Mineure 54. Luttes de classes sur le web

Y a-t-il une araignée sur la toile ?

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« Ce n’est pas parce qu’on est exploité qu’on est dominé. »
Mario Tronti, Ouvriers et capital (1966-1970)

L’Internet est un moyen technique puissant qui porte le phénomène des réseaux – c’est-à-dire, quand on réfléchit bien, la matrice de toute forme de lien social, de la tribu à la famille, de la communauté à l’organisation, de la micro-institution à l’institution politique et planétaire – à la puissance numérique. Il s’ensuit une accélération de toutes les caractéristiques du lien. En particulier, les liens faibles deviennent exploitables systématiquement, pour le bien comme pour le pire. La toile (ou WEB) est la trace laissée (on devrait dire les multi-traces) par l’activité des liants, des lieurs et des liés.

Du web à la TAZ

La métaphore de la toile (WEB) ou du filet (Net) amène avec elle la capture et donc forcément la question : qui capture quoi ou qui ? Qui tient le filet ? Quelle araignée réagit à la moindre vibration qui traduit une excitation du réseau, par exemple des communications – dont il est fortement question cette année-ci avec les révélations du repenti espion Edward Snowden, après le brave soldat Bradley Manning ?
Dans les termes de Net comme de Web, toile filée, toiles filantes, il y a quelque chose de réjouissant. Le monde morne de Francis Fukuyama où la lutte des classes aurait fait place à l’administration des choses est pour avant-hier ou les calendes grecques, mais pas pour notre monde. Il y a du conflit, des oppositions, des clivages, de la refente, donc du sujet de mécontentement qui devient du sujet de désir, et donc de la constitution de rapport de classes (beaucoup plus important que le résultat proleptique de ce dernier à savoir les classes sociales, anciennes ou nouvelles). Ce conflit peut être de type prise de parole bruyante, violente (voice selon A. O. Hirschman), mais il peut être – j’ai envie de dire, il est définitivement et plus fréquemment – une défection, une fuite éperdue et silencieuse (exit toujours selon Hirschman).

Il paraît étonnant que l’on redécouvre l’antagonisme inhérent au lien (même le lien amoureux peut se convertir en haine, la haine en amour) et que l’on vous indique avec force soulignements que « non, la lutte de classe n’est pas morte », que certains l’ont rencontrée, comme d’autres Dieu. Le lien des liens ne peut faire que le lien ne délie autant qu’il lie.

Mais il y a dans ce filet ou cette toile une mauvaise nouvelle : celle qui hypostasie le réseau en un grand un ce qui a pour effet inéluctable de faire naître un grand Autre, vite devenu celui qui tire les ficelles (comme le panopticon produit l’idée d’un surveillant global) : le chasseur qui lance et rapièce le filet ; l’araignée qui tisse sa toile pour attraper les mouches et les divers insectes qui s’y trouvent piégés.

Rien de tout cela n’éclaire vraiment les diverses parties de chasse qui se déroulent sur la toile. Ce qui dans l’Internet est centralisé et dans le Web, semblable à la toile d’araignée désespérément symétrique, permet toujours d’éclairer le mécanisme de l’exploitation (du travail ou plutôt de l’activité non payée ou ridiculement payée), mais pas ce qui forge la subjectivité négatrice plus que négative. Bref ce n’est pas parce qu’on décrit avec de plus en plus de minutie les processus de capture de l’intelligence collective en réseau, de l’attention des cerveaux et du jeu communicationnel des espaces communs qui deviendront la base des espaces publics de demain, qu’on a saisi le côté libérateur et la puissance de l’Internet et de ses traces polymorphes et multiverses.

« Si la zone d’autonomie temporaire est un campement nomade, alors le Web est le pourvoyeur des chants épiques, des généalogies et des légendes de la tribu ; il a en mémoire les routes secrètes des caravanes et les chemins d’embuscade qui assurent la fluidité de l’économie tribale ; il contient même certaines des routes à suivre et certains rêves qui seront vécus comme autant de signes et d’augures » écrit Hakim Bey dans son livre. Citons l’article Wikipédia en français sur la TAZ (ZAT en français) : « Quand Hakim Bey emploie le mot “web”, celui-ci ne se réfère pas directement au World Wide Web tel que nous le connaissons. Il faut le comprendre dans son sens propre, “la toile”, qui s’immisce dans toutes les failles du “réseau”, du “Net”, et qui constitue le terrain propice à l’avènement d’une TAZ. »

Domination et exploitation

Ne confondons pas exploitation et domination. La toile est l’atelier et le chronomètre du capitalisme cognitif, et sa technique n’est plus la main, mais le cerveau. Son terrain est le complexe et l’intangible lieu de tous les tours et entourloupes, mais dans tous les sens et de tous les sens. Et dans cet atelier où qui croyait étreindre les corps brasse des fantômes, tandis que l’utopiste rêveur sécrète des couches de réalité comme des objets transplantés – bien malin qui peut dire qui domine.

Pour l’instant, la partie est ouverte. On a entendu le pire sur Google, sur Facebook (comme autrefois sur la publicité) jusqu’au jour où Julian Assange a conjugué les fuites (leaks) et la rapidité commune (wiki) pour créer un choc planétaire sur l’information endormie depuis le Citizen Kane ou Cinq colonnes à la une. Edward Snowden a transformé l’essai au moment où on avait oublié que Julian Assange était assiégé dans la toute petite ambassade de l’Équateur à Londres. Jusqu’au jour aussi où des gouvernements « démocratiquement élus » (Aznar en Espagne, Morsi en Égypte) et des autocrates (Ben Ali, Moubarak) sont tombés comme autrefois l’absolutisme avait été sapé par des libelles ou des pamphlets.

La mariée n’est jamais assez belle. On chipote sur l’aliénation des « larges masses », sur le nombrilisme, le narcissisme du citoyen qui livre des données personnelles sans aucune prudence. De plus raffinés nous expliquent gravement que la politique dans son essence est atteinte par ce « Tout, tout de suite », que le bottom up (l’innovation ascendante) ou l’horizontalité minant l’autorité hiérarchique fonctionnent toujours avec de nouvelles formes de représentation, de médiation, que la nétocratie se substitue à l’aristocratie.
Dont acte, mais là n’est pas la question. Oui ou non, ces formes nées dans l’Internet partagé par un grand nombre et une toile proliférant dans de multiples directions, constituent-elles des moments de libération, de renversement de la domination ? Quand bien même l’exploitation des salariés, des auto-entrepreneurs, des précaires resterait là massivement, le plus important est ailleurs : ce qui a changé dans l’histoire du mouvement ouvrier, dans sa constitution comme classe pour soi et non en soi, ce n’est pas l’exploitation. Cette dernière a changé d’habit ; elle a reculé sous ses formes les plus bêtes et méchantes, mais en revanche elle s’est diversifiée, raffinée. Ce qui a changé la donne, c’est que ponctuellement, par moments, la domination a changé de camp, la peur aussi.
Mais en quoi ce que vous racontez là diffère-t-il de la fameuse thèse de Lukacs pour qui l’émergence d’une classe sociale est son avènement à une prise de conscience de son exploitation ? En ceci : la prise de conscience a été conçue pour le marxisme orthodoxe du mouvement ouvrier, comme la connaissance des mécanismes objectifs et en soi de l’exploitation. C’est cela qu’il faudrait « dévoiler » pour dessiller les yeux aliénés des exploités. Mais on peut se demander si les usagers du Net, les travailleurs du click, les saisisseurs de données, les administrateurs de réseaux, les producteurs des big data ont besoin qu’on vienne leur expliquer à quel point ils sont aliénés parce qu’ils sont exploités. Ils auraient plutôt envie que l’on montre comment la domination du capitalisme cognitif – qui se travestit derrière les oripeaux du capitalisme industriel, comme la plus-value relative s’est très longtemps servie de l’arme disciplinaire et politique de l’esclavage, de l’exclusion sociale et de la plus-value absolue – n’est pas la conclusion logique, nécessaire et sempiternelle de l’exploitation.

Dans l’Internet, il faut montrer ce qui transforme l’exploité de force dominée et passive en force dominante. Querelle de mots ? Sans doute pour une partie. Mais pas complètement. Par exemple, dans la toile, la trace intéressante n’est pas celle de la participation (version élémentaire du Web 2.0), de la fourniture de données personnelles (version marketing un peu plus raffinée en temps réel), mais les trous dans la toile, les phénomènes de fuite, d’exode, l’intelligence collective vivante qui seule parvient à auto-indexer une masse de données aussi tsunamesques et inexploitables qu’Echelon ou PRISM.
La nouvelle exploitation est prisonnière de la puissance des exploités
Pour mettre en évidence la puissance potentielle du numérique en réseau et du réseau des réseaux, il faut revenir à la spécificité de l’exploitation sous le capitalisme cognitif. Ce n’est pas pour rien que nous avons développé, dans notre livre sur le capitalisme cognitif et dans l’article en allemand Marx en Californie, une théorie spécifique de l’exploitation. Le capitalisme cognitif est différent des deux autres formes de capitalisme qui l’ont précédé historiquement en ce qu’il est capable d’exploiter la force d’invention (et pas seulement la force de travail), le travail vivant en tant qu’il est vivant, subjectivité en activité inter-agissante. Cette faculté chez lui va de pair avec la transformation concomitante de ce que Marx appelait la force de travail, qui est devenue l’activité des multitudes, dont la trace est captée dans des dispositifs numériques. Elle va de pair aussi avec un gigantesque mouvement de dévalorisation radicale de l’activité manuelle et du travail immatériel, quand ce dernier est codifié et/ou codifiable dans des droits de propriété. La valeur économique se déplace donc vers les intangibles ou immatériels non codifiés ou carrément non codifiables par définition : l’invention, la coopération, le care, la prise de décision intelligente dans des milieux risqués ou en situation complexe (les « cygnes noirs » de Nicholas Taleb), mais aussi les affects comme l’empathie, l’amour, le désir et l’attention – le désir étant l’attention du corps.

Mais la subtilité de ces intangibles de halo qui relèvent de l’esprit de finesse et non de géométrie, c’est qu’il faut, pour qu’ils se déploient et soient tracés, que l’activité vivante des multitudes soit préservée et non réduite. Il faut des plateformes de coopération. Il faut doter le « pronétariat » ou le précariat, autant que la classe créative qui n’en est qu’une partie, de la puissance. Sans lui donner le pouvoir, lui donner du pouvoir, de l’espace.
Si l’on rabat l’exploitation sur les veilles formes, les vieux sujets et la force de travail, on perd l’activité, l’intelligence collective. On en fait un salariat attaché à de nouveaux objets. On ramène les intangibles « de degré deux », ou « de halo », à des intangibles déclinables en bons vieux droits de propriété. Et du coup, on perd le cœur de la lutte de classe sur la toile et l’Internet : la bataille contre les nouvelles clôtures des espaces communs qu’ils soient les biens communs communaux des sociétés traditionnelles (Cochabamba pour l’eau), ou les nouveaux biens communs numériques (les batailles de format, logiciels libres et pas simplement open source).

Or les modifications du droit et la fébrilité législative l’attestent, le capitalisme cognitif a de très sérieux problèmes avec les rapports de propriété : il doit laisser se développer l’activité des multitudes, mais celle-ci met en crise constante le partage marchand vs. non-marchand en revendiquant de nouveaux espaces de liberté – « liberté » étant ici synonyme de libre de droits d’appropriation privative. La bataille contre les nouvelles clôtures est l’événement politique majeur de la phase d’accumulation primitive du capitalisme cognitif dans laquelle nous nous situons depuis 1985. Il y a des razzieurs, des esclavagistes, des pirates, des corsaires (c’est sans doute comme cela qu’il faut définir Google et Facebook). Il y a aussi des îles Tortue, des inventions comme la boucanerie numérique (les hackers). Le reste est littérature à côté.

Résister à une nouvelle vague de mélancolie

Je crois que la véritable vague de mélancolie qui s’abat sur la toile provient de cette mauvaise appréciation de la spécificité de l’exploitation dans le capitalisme cognitif. Reprenant les rengaines de l’École de Francfort qui, à l’âge des utopies totalitaires de l’homme et du travailleur total, avait conclu à l’omnipotence de l’intégration dans le capitalisme par la consommation et l’art de masse, les critiques de l’homme réticulaire ont des accents indéniablement mélancoliques. La critique se fait dévoreuse de ses propres enfants quand elle piétine le peer to peer, le copyleft, l’art libre, les plateformes coopératives, les Fablab.

L’innovation retomberait fatalement dans les griffes d’Apple (iTunes, iCloud), de Google, des réseaux sociaux, d’Amazon (premier hébergeur de nuages). On pense ici au constat brillant et désabusé de Dominique Boullier dans sa discussion avec Nicolas Colin et Henri Verdier, auteurs de L’Âge de la multitude. La flibuste ou les pirates auraient vécu, tout comme les mythiques TAZ d’Hakim Bey.
Il me semble que ce bilan est mélancolique au sens où il méconnaît ce que la nature profonde du capitalisme cognitif le porte et le portera à faire. Sur la bataille des nouvelles clôtures par exemple, paradoxalement les choses avancent du côté des antiques biens communs. Le principe de la terra nullius qui avait inspiré toutes les politiques d’appropriation par les colons européens des terres des Amérindiens ou des peuples aborigènes est en train d’être chassé du droit international – ce qui va évidemment de pair avec l’émergence d’un droit écologique qui traduit les exigences systémiques de la biosphère.

On ne construit pas un sujet actif, collectif, empathique, intelligent, politique du NET et de l’Internet sur la passion triste de la mélancolie. Souvenons-nous de cette phrase de Stephan Zweig dans la Confusion des sentiments (1927) : « Étant elle-même beauté, la jeunesse n’a pas besoin de sérénité : dans l’excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et dans sa naïveté, elle se laisse volontiers vampiriser par la mélancolie. »
Il n’y a pas de stratégie de l’araignée sur la Toile. Il n’y a pas une toile, et encore moins une araignée sur la toile, qui tisserait méthodiquement la fin des mouches. Parfois la mélancolie a le regard aigu de celle de Dürer. Mais l’acédie moderne, cette absence de désir devant la profusion, produit incontestablement des araignées au plafond.