Majeure 39. Universités : Multiversitudes

Politique transnationale et institutions traductrices

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Les vieilles institutions sont en ruines – des banques centrales aux partis politiques, des musées aux journaux, des chaînes de télévision hertziennes à l’école. Elles ne peuvent plus supporter le défilé incessant des périodes de crise, ni adapter l’emprise de leurs réseaux à leurs limites intérieures. La plupart tentent difficilement de sortir de l’impasse. Il ne fait pas de doute que certaines parviendront à survivre, mais la grand majorité disparaîtra. Quoi qu’il en soit, aucune politique radicale ne peut désormais s’engager par ces biais institutionnels.

Inutile de préciser que les universités sont dans le même état. « Hier l’usine, aujourd’hui l’université ». Edu-factory est né avec ce constat brut et apparemment sans ambiguïté – non pour le faire sien, mais pour l’interroger. L’université ne fonctionne pas du tout comme l’usine, et nous n’entretenons aucune nostalgie pour les luttes du passé. Ce constat indiquait plutôt un problème politique. Si nous prenions d’abord acte des différences spatio-temporelles entre les fonctions réelles de l’université et celles de l’usine, que pourrait engager leur comparaison en termes politiques ? Autrement dit : comment repenser le problème de l’organisation en tenant compte de la déconfiture de ses formes traditionnelles, comme le syndicat ou le parti politique ?

Ce problème relève davantage du pronostic que du diagnostic, et son urgence n’est que plus amplifiée par la crise économique que nous traversons. Au sein d’Edu-Factory, nous parlons de cela en termes de double crise. Nous assistons d’une part à une aggravation de la crise propre à l’université, qui annonce sa fin prochaine, résultat inévitable de sa position épistémologique érodée ; d’autre part à la crise post-fordiste des conditions de travail et de production de valeur, dont la plupart des effets traversent l’université.

Pour le dire succinctement : comment Edu-Factory peut-il devenir une machine théorique et politique pour la production du commun et d’interventions ajustées à la temporalité de la crise ? La question de la composition n’a rien à voir avec l’exportation d’un modèle de communication à l’attention de sujets homogènes : elle est immédiatement question de la traduction. Chaque jour le capital est contraint de traduire la production du commun dans la langue de l’accumulation ; il se voit obligé de saisir le « temps plein et hétérogène » du mouvement et de la coopération du savoir vivant et de le convertir dans le « temps homogène et vide » de la captation de la valeur. Telle est la traduction homolingue, l’anglais international étant l’idiome homolingue de l’université entrepreneuriale. Il n’y a en revanche plus de « dehors », qu’il s’actualise dans les idées survivalistes ou dans la joie insulaire de l’utopie : les ghettos sont résolument compatibles avec le système de gouvernance. L’université globale est notre champ de bataille : elle est l’axe spatio-temporel d’expérimentation au sein de l’événement ordinaire de la traduction hétérolingue. Suturés aux multiples technologies de gestion des frontières, de sécurité et d’identification, qui font de l’université un site crucial de gestion des populations globales, nous explorons les luttes parmi ses corps de connaissances et ses recompositions possibles en un processus commun.

S’il est vrai que nous nous tenons sur la frontière qui sépare l’université et la production sociale, il est également vrai que ces frontières sont les lieux d’une lutte et d’une réorganisation intensives. La question est désormais celle de la juste perception de ces frontières en tant qu’espaces politiques. Comment nos corps peuvent-ils occuper ces espaces, y penser, y sentir ? Il n’est pas question de défendre le public contre le privé, qui s’avèrent tous deux constituer les faces de la même médaille capitaliste. Il s’agit plutôt de construire du commun, qui ne relève ni du public ni du privé, mais de l’expression de corps autonomes bien que mutuellement dépendants dans l’hybridation sociale.

C’est ainsi qu’Edu-Factory sort d’un mode extensif pour épouser un mode intensif d’organisation en réseau. Cela implique un processus constant de mise à jour et d’innovations, à l’aide d’outils à l a fois conventionnels et expérimentaux : la liste de discussion et le site Internet ; la publication et la traduction de notre premier livre, The Global University ; l’organisation et la participation à des réunions et événements publics au niveau mondial ; le projet d’un webjournal consacré à l’analyse du « fonctionnement » de l’université – à la fois les « occupations » qu’elle réprime et qu’elle incite, aussi bien que les anomalies qui font exception dans l’homogénéité de ses traductions ; ainsi que les idées pour une nouvelle organisation du savoir et de la production, entièrement dans le domaine de la coopération sociale et de son contrôle collectif. C’est ce que nous appelons la construction d’une institution autonome ou encore l’invention d’une université du commun. Travaillant dans l’optique de bâtir un réseau de luttes, nous passons d’une logique de l’échange à une traduction des luttes fondée sur la reconnaissance de leur singularité et de leur hétérogénéité irréductibles.

Nous avons affirmé que Edu-Factory était un réseau organisé : qu’est-ce que cela signifie ? Depuis quelques décennies, les réseaux sont devenus les formes électives des mouvements comme de la gouvernance. En tant que tels, ils représentent la possibilité de la production du commun, tout comme sa capture et sa clôture. En bref, le réseau se présente comme une forme dominante, et toutes sortes de pouvoir sont d’ores et déjà articulées en son sein. Nous avons récemment remarqué deux tendances opposées au sein des réseaux : l’une se porte vers la communauté, soit vers un retour réactionnaire à l’identité d’une origine mythique, tandis que l’autre se porte vers les pratiques constituantes, soit sur la voie de l’invention d’institutions nouvelles.

Au cours de cette transition décisive, nous avons besoin de financements. Il ne s’agit pas seulement d’une question technique, ni d’un test d’engagement et de pureté, mais d’une question politique. Il y a une confluence entre les retours amoindris des vieilles institutions et les difficultés pratiques de l’invention de nouvelles formes, et c’est sur cette base, aussi difficile et compromis que cela puisse être, que nous motivons la possibilité d’une intervention. Dans leur survie désespérée à travers la captation de l’innovation dans la production du savoir vivant, ces institutions en ruines canalisent des fonds que nous pouvons nous approprier. Nous ne voulons en aucun cas sauver l’université entrepreneuriale. Nous voulons l’achever après lui avoir dérobé son butin. L’innovation n’est pas une espèce de valeur ajoutée, mais l’expression du commun[1].

Traduit de l’anglais par Kosumi Abgrall

Le site du collectif : www.edu-factory.org