Squatters, association, illégalité
L’Association pour le bien-être du peuple, créée par les habitants de Rail Colony Gate Number 1, n’est pas une association de la société civile[1]. Elle est née d’une violation collective de la législation sur la propriété et des dispositions réglementant la vie en société. L’État ne peut reconnaître sa légitimité à égalité avec d’autres associations poursuivant des objectifs légaux. Les squatters, de leur côté, admettent que leur occupation de terres publiques est à la fois illégale et contraire aux règles de la vie en société. Mais ils revendiquent une existence et une habitation au nom du droit naturel, et leur association est le principal instrument collectif leur permettant de faire valoir cette revendication. Dans l’une des pétitions remises aux autorités du chemin de fer, l’association écrivait ainsi : « Parmi nous se trouvent des réfugiés de l’ancien Pakistan Oriental et des sans-terres du Bengale du Sud. Ayant presque tout perdu – moyens de subsistance, terres et biens –, il nous a fallu venir à Calcutta pour gagner notre vie et trouver un abri… nous sommes pour la plupart des journaliers et des aides ménagers, et nous vivons en-dessous du seuil de pauvreté. Nous nous sommes bâti un abri à nous. Si nos maisons sont détruites et que nous sommes chassés de nos cahutes, nous n’aurons nulle part où aller. »
Réfugiés, sans-terres, journaliers, biens, seuil de pauvreté : ces catégories démographiques de gouvernementalité constituent la base à partir de laquelle des revendications peuvent être formulées. Dans cette même pétition, l’association déclare également qu’elle serait favorable, « comme d’autres citoyens de Calcutta », à l’amélioration et à l’extension des services de chemin de fer de la ville. Si, à cette fin, il était « absolument nécessaire de quitter nos logements actuels », l’association l’accepterait, à condition que soit proposée pour les remplacer « une alternative adaptée ». Ainsi, en plus de mentionner l’obligation faite au gouvernement de s’occuper des groupes de population pauvres et défavorisés, l’association affirmait les devoirs de tout bon citoyen et recourait à la rhétorique morale d’une communauté s’efforçant, dans des conditions d’une grande dureté, de se ménager une vie sociale décente. Les catégories de la gouvernementalité se voient ainsi investies par les possibilités créatives de la communauté, y compris sa capacité à inventer des relations de parenté et à produire une nouvelle rhétorique de revendications politiques, si hésitante fût-elle. Ces revendications sont irréductiblement politiques. Elles ne peuvent être faites que sur un terrain politique, où les règles peuvent être modulées ou étendues, et non sur le terrain de la loi établie ou de la procédure administrative. Leur succès dépend entièrement de la capacité de groupes de population particuliers à susciter assez de soutien pour influer sur la politique gouvernementale. Ce succès est donc nécessairement temporaire et contextuel.
L’équilibre stratégique des forces politiques peut changer et les règles ne plus faire preuve de la même souplesse. La gouvernementalité opère toujours dans un champ social hétérogène, sur de multiples groupes de population et selon des stratégies multiples. Il ne peut ici être question d’exercice égal et uniforme des droits de citoyenneté. Il est donc possible que l’équilibre des forces politiques stratégiques évolue tant que ces squatters se voient, demain, chasser de leurs maisons.
L’émergence des médiateurs
La véritable histoire de la société politique doit se tourner vers le Bengale Occidental rural. C’est là que les partis du Left Front ont converti les fonctions de la gouvernementalité en sources puissantes et étonnamment stables de soutien local de la part d’une vaste majorité de la population. On a beaucoup écrit sur la manière dont cela a été obtenu : réformes foncières, institutions démocratiques de gouvernement local dans les villages, maintien d’une organisation militante très disciplinée ainsi que, selon certains critiques, usage sélectif et soigneusement dosé de la violence. Je me contenterai de m’intéresser au problème que j’ai déjà évoqué dans un chapitre antérieur : comment des revendications particulières, émanant de groupes de population marginaux, et souvent fondées sur une violation de la loi, sont-elles compatibles avec la recherche de l’égalité entre citoyens et avec la promotion des vertus civiques ?
Pour produire une politique des gouvernés à la fois viable et convaincante, une action considérable de médiation est nécessaire. La question est de savoir qui peut la prendre en charge. […] Le maître d’école a probablement été la figure la plus importante dans l’extension récente de la société politique dans le Bengale Occidental rural. En 1997, Dwaipayan Bhattacharya, l’un de mes collègues à Calcutta, a étudié le rôle politique des instituteurs dans deux districts de cet État[2]. D’après cette étude, dans le district de Purulia, la plupart des enseignants de l’école primaire appartenaient à l’association des enseignants communistes, et plusieurs d’entre eux occupaient des positions à divers échelons du gouvernement local. Ils occupaient aussi d’éminentes positions au sein du parti et de l’organisation paysanne, et avaient été élus à l’assemblée législative et au Parlement de l’État. Plusieurs d’entre eux avaient été auparavant associés aux organisations de travail social créées par Gandhi. À partir des années 1980, quand les communistes promurent leurs réformes foncières et leurs programmes de développement agricole, ils courtisèrent les maîtres d’école, qui se trouvèrent bientôt à l’avant-garde des activités politiques du district. La classe traditionnelle des propriétaires ayant été supprimée de la scène politique, les maîtres d’école devinrent essentiels à la nouvelle politique du consensus que la gauche essayait de bâtir dans le Bengale Occidental rural.
Dans les années 1980, l’opinion commune considérait les maîtres d’école comme à la fois désireux et capables de trouver des solutions acceptables aux litiges locaux. Parce qu’ils étaient salariés, ils ne dépendaient pas des revenus de l’agriculture et n’avaient donc pas d’intérêts particuliers dans la terre. La plupart avaient des origines paysannes et se sentaient donc assez proches des pauvres. Ils représentaient, dans une société largement analphabète, l’instruction. Ils connaissaient le langage des paysans comme celui du parti et étaient versés dans les procédures juridiques et administratives, tout en étant partie intégrante de la communauté villageoise. En tant que chefs du parti dans le gouvernement local, ils étaient essentiels à la mise en place des politiques gouvernementales dans les campagnes. Ils intercédaient auprès de l’administration en utilisant son langage, tout en revendiquant de parler au nom des pauvres.
En même temps, ils expliquaient aux populations des villages la politique du gouvernement et les décisions de l’administration. Leurs opinions étaient souvent considérées par les autorités gouvernementales comme l’expression d’un consensus local : ils recommandaient des formes locales spécifiques de mise en application des programmes gouvernementaux, authentifiaient des listes de bénéficiaires locaux, et pouvaient être tenus, en confiance, pour les porte-parole de l’opinion locale. Dans les années 1980, les maîtres d’école bénéficiaient dans les campagnes d’un pouvoir et d’un prestige sans égal. Il était fréquent d’entendre des villageois dire que leur maître d’école était la personne en qui ils avaient le plus confiance.
Société politique vs. société civile
Permettez-moi maintenant, avant que les admirateurs de Robert Putnam ne prétendent trouver là une confirmation de sa théorie du capital social[3], de souligner encore une fois la distinction que je fais entre la communauté civique au sens de société civile libérale et la société politique telle que je l’ai décrite. Les pauvres des campagnes qui revendiquent de bénéficier de divers programmes gouvernementaux ne le font pas en tant que membres de la société civile. Pour que ces subventions leur reviennent, il leur faut exercer avec succès de considérables pressions sur divers rouages de la machinerie gouvernementale. Cela passe souvent par le détournement ou l’extension des règles, les procédures existantes ayant historiquement eu pour effet de les exclure ou de les marginaliser. Il leur faut donc réussir à mobiliser des groupes de population afin de produire un consensus politique local qui puisse contrarier effectivement la répartition du pouvoir dans l’ensemble de la société.
Cette possibilité leur est offerte par le fonctionnement de la société politique. Quand les maîtres d’école gagnent la confiance de la communauté rurale pour plaider la cause des pauvres, et recueillent aussi celle des administrateurs pour trouver un consensus local durable, ils n’incarnent pas la confiance issue d’une communauté civique composée de membres égaux ; ils servent au contraire de médiateurs entre des domaines que séparent des inégalités de pouvoir profondes et enracinées dans l’histoire. Ils servent de médiateurs entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés.
J’ajouterai que lorsque la société politique réussit à se mobiliser pour garantir aux pauvres et aux groupes de population défavorisés l’accès aux programmes gouvernementaux, on pourrait dire qu’il s’agit d’une extension des libertés du peuple, permise par la société politique, qui n’aurait pas été possible dans la société civile. Ordinairement, en effet, l’activité gouvernementale prend place au sein d’une structure sociale stratifiée et hiérarchisée, selon la classe et le statut. Les ressources publiques, censément disponibles pour tous, sont en réalité accaparées par ceux qui sont les mieux informés et qui jouissent d’une plus grande influence sur le système.
Cela ne s’explique pas seulement par ce que l’on peut qualifier de corruption, à savoir l’usage délictueux de pouvoirs juridiques ou administratifs. Ce phénomène se produit en réalité dans les limites admises de la légalité, tout simplement parce que certaines parties de la population n’ont pas les informations ou la volonté qui leur permettraient de revendiquer ce à quoi elles ont droit. Ce n’est pas seulement en Inde, où la société civile effective est limitée à une petite partie de « véritables » citoyens, que cette situation est courante. C’est une expérience bien connue dans le fonctionnement, par exemple, des services de santé ou d’éducation publique des démocraties sociales occidentales, où la classe moyenne, mieux pourvue culturellement, est bien plus en mesure d’utiliser le système que les pauvres ou les défavorisés. Quand, dans un pays comme l’Inde, les pauvres mobilisés dans la société politique sont en mesure d’affecter la mise en œuvre des décisions gouvernementales, on peut alors dire qu’ils sont parvenus à étendre leurs libertés en utilisant des moyens dont ils ne peuvent disposer dans la société civile.
Cependant, mon histoire de maîtres d’école n’est pas si simple, et elle ne débouche pas sur un happy end – aucune histoire concernant la société politique ne peut avoir une telle issue. L’étude de Bhattacharya a en effet mis également en évidence que les maîtres d’école du Bengale Occidental rural ont peu à peu perdu la confiance dont ils avaient bénéficié. Le gouvernement de l’État a octroyé d’importantes augmentations de salaire aux professeurs des écoles primaires, et ce pour améliorer la qualité de l’éducation. Quand un ménage réunissait un instituteur et une institutrice, ce qui n’était pas rare, il pouvait bénéficier d’un revenu aussi important que le plus riche commerçant du village. Au début des années 1990, il était courant de reprocher aux maîtres d’école de consacrer plus de temps à la politique qu’à l’enseignement. L’emploi d’instituteur étant devenu très lucratif dans la société rurale, on se mit à soupçonner certaines nominations d’avoir été obtenues par des pots-de-vin. Naguère médiateur respecté, le maître d’école avait développé ses propres intérêts particuliers au sein de la structure du pouvoir. À partir de la fin des années 1990, le Parti communiste s’est mis à considérer manifestement ses membres instituteurs comme un handicap. La grande question est donc maintenant : comment la société politique va-t-elle se renouveler ? Qui sera le prochain médiateur ?
Le court-circuitage politique de la gouvernementalité
Mon troisième exemple concerne Rajarhat, au nord-est de Calcutta, où une ville nouvelle est en train de naître. En quelques années seulement, cette zone agricole et rurale est devenue une extension urbaine de la métropole. De ce fait, les prix du foncier sont montés en flèche. Dès que le projet de Ville Nouvelle fut connu, promoteurs immobiliers et spéculateurs fondirent sur les petits propriétaires fonciers et tentèrent de leur acheter leurs terres avant que ne commence le processus d’acquisition foncière. Outre l’augmentation brutale du prix des terrains, un autre problème était que les déclarations de vente sous-estimaient généralement, pour des raisons fiscales, la valeur des terres dans les zones urbaines et semi-urbaines. Aussi la décision fut-elle prise officiellement d’encourager la réinstallation volontaire en proposant des prix conformes à ceux du marché. Mais si les prix du marché étaient déterminés par les archives légales des ventes de terres dans la zone, personne ne serait incité à s’en défaire volontairement. On décida alors d’acquérir les terres à un prix « négocié ». Un Comité d’acquisition de terres [Land procurement] fut mis en place, afin de négocier un prix acceptable avec les personnes concernées.
Il comprenait des représentants locaux des partis de gouvernement et d’opposition. Résultat : le processus d’acquisition se déroula pratiquement sans recours aux tribunaux. Les propriétaires reçurent dans les trois mois une compensation (puisqu’il n’y avait pas de système officiel de fixation des prix), ce qui constitua à tous égards un véritable record. Le coût de l’acquisition fut certainement plus élevé qu’il ne l’aurait été si une procédure normale avait été suivie. Mais le projet aurait été retardé. Et son objet étant de développer de nouveaux terrains urbains pour les vendre, le surcoût pouvait être absorbé dans les prix et répercuté sur ceux à qui étaient livrés les terrains développés[4].
Ici, la société politique est dans un rapport actif avec les procédures de gouvernementalité et a trouvé une place dans la culture politique locale. Les populations n’ignorent rien de leurs entitlements ni des moyens permettant de se faire entendre. Elles ont même reconnu formellement des représentants politiques qu’elles peuvent utiliser pour leur servir de médiateurs. Mais cela ne peut fonctionner que si tous ont un intérêt au succès du projet, sans quoi le risque existe que certains médiateurs brisent le consensus. Il faut aussi que l’autorité gouvernementale suive les recommandations des représentants politiques tout en restant elle-même en dehors du cadre de la politique électorale.
Le corps gouvernemental et le corps politique doivent rester séparés tout en étant placés dans un rapport permettant au second d’influencer le premier. Mais la distinction entre le gouvernemental et le politique doit être clairement maintenue. Les décisions avalisées par les autorités gouvernementales occultent les négociations qu’il fallut mener dans la société politique. On ne sait pas sur quels critères spécifiques les représentants politiques se sont finalement entendus sur la liste des bénéficiaires.
Il est tout à fait possible que les négociations sur le terrain n’aient pas respecté les principes de la rationalité bureaucratique ni même les dispositions légales. Nous savons que dans un cas au moins, une personne a été incluse dans la liste des bénéficiaires parce que les représentants pensaient qu’elle le méritait, bien qu’elle ne correspondît pas aux normes prescrites. À Rajarhat, nous savons, grâce à d’autres sources, qu’une partie des compensations devant être versées aux propriétaires de terres fut distribuée aux fermiers et aux travailleurs qui avaient perdu leurs moyens de subsistance. Tout cela va bien au-delà de ce que l’autorité gouvernementale a besoin de reconnaître ou même de savoir, mais celle-ci le présuppose cependant en se soumettant aux recommandations des représentants politiques.
Il faut aussi se souvenir qu’un consensus local entre représentants politiques rivaux a des chances de refléter les valeurs et les intérêts localement dominants. Il peut s’avérer efficace pour conforter les demandes de ceux qui sont capables de trouver un soutien politique organisé, mais ignorer ou même écarter les intérêts localement marginalisés. En outre, n’oublions pas que le consensus politique local est en général socialement conservateur et peut être particulièrement insensible aux questions de genre ou de minorités. Comme je l’ai signalé, la société politique fait entrer dans les couloirs du pouvoir une part de la violence et de la laideur de la vie populaire. Mais si l’on accorde réellement de la valeur à la liberté et à l’égalité promises par la démocratie, alors il est impossible d’enfermer celle-ci dans la forteresse aseptisée de la société civile.
Para-légalité, violence
et face obscure de la société politique
Vous aurez remarqué que lorsque je décris la société politique comme un lieu de négociation et de contestation ouvert par les activités des agences gouvernementales visant certains groupes de population, je parle souvent de processus administratifs para-légaux et de revendications collectives qui relèvent de liens de solidarité morale. Il est important, me semble-t-il, de souligner une fois encore que la société politique est en rapport avec les formes légales et politiques de l’État moderne lui-même. Les idéaux de souveraineté populaire et de citoyenneté égale enracinés dans celui-ci trouvent leur médiation et leur réalisation à travers les notions de propriété et de communauté.
La propriété est le nom conceptuel de la régulation par la loi des relations entre individus au sein de la société civile. Même là où les relations sociales ne se sont pas, ou pas encore, coulées dans les formes de la société civile, l’État n’en doit pas moins maintenir la fiction que, dans la constitution de sa souveraineté, tous les citoyens appartiennent à la société civile et sont, en vertu de ce fait juridiquement construit, des sujets égaux devant la loi. Mais le caractère fictif de cette construction juridique, comme nous l’avons maintes fois remarqué, doit être reconnu et pris en compte dans l’administration réelle des services gouvernementaux.
Il ne peut en résulter qu’une stratégie duale : d’une part, des dispositifs para-légaux qui modifient ou complètent, sur le terrain contingent de la société politique, des structures formelles de propriété qui doivent, d’autre part, être affirmées et protégées dans le domaine légalement constitué de la société civile. La propriété, nous le savons, est la dimension essentielle par laquelle le capital recoupe l’État moderne. C’est à propos de la propriété que nous observons, sur le terrain de la société politique, une dynamique propre à l’État moderne de transformation des structures précapitalistes et des cultures pré-modernes. C’est là que nous assistons à une lutte pour une répartition réelle, et non simplement formelle, des droits entre les citoyens. En conséquence, c’est dans la société politique que l’on peut discerner l’horizon historique changeant de la modernité politique dans la plupart des régions du monde, où, tout comme l’idéal fictif de la société civile peut exercer une puissante influence sur les forces de changement politique, les transactions réelles pour la répartition quotidienne des rights et des entitlements conduisent avec le temps à des redéfinitions substantielles de la propriété et de la loi à l’intérieur de l’État.
La para-légalité, en dépit de son statut ambigu et complémentaire par rapport à la légalité, n’est donc pas une sorte de condition pathologique de la modernité attardée : elle fait partie du processus même de constitution historique de la modernité dans la plupart des régions du monde. La communauté, en revanche, ne bénéficie d’une légitimité au sein de l’État moderne que sous la forme de la nation. Les autres formes de solidarité, susceptibles d’entrer en conflit avec la communauté politique de la nation, sont sujettes à de fortes suspicions. Nous avons vu, toutefois, que les activités des fonctions gouvernementales produisent de nombreuses classes de population qui se rassemblent pour agir à des fins politiques.
Afin de faire entendre réellement sa voix dans la société politique, un groupe de population produit par la gouvernementalité doit être investi du contenu moral de la communauté. Il existe de nombreuses possibilités créatives pour transformer un groupe de population réuni empiriquement en une forme de communauté moralement constituée. J’ai déjà dit qu’il est à la fois irréaliste et irresponsable de condamner de telles transformations politiques en les accusant de susciter des divisions dangereuses.
Mais je n’ai encore guère parlé de la face obscure de la société politique. Non pas que j’en ignore l’existence, mais parce que je ne prétends pas comprendre comment la délinquance et la violence sont liées à la manière dont les groupes de population défavorisés doivent lutter pour faire valoir leurs droits à bénéficier de programmes gouvernementaux. Je crois en avoir dit assez sur la société politique pour suggérer que, dans le domaine de la pratique démocratique populaire, la délinquance et la violence ne sont pas des catégories juridiques manichéennes définies une fois pour toutes ; elles peuvent être ouvertes à une large part de négociation politique.
Dans le domaine public et politique, il est incontestable, par exemple, que l’on a observé une montée de la violence de caste en Inde au cours des dix ou vingt dernières années, période au cours de laquelle on a vu une affirmation démocratique sans pareil des castes autrefois opprimées. À de nombreuses occasions, des mouvements violents, issus de groupes défavorisés – régionaux, tribaux et d’autres minorités – ont été suivis par une inclusion rapide et souvent généreuse au sein de la gouvernementalité. Y a-t-il donc là un usage stratégique de l’illégalité et de la violence, sur le terrain de la société politique, qui expliquerait qu’un écrivain internationalement reconnu ait décrit la démocratie indienne, sans beaucoup de sympathie, comme « un million de mutineries simultanées » ? Je n’ai pas la réponse. Mais une étude fort éclairante en la matière, à propos du Shiv Sena, le parti politique extrémiste hindou de Mumbai, a été récemment publiée par Thomas Blom Hansen. Aditya Nigam a également publié plusieurs articles sur la sphère « souterraine » de la société civile. Je ne puis, pour le moment, que vous inviter à vous référer à ces travaux[5].
La participation des gouvernés
Les exemples dont je me suis servi viennent tous d’une petite région de l’Inde : celle que je connais le mieux. C’est aussi une région où la société politique a pris, selon moi, une forme distincte au sein de la culture populaire mouvante de la politique démocratique. À la lumière de cette expérience, j’ai essayé de réfléchir à quelques-unes des conditions qui peuvent permettre aux fonctions de la gouvernementalité de produire non une contraction mais un élargissement de la participation politique démocratique.
Il n’est pas insignifiant que l’Inde soit la seule démocratie importante dans le monde où la participation électorale n’a cessé d’augmenter ces dernières années, et connaît son augmentation la plus importante parmi les pauvres, les minorités et les groupes de population défavorisés. On observe également une baisse concomitante de la participation des riches et des classes moyennes urbaines[6]. Cela suggère une réaction politique aux faits de gouvernementalité très différente de celle observée dans la plupart des démocraties occidentales.
Je n’ai pas non plus abordé ici la question du genre. Heureusement, c’est un sujet sur lequel il existe une littérature abondante et complexe dans le contexte de la démocratie indienne[7]. Il est intéressant d’observer qu’il s’agit souvent de l’aspect le plus sombre de la société politique. Il y a ainsi eu, dans les années 1980, tout un ensemble de lois, défendues par des groupes de femmes et adoptées rapidement par le Parlement, visant à garantir davantage de droits aux femmes. La question se pose maintenant de savoir si ce succès apparent, résultant d’une action législative issue du sommet, n’a pas été trop facile, car la vie réelle de la plupart des femmes est toujours menée à l’intérieur des familles et dans les communautés, où les pratiques quotidiennes sont régulées non par la loi mais par d’autres instances.
La question a été posée de savoir si les droits des femmes dans les communautés minoritaires seraient mieux assurés par une législation d’État qui pourrait même aller à l’encontre des droits des minorités, ou si la seule voie viable est d’essayer, aussi lent et ardu que ce soit, de changer les pratiques et les croyances au sein des communautés minoritaires elles-mêmes. La proposition de réserver un tiers des sièges du Parlement à des femmes a été récemment rejetée, en butte à l’opposition bruyante des chefs de castes inférieures, qui ont allégué que cela porterait atteinte à leur représentation, durement gagnée, pour y substituer celle de femmes issues des castes supérieures. Ici, comme dans d’autres questions concernant les droits des femmes, on peut discerner le conflit inévitable entre les désirs éclairés de la société civile et les préoccupations désordonnées, conflictuelles et souvent peu ragoûtantes de la société politique.
Je conclurai en rappelant à mes lecteurs le moment fondateur de la théorie politique de la démocratie dans la Grèce antique. Plusieurs siècles avant que la société civile ou le libéralisme aient été inventés, Aristote estimait que tout le monde n’était pas capable de participer à la classe gouvernante parce que tout le monde n’avait pas la sagesse pratique ou la vertu éthique requises. Mais son esprit profond et empirique n’excluait pas la possibilité que, dans certaines sociétés, pour certains types de peuples et sous certaines conditions, la démocratie puisse être une bonne forme de gouvernement. Notre théorie politique n’accepte plus les critères aristotéliciens de constitution idéale. Mais nos pratiques gouvernementales sont toujours fondées sur l’idée que tout le monde ne peut pas gouverner.
Ce que j’ai essayé de montrer, c’est qu’aux côtés de la promesse abstraite de souveraineté populaire, les populations, dans la plupart des régions du monde, ne cessent d’inventer de nouvelles manières de choisir comment elles veulent être gouvernées. Plusieurs des formes de la société politique que j’ai décrites ne seraient pas, je le crains, approuvées par Aristote ; elles lui sembleraient permettre aux leaders populaires de prendre le pas sur la loi. Mais je pense qu’il serait possible de le convaincre que ce peut être pour les populations un moyen d’apprendre (et de contraindre ceux qui les gouvernent à apprendre) comment ils préféreraient être gouvernés. Je suis sûr que le philosophe grec aurait été d’accord pour dire qu’il s’agit là d’une bonne justification éthique de la démocratie.
Traduit par Christophe Jaquet
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