1. L’émergence d’une voix n’est jamais évidente par elle-même. Elle suppose qu’on puisse la distinguer d’un simple bruit.
Il importe à mon sens de dépasser toute naturalité de la voix : elle ne s’impose pas par elle-même comme une évidence naturelle, et il n’est jamais clair que telle intervention soit plus déterminante qu’une autre, sauf à présupposer d’emblée le système de valeurs qui les discrimine. Certains discours sont autorisés par la répartition établie des places et des pouvoirs, d’autres pas. Un tel partage est d’abord sensible, en ce qu’il autorise une perception. Avant même de pouvoir être cataloguée comme dissidente ou contestataire, une voix doit être reconnue comme telle, et émerger de l’indifférence.
2. Une telle distinction implique que le champ perceptif est déjà orienté et qu’il se différencie selon un certain relief.
J’utilise ici le registre phénoménologique de la perception. La notion de relief implique une première forme de structuration du champ perceptif. Certains signaux émergent du champ et sont donc comme tels significatifs, par contraste avec un fond qui n’est que bruit insignifiant. L’ensemble de ces signaux constitue une forme ou une structure discriminante, autour de laquelle s’orientent les jugements et les actions possibles.
3. L’orientation perceptive du champ implique que l’attention s’est déjà portée vers son relief significatif, ou qu’elle s’est déjà engagée dans ses lignes de force
Il s’agit là du développement responsif de la thèse précédente. L’écoute n’est jamais passive, mais s’est déjà orientée en tant que geste. Elle a donc d’emblée répondu. Il faut dépasser un schème binaire dans lequel une source extérieure viendrait frapper simplement une surface sensible, plus ou moins adéquatement constituée pour la recevoir. La voix ne se signale comme voix que dans et par une écoute déjà engagée vers elle. Une telle écoute n’implique dès lors pas seulement notre perception, mais tout notre corps orienté ou tendu vers elle. À un certain relief perceptif correspond donc un certain état des corps.
4. L’orientation préalable du champ de l’attention correspond toujours à une certaine forme d’institution, entendue ici comme système d’enregistrement diacritique, différenciant ce qui vaut la peine d’être noté de ce qui ne l’est pas.
Une institution est toujours un ensemble de gestes qui se sont progressivement inscrits dans le champ pratique, discriminant par là des orientations signifiantes. Je considère ici un sens très élargi de la notion d’institution : le trait posé par un peintre au milieu d’une toile institue déjà un certain espace discriminé, par rapport auquel vont venir s’inscrire les traits suivants. Le premier coup de pinceau a déjà posé certaines contraintes, par rapport auxquelles les suivants vont devoir se situer et répondre : je ne pose pas le même trait rouge là en bas du tableau si un trait bleu le précède à gauche en haut et il en va de même pour toute action, pour toute réponse à l’émergence d’une voix.
5. En tant que systèmes institués, les capteurs d’émergence des voix sont les lieux essentiels du pouvoir.
On glisse ainsi vers le politique, mais la notion de pouvoir est sans doute plus large que le « politique » au sens restreint. Avant d’agir sur quelqu’un, avant de le contraindre ou de le persuader, il faut que je le considère comme digne de mon geste. Ainsi une des expériences humaines les plus aliénantes est d’être considéré avec indifférence, comme une simple chose. Le pouvoir s’exerce avant tout à travers une discrimination sensible des corps, par leur contingentement systématique. Une telle structure instituée – quel que soit le « contrat » conscient qui l’aurait éventuellement officialisée – se voit renforcée et confirmée à chacun des gestes concrets qui l’opèrent. Plus je détourne la tête, plus il devient évident que ce que j’évite ainsi est assuré de son insignifiance.
6. A le pouvoir celui qui peut distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas et dispose pour cela des noms correspondants.
J’introduis ici la nomination, parce qu’à chaque relief d’attention et de réponses correspond une certaine désignation. En somme chaque geste d’écoute, même muet, prononce en même temps un « ceci est digne d’écoute » ou un « ceci ne l’est pas » : et institue donc des noms. Pour contraindre, exploiter ou exterminer une certaine catégorie de population, il faut au préalable pouvoir disposer des noms qui légitiment cette action. Réciproquement, pour convaincre le reste de la population qu’il n’y a dans cette action rien que de normal, il faut pouvoir détourner leur attention en leur nommant d’autres objets d’attention bien plus valables. On trouve ici l’ébauche d’une politique de l’attention : dis-moi quels sont les noms imposés par telle structure de pouvoir, je te dirai ce qui s’y trouve tu et évité par là même.
7. Une voix ne dit rien, mais tend uniquement à se faire entendre comme voix.
Je restreins en somme la définition de la notion de voix de manière purement formelle, pour la déconnecter de tout contenu parlé ou exprimé. Il s’agit d’une simple définition. Si j’ai, d’emblée, mis l’accent sur les conditions de la seule émergence des voix en tant que telles, je veux me maintenir à ce niveau pour ne considérer que ce qui fait qu’une voix est une voix, et non pas ce qu’elle exprimerait d’extérieur à elle-même et qui la traverserait. Ce qui importe en politique n’est pas d’exprimer des revendications propres à une classe, à un groupe ou à un trajet singulier d’expériences, mais avant tout de se différencier en tant que voix du bruit insignifiant. La voix ne cherche pas à être reconnue en tant que ceci ou cela, selon un cadre préexistant, elle impose au contraire un recadrage inédit.
8. La voix n’est pas le reflet d’un état des corps, ni le truchement d’un contenu transcendant à ces derniers. Elle n’a pour contenu que la demande de se faire compter comme telle, c’est-à-dire de remettre en jeu ou en débat le relief existant des repérages. Ce faisant, elle s’annonce également à elle-même.
Il s’agit du développement de la thèse précédente : je refuse en somme d’attribuer la voix à un support, et d’interroger ensuite la nature de ce support. On en reviendrait alors fatalement à distinguer l’homme libre de l’animal, qui ne saurait exprimer que sa douleur ou sa jouissance. D’autre part, voix et corps se confondent ainsi, au sens où l’une n’est pas l’expression de l’autre: elle est ce corps dans toutes ses productions, ses cris, ses sécrétions, qui ne cherchent aucunement à dire autre chose que ce qu’elles disent, et ne demandent donc pas à être traduites et interprétées par un traducteur-expert externe. La voix ainsi définie ne se résume donc pas au seul mécanisme de la phonation. Elle recouvre plus largement tout un agencement provisoire des corps.
9. Autrement dit, la voix entend faire monde, ou participer au monde comme débat sur les temps et les places, sur ce qui est valable et souhaitable.
Variation ontologique de la thèse précédente. Si je distinguais plus haut la voix des contenus exprimés, cela revient en somme ici à distinguer le débat sur la gestion des groupes et des intérêts existants, de la question du monde même qui autorise ces répartitions singulières. On remonte d’un cran jusqu’aux conditions qui autorisent non seulement tel ou tel partage, mais le principe même d’un décompte discriminant.
10. La voix est donc le lieu du politique, entendu ici comme conflit autour du repérage de ce qui vaut la peine d’être nommé.
J’évoquais plus haut (thèses 5 et 6) la notion de pouvoir, liée à l’inscription nécessaire de toute voix dans des systèmes censés la repérer comme telle, j’en viens maintenant à poser la politique comme mise en jeu de ces repérages. Mais cela ne nous dit pas si et à quelles conditions une telle mise en jeu est possible. Y a-t-il quelque chose comme une voix ? C’est-à-dire : non pas seulement une voix repérée et classée, refroidie ou amortie en quelque sorte puisque sa revendication intrinsèque aurait d’emblée été satisfaite, mais une voix active, dont le repérage ferait justement question ?
11. Toute contestation du relief dominant d’enregistrement s’appuie sur d’autres institutions, jouant sur le même mode de pouvoir.
Dans les thèses précédentes, nous en sommes restés à la seule description des voix et de leurs systèmes d’enregistrement. Il convient maintenant de s’interroger sur leur possible mise en question. En ce sens, la thèse 11 commence par être déceptive : elle conteste la conception naïve selon laquelle un mouvement de protestation, et la mise en place d’organes censés rendre justice à des voix négligées (parti, syndicat et autres collectifs), pourraient échapper au jeu des pouvoirs institués. De tels organes répondent à un catalogage déjà établi des supposées minorités oubliées, et donc à une instrumentalisation de celles-ci. Autrement dit, il ne saurait y avoir de position complètement extérieure au réseau des systèmes institués.
12. Une voix ne dispose donc jamais totalement de sa propre voix. Elle est d’emblée embarquée dans des systèmes d’enregistrement qui la disposent comme telle. Toute voix est portée par une autre voix qui la reprend et parle à sa place.
Il y a une dimension intrinsèque de représentation (au sens juridique ou politique) dans l’écoute d’une voix. Le témoin prend toujours la parole à la place de quelqu’un qui se tait. Il porte dans son discours le silence de ce pour quoi il témoigne, et donc en quelque sorte sa propre négation. Il y a donc toujours non seulement une forme de violence, mais quelque chose de l’ordre d’une impossibilité, à se croire autorisé à parler à la place de quelqu’un d’autre. Il ne serait dès lors pas indifférent de percevoir ou non une telle impossibilité, de la revendiquer ou non, pour ainsi dire. Réciproquement, il ne serait pas indifférent de savoir si nous pouvons prétendre parler pour nous-mêmes, sans porte-voix. Il n’y aurait pas de douleur ou de revendication privée, tout comme il n’y a pas de langage privé.
13. Celui qui peut attirer l’attention sur une voix oubliée a déjà été orienté vers elle et l’a déjà distinguée du bruit.
Ce n’est pas seulement la voix elle-même qui ne s’impose pas naturellement, mais aussi son écoute. Répondant par mon attention à une voix que je reprends en charge, je suis toujours déjà formé en quelque sorte pour y être sensible. Autrement dit je réponds parce que j’ai déjà répondu. Mais quel événement premier m’a engagé vers tel ou tel type d’écoute ? Et par quel type d’événement mon relief d’écoutes habituelles peut en arriver à se trouver soudain réorienté ? Si l’écoute est formée par une institution qui la précède, ou par un trajet de réponses déjà orienté, par quel miracle ou par quel type d’événement pourrais-je soudain être sensible à du nouveau ? Pointe ici tout l’enjeu du militant, qui entend être sensible aux voix dans leur revendication à être perçues comme telles. Comment devient-on militant si on ne l’est pas déjà et comment ne pas cesser de l’être à partir du moment où on l’est déjà, c’est-à-dire où l’on s’est déjà reposé sur les certitudes de partages existants ?
14. Il existe des systèmes de repérage plus ou moins ouverts.
J’aime poser cette thèse comme un postulat d’existence, sans autre justification extérieure. Il en va toujours selon moi – en dernière instance – d’une décision en bonne partie arbitraire. Et un point de vue cynique ou sceptique aura toujours beau jeu d’accumuler des faits à l’appui de ses soupçons.
15. L’ouverture d’un système d’enregistrement réside dans sa disponibilité à sa propre restructuration, c’est-à-dire dans son ouverture à de nouvelles nominations.
Nous sommes ici du côté des systèmes de repérage de la voix, après avoir interrogé la possibilité d’une prise en compte extérieure (thèses 11 à 13), et avant d’en venir aux agents insérés dans ces systèmes (thèses 16 à 18). Un tel point, véritablement central, mériterait de toute évidence des développements autrement conséquents. Il faut sans doute qu’un système ouvert accueille des “vides” ou des blancs en son sein. Qu’il les favorise même et encourage leur formation. Par ailleurs, il faudrait sans doute également montrer en quoi la variété et la différenciation des systèmes de repérages peuvent contribuer à elles seules à leur mise en jeu, au contraire d’une restriction unitaire. Par ailleurs, toute institution dépend d’un certain ethos porté par ses représentants : pas de système ouvert sans militants eux-mêmes disposés à accueillir de nouvelles nominations (thèses 19 et 20). Enfin, il s’agirait surtout de montrer en quoi cette finesse du repérage ne se confond pas avec une quelconque efficacité productive, ou avec la souplesse tant vantée par les tenants du nouveau management.
16. Une voix ne se sait jamais complètement comme telle. Elle n’est jamais certaine d’avoir proposé un nouveau repérage, ou un nouveau nom, plutôt que de s’inscrire dans le répertoire des noms disponibles.
Quelle que soit sa position dans le système des places et des légitimations – et l’on sait maintenant qu’une position totalement extérieure n’est pas envisageable – une voix s’inscrit toujours à la fois dans ces systèmes établis et profère donc des noms connus et en même temps elle décale toujours un peu ces nominations reçues. Même dans le plus routinier des systèmes administratifs, l’agent le plus zélé devra tôt ou tard réagir trop vite et proposer des noms qu’il n’aura pas eu le temps de faire correspondre à son cahier des charges. C’est ce que j’appelle la maladresse intrinsèque de l’action pratique, au sens d’un mauvais adressage des requêtes qui surgissent, et de la fragilité des gestes de réponse (Est-ce à moi de répondre ? Et de cette manière-là ? Faut-il même répondre en général ?). On peut dès lors ajouter un corollaire à la thèse 15 : l’ouverture d’un système se mesure à sa capacité à ne pas réagir trop normativement aux maladresses internes qui le parcourent, mais plutôt à les faire fructifier.
17. Une voix ne peut jamais se distinguer totalement d’une part de ses témoins directs, et d’autre part des institutions forgées pour la repérer.
Dévelopement de la thèse précédente. Il me semble que l’on peut distinguer trois positions dans tout événement vocal : la voix « elle-même », puis son premier témoin, plus ou moins direct, et enfin sa reprise fonctionnelle dans les organes en charge de la traiter. Or (maladresse toujours), aucune de ces positions n’est totalement isolable à mon sens. Je suis toujours à la fois témoin de ma propre douleur, de ma propre revendication, celle-ci est toujours partiellement collective, sous le regard de quelqu’un d’autre, et elle s’inscrit toujours partiellement dans des institutions déjà mises en places pour elle. Plus fondamentalement encore, à chacune de ces étapes, nul ne peut être totalement certain que cette douleur, cette revendication ou ce cri en soient vraiment un, et non pas plutôt rien, ou rien de significatif.
18. C’est précisément à travers une telle incertitude que se proposent de nouveaux noms, qui demeurent le plus souvent et pour longtemps inaperçus comme tels. Ils ont été jetés un peu sans savoir, à l’aveuglette.
C’est là le fond de l’affaire pour moi : tenter de penser une créativité pratique en dehors de toute maîtrise calculatrice. Les nouveaux noms – ou les voix définies en tant que lieux de remise en question des partages existants – se produisent toujours maladroitement, à l’articulation des attentes normées et des réponses toujours partiellement déviantes. Pour agir, ou pour exprimer une situation qui me constitue, je ne commence pas par poser une connaissance théorique de ma propre identité, une certitude de la validité de ma cause, et un regard embrassant l’entier des places du système. Dit encore autrement : j’ai toujours déjà agi trop rapidement et de cette avance maladroite naissent toutes sortes de différenciations qui me reviennent comme par rebond et enrichissent mon action. Même si la cause que je défends semble des plus légitimes, s’inscrivant dans une tradition éprouvée et ne souffrant presque aucun doute, sa mise en œuvre la plus féconde viendra toujours des essais hâtifs que j’aurai été sommé d’avancer.
19. Le militant est celui qui tend l’oreille à ces voix et qui perçoit les nouveaux noms. Il réoriente l’attention parce qu’il tend constamment à défaire ses propres grilles de repérage, ou parce qu’il génère constamment de son côté et comme à tâtons de nouveaux noms, qu’il envoie au hasard, en espérant qu’ils en rencontrent d’autres.
De même qu’un système ouvert est celui qui reste disponible à sa propre remise en question (thèse 15), le militant est ici celui qui loin d’être effrayé par la maladresse intrinsèque de toute action pratique et de toute institution, essaie au contraire de l’encourager. Il n’est pas un expert, ni un révolutionnaire professionnel et ne sait jamais avec une entière certitude quelles sont les causes valables, ni même s’il y a seulement des voix à entendre et à faire entendre. Pourtant, il agit bel et bien dans l’urgence et avec détermination, mais sans croire pour autant que les réponses qu’il donne sont définitives et parfaitement adressées. J’entends casser en somme toute prétention à une maîtrise de la voix. S’il y a quelque chose comme une créativité militante, celle-ci résulte pour l’essentiel d’un tâtonnement débordé, et voulu comme tel. Partant, quels que soient les échecs ou les retards, le militant refusera toujours de succomber au désespoir, lequel naît avant tout d’une croyance erronée dans l’adresse experte et dans l’efficacité de l’écoute des voix.
20. Le militant maintient l’institution en état de reconfiguration permanente.
Qui est dès lors le militant ? Un peu tout le monde, maladroitement, sans doute. Et personne n’est là pour le former adéquatement. Sa présence dans une quelconque institution se signalera par contre toujours par un certain style de conduite mal assurée, par un certain flottement salutaire des normes et par une forme de confiance joyeuse dans la fragilité incertaine des voix.