Icônes 46

Making Do and Getting By

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Richard Wentworth répond souvent à une question par une question. À l’instar de son œuvre qui invite à poser un regard nouveau sur notre environnement quotidien, sa stratégie discursive ne cesse de reposer les choses. À propos de sa pratique et de la façon dont il se définit, Wentworth explique : « Si l’on considère que je suis artiste quelle forme prend mon travail ? Comment le définir ? Je ne produis pas beaucoup, je ne fabrique pas beaucoup d’objets par exemple. Je vis dans une sorte d’agitation ou de tumulte permanent, non pas que je sois perturbé ou embrouillé, mais disons que je me place et que j’évolue dans des interstices[1]. » C’est effectivement dans des entre-deux, dans de petits espaces laissés vides entre les parties d’un tout, de la ville, que l’œuvre de Wentworth s’écrit et s’inscrit.

Depuis les années 1970, il arpente et photographie un territoire essentiellement urbain, la ville et ses périphéries (Londres, Paris, Berlin, Francfort, Jérusalem, San Francisco…), qui alimente entre autres Making Do and Getting By, une série ouverte, en cours depuis 1972 et dont une sélection a ici été reproduite. Les photographies sont simplement indexées par lieu et année. Elles forment ainsi une archive dont le classement basique, voire minimum, décrit autant un territoire qu’un espace-temps fictif. Ces images sont-elles des œuvres, des documents qui nourrissent sa pratique artistique ou les deux ? Peu importe. Wentworth affirme qu’elles ne lui appartiennent pas, que ce ne sont pas ses images mais des images et qu’elles n’ont pas forcément pour but d’être diffusées ni distribuées. Certaines sont imprimées, encadrées, exposées dans des galeries, des institutions ou chez des collectionneurs, d’autres, peut-être les mêmes, servent d’outils didactiques pour des conférences ou pour le cours de sculpture qu’il dispense au Royal College of Art. Wentworth n’enseigne pas la sculpture en partant de l’étude des matériaux, mais en amorçant des conversations et discussions informelles grâce à ces photographies.

Making Do and Getting By constitue une cartographie mentale que l’artiste traverse de mémoire via des anecdotes, des émotions et de nombreuses digressions. Il les identifie chacune parce qu’il les localise « culturellement » et surtout parce qu’il est capable de les replacer dans son « propre temps émotionnel ». La photographie joue ainsi le rôle de médiateur ou de déclencheur, « comme les blessures ou les cicatrices d’un corps, ce sont des marques précises qui rappellent des situations émotionnelles. » Wentworth recompose donc des parcours virtuels, qui se superposent a posteriori à son exploration réelle de la ville.

Ces clichés font partie intégrante d’une œuvre qui n’appartient pas tant à la photographie qu’au champ élargi de la sculpture. À la fin des années 1960, Wentworth côtoie Hamish Fulton et Richard Long avec qui il partage cette fascination pour la balade, la déambulation comme impulsion humaine ou élan naturel. L’artiste en explorateur du territoire rapporte la sculpture en image, sans déplacer ni forcément produire d’objet. La photographie enregistre, mais surtout elle maintient à distance, elle offre la possibilité d’un rapport distancié avec le mythe du geste créateur autant qu’elle attire l’attention sur le contenu même de l’image, sur la poésie de ces formes anonymes. C’est dans l’espace entre l’image et le spectateur qu’une énergie, une forme de « vitalité humaine[2] » se ressent, et ce, paradoxalement par l’absence systématique de figure humaine.

Making Do and Getting By évoque le surréalisme et les inventaires à la Prévert. Elles sont à lire en parallèle ou dans le prolongement de ses sculptures qui se composent d’objets du quotidien, d’objets trouvés ou de ready-made refusant ainsi toute monumentalité. Wentworth donne à voir des gestes instinctifs ou des réflexes anonymes qui détournent l’usage de certains objets. Ces photographies de fragments, telles des excroissances anarchiques, folkloriques, pittoresques et éphémères, mettent à l’épreuve le concept de « ville opératoire » et de son discours utopiste tel qu’il a été décrit par Michel De Certeau dans L’invention du Quotidien. L’artiste nous livre le pendant de cette « organisation rationnelle [qu’est la ville et qui] doit refouler toutes les pollutions physiques, mentales et politiques qui la compromettraient. » L’artiste est le passeur de ces « tactiques des usagers qui rusent avec les “occasions” et qui, par ces évènements-pièges, lapsus de la visibilité, réintroduisent partout les opacités de l’histoire[3]. » Il transmet ce façonnage de l’espace et nous offre à rebours les traces de la résistance contre « la substitution d’un non-temps, ou d’un temps synchronique[4] » instauré par le concept de ville.

En outre, l’art de Wentworth rend visible et remet en scène ce moment et ces micro-espaces dans lesquels le processus impersonnel de la consommation et des médias de masse entre en collision avec notre sens de l’individualité, dans toute sa fragilité, son inventivité et son irrationalité.