Dans une séquence surprenante de l’installation vidéo Corridor X, l’image passe brusquement d’un moniteur de contrôle de la chaîne Eurovision à une séance de maquillage sous l’œil des caméras, puis à une salle remplie de journalistes, puis encore à un écran d’ordinateur où l’on joue au solitaire. Nous sommes dans le centre officiel des médias du sommet européen de Thessalonique, en juin 2003. Dehors, une vaste manifestation s’oppose à l’Union européenne, à la guerre, à la mondialisation. Dedans, tout est codé, ordonné, segmenté : les hommes politiques parlent, les experts donnent des entretiens, les traducteurs distribuent la parole dans des casques, les journalistes s’affairent autour des appareils de montage. De manière insistante, l’image revient sur le moniteur de contrôle, branché sur quatre flux télévisuels transmis en direct par des cameramen à l’extérieur. Le flux n° 4, qui passe à l’antenne, montre les forces de l’ordre à la poursuite d’anarchistes en noir ; mais à l’instant d’après c’est nous qui sommes au milieu de la foule, nous faisons corps avec elle, nous sommes emportés dans sa fuite.
Cette séquence en recoupe une autre, vers la fin des Black Sea Files. Sur l’écran de gauche, un immense pétrolier navigue à travers le Bosphore ; il est pris dans un viseur, et surmonté d’une image de synthèse qui le localise sur une carte. À droite, on voit le tableau de bord du nouveau système informatique de surveillance du trafic maritime, installé à grands frais pour sécuriser le passage du détroit. Sur la bande son, on entend le grésillement d’une communication radio, contre [opposé à un fond presque imperceptible de musique orientale. Le tableau de bord fait place alors à une vue satellitaire du Bosphore.
Ainsi les deux installations, si différentes sur le plan du montage et du style, mettent en évidence le même besoin d’une confrontation avec l’écran de contrôle, celui qui découpe, segmente et redistribue le temps, selon un ordre strictement hiérarchisé. Comme si les œuvres devaient reconnaître en leur sein la présence d’un espace à la fois homogène et fragmenté : l’espace abstrait de la planification capitaliste contemporaine, tel qu’il se dessine et se réalise dans les plus grands projets infrastructurels de l’époque présente. C’est cet espace de contrôle abstrait que le travail artistique fait fondre dans les densités affectives d’une « myriade de trajectoires humaines qui se déroulent au niveau du sol ». La phrase, sortie de Black Sea Files, s’applique aussi parfaitement à Corridor X. Les deux œuvres travaillent dans ce rapport serré et contradictoire, entre la logique implacable de la planification à grande échelle et la diversité sensuelle, expressive et consciente d’êtres humains doués de parole. Il y a là une indice de ce qui les réunit dans un projet d’investigation territoriale et artistique, initialement appelé Géographies transculturelles, mais qui a fini par s’exposer sous un nom plus énigmatique : « Zone B : Devenir-Europe et au-delà ».
recherches sur le motif
Il s’agit d’un projet complexe, à multiples entrées et sorties. C’est en 2002 que le réseau de Géographies transculturelles commence à prendre forme, à l’initiative d’Ursula Biemann, qui avait déjà l’intention de documenter la construction et le milieu humain du pipeline BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan). Pour élargir le spectre de la recherche, elle s’associe à deux autres femmes : Lisa Parks, une chercheuse spécialisée dans la question des médias et de leurs usages, qui va enquêter sur la destruction sous les bombes de l’ancien système téléphonique de l’ex-Yougoslavie et son remplacement par des services satellitaires ; et Angela Melitopoulos, une vidéaste qui va filmer l’actualité et l’épaisseur historique du système intégré de routes, de rails, d’aéroports et de télécommunications allant de Salzbourg à Thessalonique (le dixième des « Corridors paneuropéens de transport », dont le tracé suit en partie celui du chemin de fer Berlin-Bagdad, du début du vingtième siècle).
Mais il a plus. Angela Melitopoulos a constitué le groupe Timescapes, où figurent le collectif VideA d’Ankara, le cinéaste Freddy Vianellis d’Athènes, l’artiste et vidéaste Dragana Zarevac de Belgrade, et la vidéaste allemande Hito Steyerl, qui a filmé le sommet européen à Thessalonique([[ Pour de plus amples informations sur Timescapes, voir www.videophilosophy.de.). À ceux-ci il faut ajouter la professeure Ginette Verstraete, qui a accompagné le projet de Géographies transculturelles dès le départ, ainsi que de nombreux artistes et théoriciens qui ont contribué par leurs idées et leurs textes, ou qui ont participé à l’un des quatre séminaires du projet, à Amsterdam, Ljubljana, Istanbul et Zürich. Toute cette recherche est documentée dans un livre, et elle ressort de différentes manières dans les deux expositions du projet qui se sont tenues à Berlin en 2006 et à Barcelone aujourd’hui([[ Voir Anselm Frank (dir.), B-Zone : Becoming Europe and Beyond, Berlin, KW/Actar, 2005. L’exposition a été montrée au Kunst-Werke de Berlin, 15 décembre 2005 – 26.février 2006, puis sous une forme différente à la Fondation Tapiès de Barcelone, 9 mars 2007 – 6 mai 2007.). Nous n’en donnons ici qu’un avant-goût, sous la forme de quelques images extraites des vidéos de Biemann et de Melitopoulos – avec l’espoir de susciter une curiosité, notamment en France, pour ce projet hors normes.
On est loin d’une définition purement esthétique de l’art, dans ces enquêtes précisément documentées sur les marges sud-est de l’Europe, en transformation constante depuis la fin de la guerre froide. Comme Ursula Biemann l’explique dans le livre : « Selon ma conception de la pratique artistique, les images et les textes s’entrelacent inextricablement dans le but de produire des connaissances. »([[ Ursula Biemann, « File 0 », in B-Zone, op. cit., p. 25.) Mais si les discours analytiques du projet se mêlent au tissage audiovisuel – et à la singularité des rencontres –, c’est aussi pour faire ressortir une hétérogénéité fondamentale.
D’un côté, les « objets » traités (l’oléoduc, le réseau de transports) doivent être lus comme des émanations matérielles du processus abstrait de planification par corridors, qui étend les infrastructures de la production capitaliste depuis les centres historiques saturés (la « zone A ») vers les périphéries à investir (la « zone B »). Le Corridor X qui conduit vers la Grèce et la Turquie en fournit l’exemple parfait, avec son axe central et ses quatre branchements, ses 2 500 kilomètres de routes et de rails, ses douze aéroports et ses quatre ports maritimes ou fluviaux, le tout existant partiellement et demeurant partiellement à construire, via des partenariats public-privé d’une complexité redoutable([[ Voir entre autres : http://edessa.topo.auth.gr/x.). Le « X » désigne bien l’absence, le vide de sens de cette immense infrastructure, quand elle est vue depuis l’angle de sa planification. Le pipeline BTC, quant à lui, est désormais enfoui sous le sol – pour le sécuriser, ainsi que pour réduire sa surface médiatique. Il n’a été visible que pendant les quelques années de sa construction, lorsque Biemann l’a filmé (et encore, il fallait le trouver sur le terrain, parce que la British Petroleum ne délivrait pas la moindre information à ce propos). Mais on peut se demander si un tel projet peut jamais être « visible », s’il ne consiste pas véritablement en l’espace informationnel de coordination qui lui assigne ses fonctions réelles. Biemann pose cette question, en montrant l’image du pétrolier dans le viseur informatique ; mais elle détourne son regard en même temps, tout le long de l’oléoduc, pour entamer des conversations avec les ouvriers, les paysans, les experts, les prostituées, les réfugiés qui font l’espace de cette infrastructure, tout autant qu’ils sont faits par lui. L’autre côté du pipeline – tout ce qui n’est pas réductible à sa fonctionnalité abstraite –, affleure dans ce questionnement des gens que l’on rencontre, souvent des migrants, des personnes déplacées, qui savent ce que cela veut dire d’avoir à refaire un monde.
Or, questionner autant les autres suppose une interrogation sur ses propres motifs. À travers l’une des péripéties du travail en réseau qui ont ponctué le projet de Géographies transculturelles, Biemann se trouve au printemps 2004 à Ankara, dans le local du collectif VideA, quand arrive un appel urgent d’une communauté de réfugiés kurdes. La municipalité est en train de déloger ces milliers de personnes de leur lieu de vie, un grand terrain vague où ils effectuent des opérations de recyclage de déchets (papier, verre, plastique). Elle enregistre la descente brutale de la police ; mais sur la vidéo double écran, elle présente ces scènes dramatiques en parallèle à une séquence auto-réflexive, où elle se pose des questions tout en se faisant filmer par une webcam. Ce qui s’ajoute ici à la recherche géographique, c’est une enquête sur la texture des relations qui produisent l’espace vidéographique lui-même – une texture dialogique, riche de différences mais toujours incertaine, et partiellement opaque pour ses acteurs mêmes.
démultiplier les récits
Pour commercer à saisir les enjeux les plus importants de cette recherche, on peut dire qu’elle a pour sujet la production de l’espace au sens d’Henri Lefebvre. C’est-à-dire la production d’un milieu existentiel vécu et façonné par ses habitants, un espace vital ouvert aux devenirs les plus inattendus, et, en même temps, intérieurement contradictoire de par sa multiplicité même – surtout quand il est soumis à des régimes de transparence et de totalisation, aussi illusoires qu’oppressifs. Au-delà des abstractions du contrôle, c’est cette dimension qualitative (corporelle, sensuelle, ludique) que Lefebvre appelle l’espace différentiel([[ Henri Lefebvre, La Production de l’espace (1974), Paris, Economica, 2000.).
Mais il faut aller plus loin. Entre l’époque de Lefebvre et la nôtre, il y a eu une floraison d’enquêtes féministes et d’historiographies postcoloniales, qui ont apporté une attention particulière aux interactions entre la positionnalité des sujets et les savoirs situés (y compris les savoirs d’expression)([[ Sur le rapport entre Lefebvre et les théories féministes et postcoloniales, voir Irit Rogoff, Terra Infirma. Geography’s Visual Culture, Londres, Routledge, 2000, p. 20-35.). Ces réflexions induisent un nouveau traitement du récit, une démultiplication de sa texture gestuelle et narrative : car c’est celle-ci, dans sa dynamique transindividuelle, qui est humainement productrice. Cela a conduit des artistes travaillant avec les médias modernes à élargir la production de l’espace à travers le montage vidéographique lui-même. Face à une pure analyse de l’espace abstrait – mais face aussi à une pure esthétisation du paysage humain –, la recherche artistique donne forme à une géographie différentielle, c’est-à-dire un mode de connaissance (de reconnaissance, d’autoconnaissance) qui permet aux sujets d’inscrire dans la trame gestuelle du récit leur propre positionnalité, tout en exposant ses déterminations socioéconomiques au flux du temps intersubjectif et à la fluctuation électronique de l’image vidéo. C’est ainsi que l’espace abstrait des corridors peut devenir un champ sensible et dialogique, où résonnent de multiples fils d’expérience historique et de désir. Et c’est ainsi que les altérités migratoires de la Zone B – « une zone de transitions, de devenirs processuels, de conditions politiques instables, de stratégies de récupération néocoloniales et d’historiographies antithétiques »([[ Angela Melitopoulos, « Topology of a B-Zone, » in B-Zone, op. cit., p. 144.) – peuvent commencer à refluer dans l’espace imaginaire sursaturé de la Zone A.
L’expérience de Timescapes est une tentative de réaliser ce reflux, à travers une règle du jeu, un dispositif technique et une pratique originale du montage. Le participants, qui ont filmé tout le long du Corridor X et au-delà, acceptent de mettre en commun les résultats, pour constituer une banque de données vidéographiques dont chacun reçoit une copie complète (environ 25 heures). Chaque vidéaste travaille alors dans son atelier ; mais un plate-forme Internet lui permet de partager avec tous les autres les timecodes de ses montages. Tous peuvent recombiner le fonds de données vidéographiques selon les codes reçus, et voir le film que l’autre est en train de faire. Un système de mail intégré à la plate-forme Internet sert à relayer les commentaires des uns et des autres sur leurs appropriations et leurs montages réciproques. Comme Angela Melitopoulos l’écrit à un autre participant, Oktay Ince : « Je te dis quelque chose de ce que je ressens en devenant une partie de ton montage ; peux-tu m’expliquer comment je vais être, en tant que personne, le matériau d’une de tes lignes psychographiques? »([[ Ibid, p. 169.) Dans l’espace d’exposition, cette appropriation réciproque est étonnante : de salle en salle, de moniteur en écran, les images réapparaissent, se font écho, se recombinent…
Pour Melitopoulos, le montage non linéaire est un travail avec la durée de notre expérience, une modulation de l’attention qui informe notre pensée et notre perception spatiale. C’est une sorte de phrasé de l’être dans le temps, qui fait affleurer la mémoire dans le monde présent, et dans un rapport avec la sensibilité d’autrui. Suivant cette conception, elle constitue une vidéographie du Corridor X qui entrelace de multiples couches : son propre trajet vers la Grèce, sur cette route, pendant les vacances d’été de son enfance ; la construction du chemin de fer Berlin-Bagdad ; le creusement du tunnel de Loibl pendant la seconde guerre mondiale ; la mobilisation de la population yougoslave pour les travaux de l’Autoroute de la fraternité et de l’unité ; et l’actualité du Corridor X, où les informations et les événements politiques se mêlent aux gestes et aux voix de ceux qui vivent cette actualité au jour le jour. Le principe de l’installation à double écran sert admirablement cette technique de montage, permettant des parallélismes et des contrastes historiques, mais donnant lieu également, par le jeu de la répétition, à des rythmes affectifs que l’on ne pourra jamais nommer, mais qui passent à travers les paysages, les visages, et jusqu’à travers nous. Pour citer encore Henri Lefebvre, on pourrait parler d’une « rythmanalyse »([[ Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse, Paris, Syllepse, 1996.). Mais elle s’étend, non seulement à la ville, mais à toute une région en devenir ; et elle se laisse traverser par la temporalité des autres.
Un des personnages de Corridor X, Alexandre Zdravkovski, fait remarquer que l’Autoroute de la fraternité et de l’unité était pleine de vie, qu’on la remplissait d’énergie affective. « Nous autres Macédoniens aimerions avoir tous les corridors à un état vivant. (…) Mais pour rendre vivants de tels projets, il faut beaucoup plus que des gestionnaires professionnels, des architectes, des ingénieurs et une force de travail. (…) Tout ce qui est fait de façon consciente, avec des intentions justes, a plus de vie et a des chances de durer plus longtemps dans notre continuum spatio-temporel. »([[ B-Zone, op. cit., p. 229.)
Alors même qu’on planifie l’extension du Corridor III jusqu’en Chine, il y a peut-être là le vrai défi du vingt-et-unième siècle.