À chacun son écoute
et les oiseaux pour tous.
C’est au moment où des drones se mettent à parler dans la rue qu’on s’émeut de la présence accrue des chants d’oiseaux dans la ville. Chantent-ils plus fort ? Les écoutons-nous plus quand nous sommes confinés ? Hypothèses :
D’abord, les oiseaux chantent plus fort parce qu’ils ne s’adressent plus les uns aux autres, mais se soucient désormais uniquement des humains confinés. Certes, mais, dans cette hypothèse, de quoi ce souci est-il le souci ? (Rachel Carson, Printemps silencieux) Soit les oiseaux, pensant qu’on est confiné rien que pour ne plus les écouter, multiplient leurs efforts pour nous reconquérir (en plus de subir les drones qui se mettent à parler comme leurs nouveaux rivaux). Soit, on suppose que c’était par délicatesse philanthropique d’avant-Covid qu’ils chantaient moins forts quand nous étions non-confinés, ce qui expliquerait que, depuis que les humains ont déserté le dehors, ils s’en donnent à cœur joie (Alain Corbin, Histoire du silence). Mais cette dernière sous-hypothèse est invalidée par les ornithologues qui ont souligné depuis longtemps que les oiseaux des villes chantent plus forts pour couvrir les bruits urbains.
D’où une troisième piste : les oiseaux ne sont ni paranoïaques, ni philanthropes, mais belliqueux. Et selon leur bonne vieille vision guerrière, ils chantent plus fort pour attester leur victoire sur nous. De ce point de vue, la nature reprendrait moins ses droits, qu’elle réinventerait ses devoirs jusqu’à nous sommer de prêter l’oreille aux oiseaux qui, derrière les brailleurs, sifflotent moins franchement (Vinciane Despret, Habiter en oiseau). Nous devons par exemple écouter l’oiseau qui, en chien de faïence, a bien observé les drones et compris que la guerre avait changé de nature : on est passé, se dit-il, du duel avec bombardements à la chasse à l’homme bourdonnante (Grégoire Chamayou, Théorie du drone), et le voilà, telle la Cigale, à prendre honte de son chant qui le ferait passer pour un guerrier old school. S’il sous-performe, ce n’est pas pour ne pas déranger les humains, mais pour amplifier leur dépendance chaque fois davantage. En rupture avec la théorie des signaux honnêtes (ils chantent bien parce qu’ils ont réussi leur conquête dans la sélection naturelle), l’hypothèse de l’oiseau stratège ouvre bien d’autres nuances : du plus pervers (qui fait de la surenchère dans le pianissimo et n’est même plus audible dans son effort de minimalisme) au plus histrion (qui surchante en préparation d’une seconde extinction massive). Dans tous les cas, la donne a changé. L’écoute confinée coupe court au care turn de l’écoute esthète.
D’autant que toutes ces hypothèses supposent une chose rarement questionnée : que les oiseaux font plaisir à nos oreilles et qu’ils le savent. C’est sans compter évidemment sur leurs névroses. C’est même ignorer leurs irritations devant les fêtes de la musique, les pièces dites ornithophiles de Messiaen, Alouette, gentille alouette et les concerts du 14 juillet qui finissent en feux d’artifice : « chaque fois que Renaud Capuçon joue du violon sous la Tour Eiffel, on se prend des pétards dans la gueule deux heures plus tard », s’étonne l’oiseau sagace. Les avions volent creux, le ciel est dispersé. Alors qu’il était comme l’œil de Dieu, le drone s’insère dans le territoire acoustique. Il s’introduit dans le blabla des anges. Comme les oiseaux parlants des Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber, il répète un message tout cuit, dans une si grande fidélité aux attentes de l’émetteur, qu’il ne débite rien d’autre que du bullshit comportementaliste.
Sur son balcon de 7 m² plein sud, France, 49 ans, conseillère en sortie de crise, est persuadée qu’à travers les drones, s’expriment des oiseaux narcissiques qui lui demandent de rentrer chez elle pour ne rien faire d’autre que l’écouter. Cette paranoïa la protège de la collapsologie. Mais pour délirants que soient les signes qu’elle capte, elle décode toujours le chant d’oiseau comme un message plus ou moins assigné au schéma communicationnel que l’écoute esthète reconduit elle aussi dans ses exercices d’admirations allant, par exemple, jusqu’à traduire tous les croassements en 25 mots sentimentaux, territoriaux et militaires sensés tout dire des ramages du Corbeau1.
Le charme de tous ces cas d’écoute pourrait vite aboutir à un individualisme pacifique : à chacun son écoute et les oiseaux pour tous. Mais la situation du psychisme confiné oblige chacun à fact-checker ce que les oiseaux peuvent dire. Non, Papageno n’a pas été dupé par les appeaux des chasseurs. Oui, la pulsion de capture tourne en rond. Non, les oiseaux ne sont pas des émetteurs d’anxiolytiques sonores. Les drones aussi se voudraient rassurants. Oui et non, l’hypothèse birds-are-not-real, faute d’être peut-être vraie, ne s’affirme pas comme vraiment fausse. Mais elle insinue clairement que les oiseaux et les drones pourraient jouer le même jeu : « on entend le bruit des oiseaux où se trouvent des arbres2 », on entend la voix des drones où s’amplifie le chant des oiseaux depuis chez nous.
1 Victor-Samuel Dupont de Nemours, « Des corbeaux, des marsouins, leur dictionnaire », Quelques mémoires sur différents sujets : La plupart d’Histoire naturelle, ou de Physique générale et particulière, Paris, 1807.
2 Christophe Tarkos, Processe, Plombières-lès-Dijon, Ulysse fin de siècle, 1997.
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