le « nous » peut recevoir deux contenus distincts4 : « moi + vous» ou «moi + eux». Dans le premier cas, le « nous » atteste l’unité du « je » avec une pluralité de « tu » coprésents (« vous »); dans le second cas, par contre, le « nous » signale la convergence tendancielle entre le « je » et un ensemble de « lui », pour le moment absents (« eux »).

Dans l’utilisation de la vie, toujours axée sur le « nous », prévaut tantôt la proximité familière du « moi + vous », tantôt la distance du « moi + eux », non dénuée d’inconnu (et aussi de risques). Dans les deux cas, cependant, «ce « nous » est autre chose qu’une jonction d’éléments définissables […]. La raison en est que « nous » n’est pas un « je » quantifié ou multiplié, c’est un « je » dilaté au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues» (ibid, p. 235, mes italiques). Ce que chacun fait de son corps peut certainement être imputé à un « je », mais à un « je » qui est sur le point de destituer les oripeaux métaphysiques et juridiques de la personne, en donnant libre cours aux pulsions et aux facultés pré-individuelles qui sont en lui. Le « nous » indique le passage du singulier au commun, ainsi que celui du commun au singulier. C’est un signe dynamique, un commutateur, un seuil. Il délimite un no man’s land sur lequel ne peuvent revendiquer des droits de propriété ni le « je » vaniteux ni le « on » irresponsable. C’est précisément dans ce no man’s land que l’epimeleia heautou établit sa demeure.

Singulier et commun à la fois, l’usage de soi est représenté de manière fort appropriée par deux locutions du français populaire. En patois du Nord, on trouve un « je sommes », paradoxal et pourtant éclairant. Dans le franco-provençal, on tombe sur son équivalent spéculaire, « nous suis » (cf ibid., p. 235). L’emploi de sa propre existence, tissé de techniques et de règles, est un phénomène institutionnel dont la devise héraldique sonne approximativement ainsi : j’usons, nous use.

8. Limites et crises de l’usage

On ne comprend rien à l’usage de la vie de la part de l’animal maladroit, si on néglige le poids du désuet, le contact déconcertant avec l’inhabituel, l’éventualité toujours imminente de l’abus. Ces trois notions négatives, historiquement changeantes pour ce qui concerne leur contenu, ne sont pourtant jamais absentes de l’epimeleia heautou. Elles enveloppent l’usage réussi (évident, automatique) comme une ombre, elles lui confèrent une physionomie caractéristique, elles contribuent en somme à sa définition.

La vie est, à la fois, activité d’usage (dans laquelle l’indistinction entre production et action politique est en vigueur) et chose usable [usabile] (marquée par l’unité indissoluble de l’acte et de la puissance). Méritent autant l’épithète de désuet ou d’inhabituel un aspect particulier de cette chose usable qu’est la vie, qu’une des modalités par lesquelles se manifeste la vie en tant qu’activité d’usage. Toutefois, je négligerai ici la différence entre les deux possibilités, me limitant à quelques considérations générales.

Désuet désigne un emploi passé de nos énergies et de nos talents, désormais plus pratiqué, devenu plutôt bizarre. Il en reste les techniques et les règles, c’est-à-dire la grammaire. Mais cette grammaire se réduit à un reliquat psychologique parce qu’elle est séparée de l’usage effectif. La forme de vie frappée de désuétude ressemble à une tablette de cire pleine à ras-bord d’un enchevêtrement d’écrits : acte, mais non plus puissance.

Inhabituel désigne un emploi de nous-mêmes encore sporadique et titubant. Il y a déjà un signe avant-coureur d’usage, mais seulement un signe avant-coureur, parce que manquent les techniques et les règles qui sont une composante indispensable à l’usage véritable. À la lumière de l’inhabituel, la vie se profile comme un ensemble de possibilités fluctuantes, ou, si on préfère, de phrases hypothétiques et floues, pour l’écriture desquelles il semble ne pas y avoir de tablette de cire à disposition.

Le désuet et l’inhabituel constituent les limites de l’usage. Limites temporelles, étant donné que le premier en incarne le passé et que le second en esquisse le futur. C’est l’usage présent de la vie qui délimite le cadre du désuet et celui de l’inhabituel, instituant ainsi son propre passé et son propre futur. Il s’agit par conséquent de limites internes, tracées uniquement par ce qui est délimité. À leur tour, cependant, le désuet et l’inhabituel déterminent le portrait-robot du processus qu’ils circonscrivent, c’est-à-dire fixent les traits saillants de l’usage présent de la vie. Dans ses manifestations quotidiennes, l’utilisation de notre existence oscille entre les deux antipodes, et garde des traces visibles des deux. Il arrive parfois d’entrevoir dans le désuet l’apparence de l’inhabituel, mais aussi, à l’inverse, de reconnaître dans ce que nous ne savons pas encore manier, le sosie, ou au moins l’écho, de ce avec quoi nous ne sommes plus familiers. Ce faisant, on ne fait que pousser à l’extrême le mouvement oscillatoire qui caractérise l’usage actuel de la vie sous toutes ses formes.

Si le désuet et l’inhabituel sont les limites (temporelles) entre lesquelles se tient l’usage de soi, l’abus décrète la crise de ce dernier. Que ce soit clair : un geste ou une phrase ne sont pas jugés abusifs sur la base d’une norme juridique. Est plutôt en question le conflit entre deux faces jamais séparables de l’usage en soi. Il est en même temps unité de mesure et réalité mesurée, mètre et corps doté d’une longueur empirique, complexe de règles et comportement contingent auquel s’appliquent les règles. L’inséparabilité des deux faces n’implique pas du tout leur harmonie. L’abus est un coup5 dans l’usage de la vie qui contredit, ou outrepasse, les règles sans lesquelles ce ne serait pas… un coup dans l’usage de la vie. L’initiative abusive peut être inhibée au nom des règles qui y sont intégrées, mais peut aussi bien contribuer à une modification des dites règles. Dans les deux cas, on est confronté à la crise de l’usage ordinaire. Une crise dont la possibilité accompagne l’epimeleia heautou comme une basse continue. L’usage de la vie n’est autre qu’un abus réfréné, ou, alternativement, valorisé pour la formation d’une nouvelle grammaire.

Réservons une place, enfin, pour l’abus radical. Cela consiste dans le fait de suspendre, ou carrément d’abroger, l’usage en tant que tel, le transformant en quelque chose de différent : par exemple en une position uniquement productive (pure poiesis), ou en une position uniquement politique (praxis exempte d’hybridations). Abusive est une techne sans phronesis, ou une phronesis sans techne. Tout comme le passage de l’usage de la vie à sa consommation vorace ou indolente est abusif au plus haut point. La vie consommée ressemble à un baril de pétrole ou à un repas, biens qui s’annulent au moment même où on en a eu la jouissance ; au contraire, la vie dont on use [usata] a davantage à voir avec une langue ou avec une écritoire, choses qui conservent durablement leur potentialité après que nous nous en sommes servis.

9. Le souci de soi

Selon Foucault, l’usage de la vie exige un souci de soi ininterrompu. La raison en est intuitive : nous ne pourrions pas nous servir efficacement de notre existence, si nous n’adoptions pas, jour après jour, les mesures nécessaires pour en faire un instrument bien tempéré, souple, polyvalent. Diligent est celui qui prédispose son propre organisme psychophysique aux emplois les plus variés, se préoccupant de garantir sa constante maniabilité.

Dans les leçons publiées sous le titre Herméneutique du sujet (2001), Foucault analyse les formes qu’a prises le souci de soi dans la période hellénistique et durant le christianisme primitif. Voici quelques exemples bien connus : l’examen de conscience, le compte-rendu épistolaire à un ami des excès et des carences qui ont émaillé l’après-midi fraîchement écoulée, les expériences de pensée sur les différentes manières de réagir à un événement imprévu, les préceptes ascétiques, la confession, la gestion prudente d’une vocation ou d’une capacité, le raisonnement contrefactuel (« si je n’étais pas le musicien ou la courtisane que je suis effectivement, alors j’agirais comme ci et comme ça »), l’entraînement à jouer le rôle de nombreux personnages de la comédie humaine, l’évocation conjecturale des émotions qu’on n’est pas en train d’éprouver, la promptitude à passer la frontière entre des genres de discours hétérogènes en tous points. Que retenons-nous de cette liste (et de son prolongement virtuel) ? Quelle est, en somme, la substantifique moelle du concept de souci ?

Il saute aux yeux que les pratiques par lesquelles se spécifie la préoccupation pour l’utilisation de soi [la propria utilizzabilità] consistent, à leur tour, en une utilisation particulière de soi. Le souci qui prépare à toutes sortes de maniements tactiles de la vie est déjà, en tant que tel, un toucher de soi et un maniement de soi de la part du vivant. Plus qu’un préambule à l’usage, il s’agit de son redoublement réflexif. En testant notre organisme psychophysique par le biais de simulations et d’expériences, nous usons de cet organisme dans le but de le rendre toujours plus usable. En bref : le souci est un usage au deuxième degré. L’examen de conscience, l’ascèse, le raisonnement contrefactuel etc. sont riches de techniques et de règles dont la fonction éminente est de faciliter l’acquisition des techniques et des règles dont dépendent les innombrables usages particuliers de l’existence.

Le souci de soi est le mode le plus originaire de faire usage de la vie. Toutefois, dans le souci, la vie en tant que chose usable coïncide très exactement avec la vie en tant que capacité d’user ; et, réciproquement, la capacité d’user se présente depuis le début sous les traits d’une chose usable. Ce que nous avons tendance à manipuler avec ces exercices spirituels, ou par l’effort de se projeter dans des situations imaginaires, n’est autre que notre tendance même à manipuler : « le souci de soi est souci de l’âme comme principe d’activité et non comme substance » (Foucault 1988, p. 21). Alors qu’elle est considérée pourtant comme une chose usable, la capacité d’user (synonyme du « principe d’activité » dont parle Foucault) se coagule en « us » [usanze], c’est-à-dire en un ensemble d’habitudes, de dispositions, de postures.

Les us [usanze] résultant du souci, c’est-à-dire de cet usage même de l’existence qui vise au développement de la faculté de faire usage de l’existence, sont le domaine où nous jouissons de nous-mêmes (de ce « nous » qui indiquesoit«moi+vous»soit«moi+eux»). Dans De la doctrine chrétienne (I, 20), Augustin d’Hippone oppose l’uti, l’usage de quelque chose en vue de quelque autre chose, au frui, la jouissance d’un objet pour lui-même, sans aucune finalité extrinsèque. Il se demande « si les hommes doivent jouir ou simplement user les uns des autres, ou s’ils peuvent l’un et l’autre ». Dans les us [usanze], l’uti et le frui ne sont pas annulés, mais pas non plus fusionnés. Nonobstant leur différence, l’user et le jouir se recoupent comme deux droites perpendiculaires. Quand il se sédimente en habitudes et dispositions, le souci de soi inclut autant la jouissance de l’usage (ou mieux, de la capacité d’user), que l’usage de la jouissance. La différence durable entre uti et frui n’exclut pas, mais permet plutôt et soutient l’application de l’uti au frui et du frui à l’uti, c’est-à-dire une relation en forme de chiasme.

Scolie

À l’âge du capitalisme, la vie à utiliser se présente comme force de travail. Ce terme désigne la puissance de produire. Ou mieux : il désigne toutes les puissances physiques et mentales inhérentes au corps humain (faculté de langage, habileté motrice, mémoire, aptitude à l’apprentissage etc.), à condition cependant qu’elles soient destinées à la production. Achetée et vendue avant même de s’être actualisée dans des actes de travail spécifiques, la dynamis qui porte le nom de force de travail est le point d’application du souci de soi moderne. Il faut sauvegarder et qualifier et accroître sa propre puissance de produire, c’est-à-dire sa propre « utilisabilité »6 [utilizzabilità] au sein de l’entreprise capitaliste. Le souci de soi qui prépare un usage de soi de la part des autres est continu et même frénétique.

L’« herméneutique du sujet », ponctuée d’exercices spirituels et de jeux de rôle, est désormais une part intégrante du concept de force de travail. Elle contribue d’une façon remarquable à déterminer la valeur d’échange de cette dernière. L’examen de conscience, l’étude des situations où il faut réagir à l’improviste, l’entraînement à réciter des scénarios différents, jusqu’à la confession, sont recyclés dans les stages, dans les cours de remise à niveau, en définitive dans la « formation permanente » à laquelle sont astreints les travailleurs salariés. Le souci de l’âme pratiqué par les stoïciens et les premières communautés chrétiennes a un équivalent caricatural, mais pas infidèle, dans l’attitude circonspecte et attentive des mendiants de la terre qui s’abandonnent à l’ignoble mythologème selon lequel chacun d’entre eux serait « entrepreneur de lui-même ».

10. Sur la scène

Le jeu de scène théâtral récapitule et amplifie les procédés par lesquels l’animal maladroit, qui ne s’identifie jamais complètement avec les actions et les passions dont il est le protagoniste, se sert de son existence. L’activité de l’acteur est un modèle incomparable de l’usage de la vie et du souci de soi. La réflexion philosophique sur l’epimeleia heautou culmine dans les théories (en rien philosophiques) qui ont disséqué cette activité, en en examinant les articulations une par une. En plus des œuvres de Marc Aurèle et de Tertullien, il convient de suivre de près les écrits de Stanislavski, Mejerchol’d, Brecht, Grotowski. Pour reconstruire avec précision les « technologies du soi », il faut explorer les techniques dont se servent cabotins et matamores lorsqu’ils adaptent puis jouent la représentation d’un drame ou d’une comédie.

Le souci de soi, visant à garantir et à perfectionner l’« usabilité » [utilizzabilità] de son organisme psychophysique, se déploie avec une clarté exceptionnelle dans le laps de temps où l’acteur se familiarise avec le personnage qu’il s’apprête à interpréter. En vue de la performance future sur la scène, il se confronte à un travail assidu sur lui-même, durant lequel il se met à l’épreuve par des improvisations, des enquêtes introspectives, des tests conçus par l’imagination, des variations de la gestuelle et de la diction.

Selon Stanislavski (1957, p. 41 sq.), pour qui se prépare à l’usage de soi devant un public, rien n’est plus important que la « reviviscence », à savoir la découverte, au sein de sa propre expérience biographique d’événements et d’états d’âme analogues à ceux qui marquent le type du personnage. Pour que le jeu des analogies se fasse, il est nécessaire que l’acteur se cultive, voyage, fréquente des expositions artistiques et des lieux mal famés, collectionne avec la méticulosité d’un botaniste les manières de vivre et de parler les plus variées. Stanislavski estime, en outre, que l’interprète devrait subdiviser au préalable le rôle qui lui incombe (c’est-à-dire l’emploi qu’il fera de son corps sur la scène) en une série de « tâches » particulières : câliner un jouet d’enfant pendant un monologue teinté de nostalgie, faire comprendre par une moue dédaigneuse qu’il ne faut pas se fier à cet homme courtois, fixer le ciel comme si on en attendait une révélation impossible, etc. Inutile de dire que la reviviscence et l’individuation des tâches adéquates aux circonstances sont uniquement des exemples, choisis un peu au hasard, des « technologies du soi » exposées par le jeu de scène théâtral.

Considéré dans son ensemble, le training7 auquel se soumet l’acteur dans la phase qui précède la mise en scène d’une pièce8 ne fait que prolonger et intensifier la meditatio stoïcienne. Pivot crucial du souci de soi, la meditatio consiste dans le fait de se situer, au moyen de la pensée, dans une situation fictive dans laquelle il faut apprendre à se débrouiller: il s’agit en somme de devenir celui qui meurt, ou jouit, ou combat sur les barricades, ou sombre dans le désespoir. Grâce à cette projection mentale, on se familiarise avec les rôles qu’on aura tôt ou tard à interpréter, en élaborant à l’avance gestes et répliques appropriés. La meditatio est un exercice de jeu scénique9sans témoins, les exercices de jeu scénique sont une meditatio publique, qui prévoit dès le début la participation des spectateurs. L’acteur inactif incarne une capacité générique d’user desoi-même:sionveut,ilestun«pour»,un «avec», un «entre», un «dans» encore non insérés dans une phrase chargée de sens. L’acteur engagé dans le training, de même que le stoïcien pratiquant la meditatio, commence au contraire à appliquer à des syntagmes déterminés (« la fuite du roi Lear », « la déception cuisante qui m’attend ») les prépositions à valence libre dont il est porteur.

Scolie

Dans le théâtre contemporain, le training, c’est-à-dire le souci de soi, constitue souvent le but ultime de l’activité de l’acteur. On se prépare à une mise en scène toujours différée, purement hypothétique, de toute façon inessentielle. L’école de Grotowski a radicalisé ce penchant à séparer de toute utilisation effective le développement sans fin de l’« usabilité » [utilizzabilità] propre. Comme un danseur satisfait des exercices quotidiens à la barre, ou un chanteur désireux uniquement de poursuivre ses vocalises propédeutiques, l’acteur nourrit une répugnance tenace à passer des répétitions au spectacle. L’écart entre training et exécution contingente, souci et usage de soi, est un trait distinctif des formes de vie actuelles.

Dans la figure de l’acteur intéressé exclusivement par le training se reflète l’habitant des métropoles qui, voulant rester toujours disponible pour tous les rôles possibles (celui du bohémien comme celui de l’informaticien à succès, ou, pourquoi pas, celui du révolutionnaire intransigeant), se tient à distance de toute interprétation univoque. La correspondance est trop vague, cependant. J’en propose une autre, plus circonscrite, je ne saurais dire si elle est alternative ou complémentaire à la première. La prédilection de l’acteur pour un mode de formation indépendant de la mise en scène est partagée, à plus grande échelle, par le travail intellectuel précaire : on sait, en effet, que l’autonomie relative dont il jouit dans l’acquisition et dans l’enrichissement de ses compétences linguistico-cognitives est destinée à se retourner en subordination absolue dès que l’entreprise capitaliste en fait réellement usage. La contradiction entre training et performance est, peut-être, le sismographe des conflits à venir dans un futur proche. L’exigence d’expérimenter un usage différent de la vie, c’est-à-dire des manières inédites de monter sur les planches, se révèle dans l’intensification sans précédent du souci de soi.

11. Effet de distanciation

L’origine de tout usage de soi, notamment de celui qui a lieu dans le jeu scénique, est un détachement persistant d’avec soi. Seul le vivant qui ne s’identifie pas totalement avec les actions qu’il entreprend et les paroles qu’il prononce est à même d’utiliser sa propre vie comme un instrument; lui seul a la capacité d’interpréter l’un ou l’autre personnage devant un public. Démontrant une perspicacité philosophique remarquable, Bertolt Brecht s’est proposé de mettre en scène la condition qui rend possible n’importe quelle mise en scène (ainsi que, en général, n’importe quel usage de la vie) : le détachement de soi, précisément. Au lieu de demeurer le fondement caché de sa prestation professionnelle, la non-identification avec ce qu’il fait et dit doit être exposée sans retenue par l’acteur. La prise de distance d’avec soi est une composante indispensable de l’interprétation d’un rôle. Brecht a appelé Verfremdungseffekt10, « effet de distanciation », cette prise de distance. Le Verfremdungseffekt, que les philosophes raffinés raillent comme une vieille camelote de mauvais goût, met en lumière l’origine secrète de l’usage de soi, ou, pour le dire avec plus d’emphase, donne une réalité empirique à la condition transcendantale d’un tel usage. Excusez du peu.

La capacité de l’acteur brechtien revient à conférer un aspect non naturel, ou carrément inquiétant, aux histoires, caractères et manières de penser les plus familiers pour les spectateurs. La transformation de ce qui est habituel-rassurant en un ensemble de phénomènes surprenants-menaçants ressemble à certains égards à la métamorphose d’où dérive, selon Freud, le sentiment d’inquiétante étrangeté11.

Avec une différence : ce qui devient étranger et effrayant, dans le théâtre de Brecht, c’est la réalité sociale et politique actuelle, pas une protection archaïque dont nous avons bénéficié dans l’enfance. Tandis que l’inquiétante étrangeté explorée par Freud a une structure diachronique (ce qui un temps a été familier se transforme maintenant dans une figure menaçante), l’inquiétante étrangeté que Brecht entend produire de novo par le Verfremdungseffekt est rigoureusement synchrone (semble menaçant précisément ce qui passe présentement pour familier).

Pour obtenir l’effet de distanciation, l’acteur lit les répliques qui lui reviennent comme s’il faisait des citations entre guillemets, sans aucune personnification, mais, plutôt, « doit se laisser surprendre par celui-ci [son rôle] et le contredire » (Brecht 1940, p. 130). Il suggère par tous les moyens que les choix faits par son personnage ne sont pas les seuls concevables: «il joue de telle sorte qu’on aperçoive très clairement l’alternative ; son jeu n’est jamais qu’une variante et laisse pressentir toutes les autres. […] Ce qu’il ne fait pas doit être contenu et subsister dans ce qu’il fait » (ibidem).

Pour mettre en exergue la teneur historique des faits relatés, c’est-à-dire leur caducité, le comédien adoptera l’air de celui qui jette sur eux un regard rétrospectif, feignant de savoir ce qui est arrivé ultérieurement (cf. Id. 1948, §§ 50-51). Brecht écrit : « cette distance que l’historien prend devant les événements et comportements du passé, le comédien doit la mettre entre lui et les événements et les comportements du présent» (Id. 1940, p. 134). Dans « Thèses sur le concept d’histoire », lorsqu’il ordonne à l’historien matérialiste de ne pas d’identifier à l’époque étudiée, de signaler les possibilités non réalisées dont elle était grosse, de tenir compte des développements intervenus depuis son déclin, Walter Benjamin ne commente pas quelque propos messianique insipide de Scholem, mais puise à pleines mains aux thèses de Brecht sur le jeu scénique.

Quel modèle d’usage de soi peut-on tirer de la performance d’un comédien capable de provoquer l’effet de distanciation ? Comment la prise de distance par rapport au rôle qu’on interprète se répercute-t-elle sur l’epimeleia heautou? Que signifie utiliser sa propre vie en exhibant en permanence, avec des techniques appropriées, la condition qui rend possible toute utilisation de la vie, c’est-à-dire la non-identification avec ce qu’on fait et ce qu’on dit? Il me semble que le Verfremdungseffekt place l’usage de soi à proximité de ses limites : le désuet et l’inhabituel. Et qu’il rend palpable la crise à laquelle il est toujours exposé : l’abus. Tandis qu’il prend l’attitude de celui qui est surpris par les répliques qu’il joue, ou qu’il laisse pressentir les comportements alternatifs qu’aurait pu adopter son personnage, l’acteur brechtien considère les répliques déclamées et la conduite effective du personnage comme quelque chose qui n’est plus ou n’est pas encore en usage, ou bien comme quelque chose qui viole les règles dont dépend l’usage. La distanciation n’implique pas, cependant, que l’acteur s’abstienne de représenter des événements et des types humains bien définis, en se contentant de formuler des commentaires pédants. Même si (ou, pour Brecht, précisément parce que) il ne s’identifie pas avec leurs exploits, il sera un oncle Vania touchant ou un Macbeth mémorable. De même, un usage de la vie qui prend des distances avec soi-même, révélant sa physionomie désuète, inhabituelle ou abusive, ne cesse aucunement d’être un usage déterminé et contingent de la vie. Loin de l’atténuer, la prise de distance accentue la détermination et la contingence jusqu’à la démesure. La non-identification avec ce qu’on fait et ce qu’on dit au cas par cas, devient un élément constitutif de ce faire et de ce dire. Ni hellénistique ni proto-chrétien, l’entraînement à faire usage même des limites et de la crise de l’usage caractérise plutôt l’epimeleia heautou du matérialiste contemporain. L’effet de distanciation est son exercice spirituel.

12. Les notes de régie de Wittgenstein

L’usage de soi consiste en un enchevêtrement d’activités langagières et non-langagières, propos et gestes silencieux, questions et luttes physiques, prières et genoux fléchis. Même sous cet angle, le jeu de scène théâtral est un formidable manuel des manières dont l’animal maladroit utilise sa propre existence. La performance de l’acteur, en effet, a son centre de gravité dans la corrélation, toujours problématique, entre les répliques prévues par le scénario et les mouvements ou les expressions physionomiques de celui qui les prononce. La fragilité des sentiments qui semblaient éternels peut être évoquée sur scène uniquement si les mots « tout passe » sont accompagnés d’un léger écartement des bras. Et ceci vaut, évidemment, pour la représentation de la surprise ou de l’ennui, ainsi que pour l’annonce que le repas est servi.

Ce n’est pas tout. La préparation d’un spectacle est le laboratoire où vient se démêler l’enchevêtrement des propos et des gestes qui caractérisent l’usage de la vie. Se prédisposant à interpréter son rôle, l’acteur imite le chimiste : il sépare artificiellement ce qui se présente naturellement toujours mélangé, voire symbiotique. Il y a une phase initiale où il déambule, lève le poing, sourit, s’enfuit, sans rien dire : les mots sont un obstacle pour l’action, en gênent l’efficacité et la fluidité. Selon Stanislavski, pendant les premiers essais, il est opportun que l’acteur renonce à déclamer les répliques du texte, les remplaçant par des sons insignifiants, des sifflements, des ta-ta-ti monotones. Ultérieurement, la situation s’inverse. La sentence de Goethe, « au commencement était l’action », cède la place à celle de Jean l’évangéliste, « au commencement était le verbe ». Maintenant la parole domine sans conteste la scène : les mouvements et les mimiques élaborés précédemment semblent perturber l’intensité des dialogues. On échange des phrases dans un état d’inertie, sans rien faire. Il va de soi que, à la fin, l’acteur-chimiste doit réunifier ce qu’il a maintenu séparé jusque-là : les répliques deviennent alors un point d’appui pour les gestes, et les gestes un ingrédient des répliques.

En suspendant puis rétablissant l’association entre activité langagière et non-langagière, l’interprète d’une pièce12met en lumière l’ordonnancement de la forme de vie humaine (ou bien, mais cela revient au même, l’ordonnancement de l’usage de la vie par des animaux humains). Ce sont des renseignements précieux sur un passage crucial de l’anthropogénèse. Énoncés qui s’insèrent difficilement dans la séquence de gestes et de mouvements, entreprises non verbales qui peinent à s’intégrer dans ce qu’on dit : tout laisse à penser que cette double difficulté a marqué pour une longue période le processus de formation de notre espèce. L’acteur qui entrevoit dans la parole un obstacle à l’action, ou dans l’action un affaiblissement de la parole, reproduit dans des proportions lilliputiennes le training évolutif de l’animal bavard.

Dans les vingt dernières années de sa vie, Ludwig Wittgenstein n’a jamais détourné l’attention du nœud inextricable qui lie ensemble parler et agir, sémantique et mobilité corporelle. Son champ d’investigation coïncide dans une large mesure avec les problèmes qu’affrontent comédiens et metteurs en scène durant la préparation d’un spectacle. Wittgenstein aussi, comme les gens de théâtre, reconstitue analytiquement la combinaison des énoncés et des gestes à travers une myriade d’expériences, ou mieux, d’épreuves. Il se demande, par exemple, comment il faut imaginer la scène, simple en apparence seulement, d’un ouvrier du bâtiment qui ordonne à son aide de lui passer une dalle (cf Wittgenstein 1953, § 2) ; ou quelles sont les manifestations verbales et physionomiques du doute, de l’attente, de la douleur. Il appelle Sprachspiele ces épreuves expérimentales. Le terme allemand est rendu en italien par « giochi linguistici »13. Je propose une traduction différente : recite linguistiche [jeux de scène langagiers]. La variante est légitime, parce que le verbe spielen (comme l’anglais to play) signifie aussi bien jouer que recitare [jouer une pièce de théâtre] et suonare [jouer d’un instrument de musique]14. Mais la traduction alternative présente aussi quelque avantage d’un point de vue strictement théorique. En principe, un jeu [gioco] peut être uniquement verbal15 ; un jeu de scène [recita], jamais. Un jeu [gioco] exécuté avec les mots se limite à présupposer certaines pratiques non langagières ; le jeu de scène [recita], au contraire, met explicitement en question l’intersection entre ces pratiques et les discours, attestant leur communauté indéfectible. Un jeu [gioco] (mettons, énumérer les couleurs que nous connaissons) se détache sur la toile de fond d’une forme de vie (celle des peintres ou des marchands de fleurs) ; le jeu de scène [recita] englobe en lui-même cette toile de fond, la rend apparente, en fait une figure en haut-relief (on énumère les couleurs en même temps qu’on donne les dernières retouches à une toile ou qu’on assemble un bouquet de fleurs).

Ni les jeux de scène langagiers de Wittgenstein ni les représentations théâtrales ne concèdent quoi que ce soit à l’invisible. L’intériorité psychologique n’y exerce aucune fonction. Ce qui se passe sur la scène, à savoir les renvois réciproques entre discours et actions, est suffisant pour rendre compte des sentiments, pensées, intentions, désirs, hypocrisies, peines, hésitations. Le spectateur n’a jamais besoin de supposer l’influence d’états mentaux occultes pour comprendre la conduite d’Hamlet ou de la belle aubergiste goldonienne. Wittgenstein révèle une authentique vocation théâtrale quand il écrit (1967, § 225) : « On voit l’émotion »16. Celui qui saisit la joie ou la colère d’une personne, ne remonte sûrement pas du visage souriant ou menaçant à un processus psychique situé en arrière : la physionomie particulière du visage offre un portrait exhaustif de l’émotion, ou mieux, il est cette émotion. L’acteur connaît les émotions éprouvées par le personnage qu’il interprète dans la mesure précise où il est capable de les représenter aux spectateurs. Wittgenstein étend cette clause, centrale au théâtre, à tout animal humain. Pour lui, un homme en proie à la tristesse ou à la surprise ne sait rien de plus du sentiment qui l’étreint, que ce qu’il peut communiquer à un ami par un mélange bien dosé de paroles et d’actions : « Il n’est rien que je me présente à moi-même autrement que je ne le présente à autrui » (ibid. § 665). Convoquer des états mentaux non observables pour expliquer le sens des énoncés et les motivations des comportements silencieux devient nécessaire si, et seulement si, on sépare indûment les énoncés des comportements. Dans le champ théâtral : si, et seulement si, les deux phases préparatoires d’un spectacle – mouvements scéniques sans répliques et puis, à l’inverse, répliques sans mouvements scéniques – ne sont pas surmontées par le mélange restauré du dire et du faire. Il revient à l’enchevêtrement évident des activités langagières et non-langagières de mettre en lumière les résultats singuliers des unes et des autres. Les gestes éclairent les mots, les mots illustrent les gestes : « Nous expliquerons les mots par un geste, et un geste par des mots.» (ibid., § 227)17. L’invisible est le piètre lot de consolation pour ceux qui ignorent ou méconnaissent le visible.

On sait que Stanislavski imposait aux comédiens de répéter des dizaines de fois « bonsoir », en conférant des nuances sémantiques et pragmatiques toujours différentes à cette formule de salutation dépouillée. On sait aussi que, pour Wittgenstein, la même demande, la même prière, le même compte rendu d’un fait prend les significations les plus variées au sein des innombrables jeux de scène langagiers [recite linguistiche] auxquels nous participons comme protagonistes ou comparses. Les instructions qu’un metteur en scène donne à l’acteur sur la façon d’interpréter le chagrin d’Othello après l’assassinat de Desdémone, ou l’euphorie du séducteur pour un « oui » lâché du cœur, ne sont rien d’autres que Sprachspiele wittgensteiniens : c’est-à-dire qu’elles concernent la jointure mobile entre mots et gestes. Et vice versa : pour décrire les Sprachspiele concernant le doute, l’attente, la douleur, Wittgenstein donne des indications sténographiques, mais pas floues, à un comédien hypothétique. Ses jeux de scène langagiers [recite linguistiche] sont, en réalité, des notes de régie.

Titre original : L’uso della vita Traduction française Jean-Christophe Weber

Références bibliographiques

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en français sous la direction de M. Raulx, Tome IV, p. 1-87. Bar-Le-Duc, 1866 ; édition numérique par abbaye-saint-benoit.ch

Emile Benveniste, (1946), Structure des relations de personne dans le verbe, in Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, Paris, 1966, p. 225-57

Bertolt Brecht, (1940), Neue Technik der Schauspielkunst, trad. fr. Description succincte d’une nouvelle technique d’art dramatique produisant un effet de distanciation, in Id.,
L’art du comédien, L’Arche, Paris 1999, p. 128-147

Bertolt Brecht, (1948), Kleines Organon für das Theater, trad.fr. Petit organon pour le théâtre, L’Arche, Paris, 2013

Stanley Cavell, (1979), The Claim of Reason. : Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy, trad. fr. Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Seuil, Paris, 1996

Michel Foucault, (1988), Technologies of the self, in L. Martin, H. Gutman, and P. Hutton, eds., Technologies of the self :
a seminar with Michel Foucault, University of Massachusetts Press, Amherst : p. 16-49. http://foucault.info/documents/ foucault.technologiesofself.en.htm

Michel Foucault, (2001), L’herméneutique du sujet.
Cours au Collège de France 1981-1982, Éditions des Hautes Etudes/Gallimard/Seuil, Paris

Konstantin S. Stanislavskij, (1957), Rabota aktera nad rol’ju, trad. it. Il lavoro dell’attore sul personaggio, Laterza, Roma-Bari 1993 [livre non traduit en français]

Ludwig Wittgenstein, (1953), Philosophische Untersuchungen, trad. fr. Recherches philosophiques, Gallimard, Paris, 2004

Ludwig Wittgenstein, (1967), Zettelt, trad.fr. Fiches, Gallimard, Paris, 2008

Ludwig Wittgenstein, (1969), Philosophische Grammatik, trad. fr. Grammaire philosophique, Gallimard/folio, Paris, 1980

 

1 Do the Right Thing, 1989.

2 En italien, gioco e recitazione. Recitazione est le jeu de scène de l’acteur. Voir chapitre 12.

3 Nous avons traduit cura di sé par souci de soi et non par soin de soi, en référence à Foucault. Epimeleia englobe à la fois le soin et le souci.

4 Formulation qui reprend les mots de Benveniste.

5 Au sens d’un coup de jeu, aux échecs par exemple.

6 Aptitude à l’utilisation, utilité, usabilité.

7 En anglais dans le texte.

8 En français dans le texte.

9 Nous traduisons ainsi recitazione, en raison du développement ultérieur sur gioco/recitazione.

10 En allemand dans le texte.

11 « Perturbante » est la traduction classique de l’Unheimliche freudien vers l’italien.

12 En français dans le texte.

13 Et en français par « jeux de langage ».

14 Le français offre les mêmes possibilités que l’allemand ou l’anglais, alors qu’en italien, gioco ne s’emploie pas pour les acteurs ou les musiciens.

15 Le jeu de mots = gioco di parole.

16 « Man sieht Gemütsbewegung ».

17 Cette phrase ne figure pas dans l’édition Gallimard du § 227 qui se termine ainsi : « Aussi, lorsque nous cherchons ce en quoi consiste la compréhension véritable sommes-nous renvoyés des gestes aux mots et des mots aux gestes.» La phrase citée par P. Virno figure à la suite dans l’édition anglaise des Collected Papers.