Majeure 49. Transmigrants

Migrations et transmigrations dans la diaspora entrepreneuriale chinoise

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Les transmigrations sont caractéristiques des diasporas[1]. Car les réseaux migratoires entre les établissements de la diaspora ainsi qu’avec le pays d’origine y perdurent toujours d’une manière ou d’une autre, qu’ils soient actifs, réactivés ou « dormants ». Ils constituent des canaux de circulation, créent des opportunités migratoires, désignent des destinations et ouvrent des routes vers des univers pensés comme familiers puisque supposés habités par des mêmes. Ils permettent la traversée de plusieurs nations où les différents pôles d’installation de la diaspora constituent étapes ou destinations finales. Mais plus que tout, leur existence, connue de tous, offre l’opportunité de s’établir dans un autre lieu, ouvre la porte vers des ailleurs migratoires de substitution au cas où la situation ici deviendrait difficile ou que l’on souhaiterait changer d’horizon. Ils garantissent un billet de voyage qui reste toujours présent dans le portefeuille d’opportunités des candidats au départ. La transmigration est dans les têtes avant de mouvoir les corps.

Les transmigrations peuvent prendre une forme particulière lorsqu’elles concernent des personnes nées dans un établissement de la diaspora où leurs ascendants sont installés, et qui le quittent pour un autre établissement. Ces transmigrations « intergénérationnelles » font rarement l’objet de descriptions alors qu’elles sont plus importantes qu’il n’y paraît au sein des diasporas (y compris chinoise voir infra). Ces transmigrations, lorsqu’on les observe en un lieu donné, ont pour effet de caractériser la diaspora concernée moins par l’homogénéité de son origine imaginaire que par la diversité de ses origines. Est ainsi créé au sein des diasporas un cosmopolitisme interne que n’importe quel passant curieux peut observer dans les quartiers de Paris, qu’ils soient chinois, juif, indien, juif, africain…

Une diaspora « entrepreneuriale »

Au début des années 1980, on estimait à une vingtaine de millions le nombre de Chinois d’outre-mer, la plupart localisés en Asie du Sud-Est. Puis jusqu’en 2000, le nombre annuel de migrants est passé de 57 000 à 757 000 selon Pékin. On évalue entre 35 et 40 millions les effectifs actuels de cette diaspora, soit un quasi doublement en une trentaine d’années.

Les migrations chinoises contemporaines s’inscrivent dans un processus amorcé au milieu du XIXe siècle qui prolongeait lui-même un mouvement plus ancien. Les migrations commerçantes outremer des siècles précédents avaient créé dans les archipels de l’Asie du Sud-Est de nombreux comptoirs lorsque s’est amorcée une migration de millions de personnes dans le dernier quart du XIXe siècle. La migration des coolies[2] qui englobait également le coolie trade, – la traite des coolies[3] – a conduit des ouvriers agricoles sans emploi et des paysans ruinés par une profonde crise économique et politique (guerres de l’opium, révolte des Taiping, déliquescence de la dynastie Qing) à émigrer vers les colonies européennes du Sud-Est asiatique, les îles sucrières des Caraïbes, du Pacifique et de l’océan indien, l’Amérique du nord pour la construction des chemins de fer, l’Amérique latine des plantations et du guano ou encore les mines d’Afrique du Sud. Ces prolétaires partaient plusieurs années avec un contrat de travail misérable qui, en principe, garantissait leur retour en Chine, même si nombreux étaient ceux qui sont demeurés sur place. Parallèlement se sont développées des migrations spontanées. Des marchands et des travailleurs libres qui rejoignaient les établissements de leurs compatriotes. Au début du XXe siècle, on estimait à huit ou dix millions le nombre de Chinois d’outre-mer. Durant les décennies suivantes les réseaux migratoires se sont renforcés entre les aires d’origines et les principaux pôles d’installation, mais aussi entre ces différents établissements.

Ces relations migratoires, économiques, informationnelles mais aussi affectives et émotionnelles à l’échelle locale, nationale et internationale circonscrivent une entité sociale dont l’unité est donnée par la croyance subjective des personnes en une origine commune – la Chine –, la base d’une identité ethnique au sens de Max Weber. Les Chinois d’outre-mer constituent une diaspora chinoise caractérisée sur le plan morphologique par la multipolarisation de la migration et l’interpolarité des relations. Multipolarité de la migration et interpolarité des relations façonnent chez les individus et les communautés locales qu’ils constituent des sentiments d’appartenance multiples articulant deux loyautés et fidélités. D’une part aux « pays d’origine », la Chine pour les migrants contemporains, une Chine plus ou moins mythique pour leurs descendants, le pays de naissance pour les migrants nés dans un autre établissement que celui où ils vivent. De l’autre au pays d’installation qui se traduit souvent par l’acquisition de la nationalité de ce pays, ainsi qu’une appartenance et une loyauté à la diaspora, entité pensée comme corps social unifié par l’origine supposée commune de ses membres. Cette ethnicité multidimensionnelle organise le fonctionnement local et transnational de la diaspora. Celle-ci s’entretient de son propre mouvement à travers les réseaux qu’elle dessine et qui constituent de véritables ressources migratoires, facilitant la mobilité des personnes, traçant des canaux de circulation, fixant les destinations, fournissant des moyens de circulation et d’installation. La diaspora acquiert ainsi sa propre autonomie migratoire : en tant que structure prédisposant à la migration, elle génère de la mobilité qui alimente son mouvement. Le cadre diasporique configure ainsi fortement les migrations et transmigrations contemporaines.

Le qualificatif d’entrepreneurial signifie que ce sont principalement les entreprises qui assurent la reproduction de la diaspora en tant que corps social. Cela ne signifie pas que les individus soient en majorité entrepreneurs, mais cette diaspora entrepreneuriale joue un rôle central sur le plan de l’emploi mais aussi sur celui de la reproduction identitaire en fournissant les services et les produits qui la favorisent. De plus, l’entreprenariat est aussi l’objectif et l’horizon social le plus largement partagé.

Prolétaires et entrepreneurs, des statuts incertains

Les salariés des entreprises chinoises d’outre-mer sont des prolétaires dont l’objectif est toutefois de sortir de cette condition pour acquérir les moyens de s’établir comme entrepreneurs. Ils considèrent leur situation comme transitoire. Les passages du statut de prolétaire à celui d’entrepreneur sont courants de la part des travailleurs des ateliers, commerces ou restaurants et il n’est pas exceptionnel de trouver aussi parmi eux un entrepreneur ayant fait faillite. Ils peuvent fréquemment observer la création de petites entreprises qui les confortent dans leur espoir de créer la leur. Le modèle de l’entrepreneur a une telle présence dans les esprits que j’ai pu dans les années 1990 observer dans des ateliers de confection que nombre de salariés préféraient le salaire aux pièces à la rémunération horaire. Alors que l’on estime généralement la seconde forme de rémunération comme un progrès social par rapport à la première, ils considéraient que le salaire aux pièces valorisait leur capacité personnelle de production, le salaire horaire n’étant qu’une rétribution collective masquant les talents individuels. Selon eux, cela leur laissait aussi plus de liberté pour ne pas venir travailler tel ou tel jour ou, à l’inverse, d’être là plus fréquemment pour augmenter leurs revenus. Ils estimaient aussi avoir la liberté de changer d’employeur quand ils jugeaient que le prix offert pour leur labeur était insuffisant. Soit la prégnance d’une idée commerçante du travail : l’individu se voit comme le marchand de sa force de travail à un acheteur, un client. Réciproquement, l’acheteur se perçoit comme un client qui recherche ce bien pour réaliser son activité. Dans cette conception, la force de travail est un produit dont le vendeur et l’acheteur seraient dans une relation d’égalité : l’un étant possesseur de ce que l’autre recherche, ce dernier payant ce que le premier souhaite monnayer. La frontière est donc doublement poreuse du point de vue des acteurs auxquels il paraît facile de passer d’un statut à un autre. Cette perméabilité de la frontière entre prolétaires et commerçants concerne aussi d’autres migrations d’après les travaux actuels. Le commerce fait partie du répertoire d’activités de nombreux migrants, ouvriers des serres agricoles espagnoles et intermédiaires dans des transactions commerciales, terrassiers de chantiers et distributeurs de produits les plus divers, etc[4]. La migration est avant tout une entreprise : une entreprise migratoire qui requiert les capacités d’un « entrepreneur », le statut de prolétaire n’étant qu’une situation provisoire.

Un marché ethnique du travail, local et transnational

Ces deux figures se combinent dans le partage d’une idéologie commune qui tient dans une volonté de mobilité sociale, fondement de la migration, la mobilité géographique est le vecteur permettant sa réalisation. Concrètement et à l’échelle individuelle, elles s’agencent sur un « marché ethnique du travail » où l’ajustement entre l’offre et la demande se fait sur la base de la prévalence de l’appartenance ethnique dans le choix des partenaires économiques. Cela se traduit par le fait que les salariés chinois travaillent majoritairement dans des entreprises tenues par des compatriotes et que ces entrepreneurs emploient majoritairement des travailleurs chinois. Comparés à la situation générale du marché du travail, les conditions de travail y sont difficiles, les salaires faibles, l’emploi précaire et les perspectives de promotion quasiment nulles du fait qu’il s’agit de petites entreprises. Pourtant Cattelain, Poisson, Moussaoui (2002) et Zhou (1992) ont montré que peu de salariés quittent le marché ethnique pour le marché général. Les raisons habituellement avancées sont le peu d’emplois disponibles sur le marché général, la mauvaise pratique de la langue du pays et l’absence de documents de séjour. Une autre raison pourtant centrale mais rarement analysée comme telle tient au fait que rester sur le marché ethnique du travail leur permet de rester dans un système de relations sociales (informations, tontines, opportunités économiques…) qu’ils pensent pouvoir utiliser pour créer le moment venu leur entreprise. L’espoir unanimement partagé de devenir à leur tour entrepreneurs les aide à endurer la situation. Certains d’entre eux y parviennent et entretiennent l’espoir des autres. Dès lors, sortir du marché ethnique du travail revient à rompre avec les liens forts qu’offrent ces réseaux sociaux, et à abandonner tout projet de promotion sociale pour un horizon définitivement prolétaire.

Le dispositif économique

À une échelle plus large, les migrations chinoises ont donné naissance dans la plupart des pays d’installation à un dispositif économique constitué de petites entreprises commerciales ou artisanales articulées entre elles à l’échelle locale sur les plans de l’approvisionnement, du financement ou de la main-d’œuvre. Elles forment ainsi des sortes de clusters économiques locaux, eux-mêmes souvent liés les uns aux autres à l’échelle internationale. On observe une cohérence économique, sociale et idéologique, du niveau local à l’échelle globale, qui contribue à unifier fonctionnellement les composantes individuelles et collectives de ladite diaspora.

Cette organisation en diaspora entreprenariale a des effets importants sur les migrations contemporaines qui répondent plus à la demande de main-d’œuvre de ces entreprises qu’à celle offerte par le marché général du travail de chacun des pays d’installation concernés. La multiplication du nombre des établissements tenus par des compatriotes encourage une immigration qui contribue à leur développement et qui en retour renforce la demande de travail, et par voie de conséquence les migrations lorsque celle-ci ne trouve pas sa réponse localement.

Migrations et transmigrations dans la diaspora

Durant la seconde moitié du XXe siècle, les migrations chinoises se sont transformées en termes de forme, de flux, de destinations et de composition sociale. La principale modification tient en la reprise des migrations au départ de la Chine depuis la libéralisation des conditions d’émigration à partir de 1985. Elle reflète également les mutations sociales et économiques profondes de la Chine dans différents domaines : restructurations industrielles, élévation du niveau d’éducation, augmentation de la production de biens de consommation, multiplication du nombre de petits entrepreneurs. D’un autre côté, on sait que le contexte migratoire mondial se caractérise par une pression migratoire croissante dans les pays de départ dont l’augmentation du nombre de migrants internationaux est une expression[5], et par un durcissement des politiques migratoires des pays de destination. Ces dernières mesures de plus en plus restrictives d’entrée et le séjour des étrangers et la mise en place de systèmes de contrôles et de surveillance sont sans équivalent dans le passé en dehors du rideau de fer soviétique. L’externalisation des politiques d’asile et d’immigration se traduit par une délocalisation des contrôles aux frontières dans les pays de transit et/ou d’émigration (Clochard, 2007), repoussant ainsi toujours plus en amont les frontières migratoires. Cette situation affecte les migrations chinoises en les rendant beaucoup plus risquées et d’un coût élevé (Gao et Poisson, 2005).

Les nouveaux établissements de la diaspora

Si l’Asie du Sud-Est accueille les trois quarts des Chinois d’outre-mer (28 à 30 millions de personnes), les migrations entre les différents pôles d’installation ou directement originaires de Chine s’orientent de plus en plus vers les pays économiquement développés. En une quinzaine d’années, du début des années 1990 au milieu des années 2000, elles ont augmenté de 4,3 millions vers les États-Unis, le Canada, l’Europe et l’Australie. De nouvelles destinations sont apparues telles que les pays d’Europe centrale ou orientale (Roulleau-Berger, 2007), la Sibérie orientale où plusieurs centaines de milliers de paysans chinois ont repris les terres délaissées par leurs prédécesseurs soviétiques (Saveliev, 2007), l’Asie centrale, et plus récemment l’Afrique et l’Amérique latine.

On note une diversification des aires d’origine. Aux provinces méridionales de la Chine du Guangdong, du Fujian et du Zhejiang s’ajoutent depuis les années 1990 d’autres régions (notamment du Dongbei, Nord-Est de la Chine) et des grandes concentrations urbaines.

L’émigration d’étudiants et de personnes qualifiées ou très qualifiées est également un phénomène nouveau en relation avec l’élévation du niveau d’éducation dans le pays. Les migrations temporaires de 815 000 étudiants de 1985 à 2004 se sont transformées pour les trois quarts d’entre eux (Wang, Wong et Sun, 2006).

Transmigrations

Les transmigrations chinoises sont des migrations qui se réalisent principalement entre les différents pôles d’implantation de la diaspora et donc structurées par le cadre diasporique. Durant le dernier quart du XIXe siècle et le premier XXe siècle, les réseaux migratoires se sont renforcés entre les aires d’origines et les principaux pôles d’installation mais aussi entre ces différents établissements. Ensuite, les migrations des réfugiés d’origine chinoise des années 1970 et 1980 depuis le Vietnam, le Laos et le Cambodge vers les autres pays d’Asie du Sud-Est et les pays occidentaux ont concerné environ deux millions de personnes. Exception faite de l’Indonésie de la fin des années 1990, les migrations interpolaires plus récentes ne se font plus dans des conditions aussi dramatiques et se dirigent vers d’autres pays d’Asie du Sud-Est. L’intégration économique progressive de cette région au travers de l’ASEAN a banalisé les migrations et la circulation entre les différents pays des personnels qualifiés, cadres d’entreprises mais aussi commerçants et travailleurs (Ong, Chan et Chew, 1995)[6]. Les autres destinations sont le monde occidental au sens large.

Un indice de ces migrations interpolaires est la variété des origines nationales des Chinois d’outre-mer dans un même pays. À la fin des années 1990 on en trouvait en France plus d’une vingtaine et aux États-Unis près d’une cinquantaine. Aujourd’hui, les migrations entre les différents établissements de la diaspora sont moins nombreuses que les migrations en provenance de Chine continentale mais leur persistance manifeste la permanence du processus diasporique. Cette diversité des origines géographiques nationales de la migration chinoise est l’expression d’un cosmopolitisme interne à la diaspora au contraire d’une vue souvent monolithique. Or, la vie quotidienne est fréquemment marquée par cette confrontation constante des Chinois d’outre-mer à un cosmopolitisme qui est en quelque sorte intérieur à leur groupe. Il est à noter également que ce cosmopolitisme interne se retrouve dans toutes les grandes diasporas.

Persistance des migrations prolétaires

Les coolies ont constitué les premières migrations prolétaires de masse pour répondre avant tout à une demande de main-d’œuvre des économies coloniales dans les plantations et les mines, ou des pays neufs. Mais à la différence des situations antérieures, les migrations prolétaires contemporaines correspondent à une demande de main-d’œuvre qui émane des innombrables entreprises de la diaspora ou de grandes compagnies nationales chinoises travaillant à l’étranger.

Les migrations de travail vers la diaspora entreprenariale pour trouver un emploi salarié dans les entreprises de leurs compatriotes restent numériquement les plus importantes, mais à travers le durcissement des politiques migratoires des pays de destination, elles prennent des formes clandestines (Gao, 2004). Les réseaux migratoires historiques très actifs au départ des provinces méridionales s’élargissent à des zones sans tradition migratoire comme le Dongbei. Cette migration constitue la main-d’œuvre des ateliers de confection, de la petite industrie alimentaire, des restaurants et autres entreprises de la diaspora. Mais le marasme économique qui affecte depuis le début des années 2000 les entreprises de la diaspora, notamment dans les pays occidentaux, conduisent les migrants ou transmigrants à se diriger vers des activités comme celles « d’hommes-chariots » (personnes, hommes ou femmes qui fouillent les poubelles à la recherche d’objets susceptibles d’être revendus sur les marchés aux puces qu’elles transportent dans des chariots de supermarchés) ou de vendeurs ou vendeuses de rue de menues marchandises. Ils s’éloignent d’un marché ethnique du travail qui ne peut pas les absorber, réduisant ainsi leurs opportunités de mobilité sociale. D’apparition récente, ces hommes-chariots et vendeuses ou vendeurs à la sauvette ont constitué des réseaux pour le logement et le partage des places de collecte et de vente, susceptibles d’être mobilisés pour des activités plus lucratives.

Une nouvelle forme de migration de main-d’œuvre s’est aussi développée depuis les années 1990 : les migrations de travail temporaires et contractuelles pour le compte de grandes entreprises chinoises travaillant à l’étranger dans le cadre de grands chantiers internationaux de travaux publics et d’équipement. Des agences chinoises vendent cette force de travail à des entreprises de pays demandeurs de main-d’œuvre dans le cadre d’accords bilatéraux, au Proche et Moyen Orient et en Asie du Sud-Est et dans une moindre mesure en Afrique (80 000) et en Amérique latine (18 000). L’ensemble de ces migrations ont touché près de 600 000 personnes en 2004, elles sont en forte augmentation mais restent modestes au total relativement aux effectifs de la diaspora et aux autres flux ces migrations.

À côté de cette migration associée aux grands chantiers de travaux publics, on trouve une migration prolétaire de transit « classique » plus ou moins spontanée car non contractuelle vers les pays aux économies développées de préférence. Le durcissement des politiques migratoires de ces pays favorise alors l’Afrique subsaharienne nettement plus ouverte et donc moins onéreuse pour les transmigrants qui s’y s’installent momentanément en attendant les opportunités de partir vers l’Europe. D’où le caractère de transit de cette migration. À ma connaissance, ces migrants en transit n’ont fait l’objet d’aucune étude. Des entretiens avec différents informateurs résidant dans ces pays en donnent néanmoins quelques caractéristiques. Des origines géographiques très variées correspondant à celles déjà évoquées, une situation légale précaire avec généralement des entrées touristiques ou avec un visa d’affaires dont la durée est dépassée (trois à six mois selon les pays). Ils risquent donc l’expulsion et une partie d’entre eux se déclarent commerçants ou salariés d’une entreprise appartenant à un compatriote pour régulariser leur situation. Soit des conditions de vie pénibles compte tenu de la difficulté à trouver un emploi sur place. Manœuvres ou aides vendeurs chez des commerçants chinois établis, ils sont aussi vendeurs de rue des produits que leur fournissent leurs compatriotes ou encore, comme au Cameroun, vendeurs de beignets qui concurrencent alors les camerounaises dont c’est l’activité traditionnelle. Il semble que quelques-uns de ces migrants en transit arrivent au bout du compte à s’établir légalement dans ces pays comme marchands ou petits entrepreneurs du bâtiment ou de la réparation automobile.

Migrations et transmigrations commerçantes

Durant la dernière décennie, une autre migration a pris de l’importance, révélatrice des changements intervenus en Chine et liée à deux phénomènes : le développement de la production de biens de consommation destinés à l’exportation et l’accroissement du nombre de petits entrepreneurs. Une partie d’entre eux a émigré et distribue la production de « l’atelier du monde » qu’est devenue maintenant la Chine en confection, textile, cycle, outillage, électroménager, électronique, informatique… Ces commerçants diffèrent de leurs homologues établis depuis plus longtemps du fait qu’ils immigrent souvent avec les fonds nécessaires à leur établissement alors que c’est dans le pays d’installation que les autres ont constitué leur capital selon un processus bien connu d’économies personnelles, système de tontines… Cette migration commerçante chinoise se trouve maintenant dans toutes les parties du monde, globalement dans les mêmes pays que ceux énumérés plus haut. Elle se traduit fréquemment par l’ouverture de centres de distribution de gros pour l’approvisionnement des détaillants, qu’ils soient chinois ou autochtones, constituant ainsi des sortes de comptoirs commerciaux, des « emporiums ». Dans la région parisienne, plusieurs centaines de grossistes importateurs se sont établis depuis le début des années 2000 dans le 11e arrondissement, le Sentier et plus encore dans les entrepôts d’Aubervilliers avec l’ouverture de centres commerciaux de 170 boutiques en 2006. On trouve le même cas de figure en Italie, notamment à Naples où un centre de distribution en gros a été construit, le Cinamercato, et accueille plusieurs centaines de commerçants (Schmoll, 2004) ou encore à Budapest ou « l’Asia Centre » joue le rôle de plaque de redistribution à l’échelle de l’Europe centrale (Nyiri, 2007). On observe le même schéma d’installation en Afrique. « China city » à Johannesburg rassemble plusieurs centaines de commerçants et en approvisionne dans tout le pays, au Botswana, Zimbabwe, Angola et même Nigeria et Ghana. Au Maroc, le marché de Derb Omar à Casablanca remplit à une échelle plus réduite les mêmes fonctions, plusieurs dizaines de commerçants grossistes approvisionnant les détaillants locaux. On trouve le même cas de figure au Ghana avec le marché de Makola à Accra, au Cameroun à Yaoundé et à Douala ou encore à Lomé au Togo. Au Sénégal il n’y a pas de véritable marché de gros mais les commerçants chinois sont localisés dans un même quartier de Dakar où ils sont souvent à la fois grossistes et détaillants. Tous ces commerçants n’envisagent pas de rester plus de quelques années et comptent repartir ensuite pour la Chine ou un autre continent. Certains d’entre eux ont fait des étapes dans des pays où est déjà établie la diaspora comme la France, l’Italie ou l’Espagne.

En conclusion, les liens notamment commerciaux et migratoires avec la Chine se développent rapidement et contribuent aussi d’un autre côté au renforcement de la diaspora chinoise en augmentant son poids démographique et économique. De sorte que la volonté des pouvoirs centraux, qui se sont succédés depuis qu’elle existe, de la contrôler est bien loin de se réaliser. La diaspora chinoise continue de se conserver comme entité autonome vivant pour elle-même et comme corps social visant une homogénéité constamment remise en cause par le mouvement même qui la constitue.