L’article analyse la série photographique Danse macabre avec jeune fille de Birgit Jürgenssen selon deux axes : le concept de masque et l’enchevêtrement de deux thèmes iconographiques. En s’inscrivant dans un espace archaïsant, où apparaissent des éléments burlesques, les photographies de Jürgenssen des années 1979 et 1980 sont, comme chez Bakhtine, un éclat de rire contre la culture dominante. Dans ses travaux graphiques et photographiques des années 1970, Birgit Jürgenssen recourait fréquemment à des stratégies de bouffonnerie et de clownerie. Reprenant délibérément des images féministes, jouant de l’ironie et de la parodie, elle s’attaquait principalement aux relations de genre et aux conventions de la représentation de la féminité. Il lui est arrivé aussi à plusieurs reprises de commenter et de transformer l’iconographie et la mascarade propres à l’épouse et à la femme au foyer, dans l’Autriche d’après-guerre. En 1979 et 1980, elle a pourtant produit des séries de photographies qui introduisaient des masques et des jeux de masquage dans un contexte archaïque, en les faisant entrer en résonance avec le folklore et, par exemple dans Totentanz mit Mädchen (Danse macabre avec jeune fille – 1979/80 ; photographies noir et blanc, chacune 40 x 30 cm), avec les images du Moyen Âge ou des débuts de la modernité ([[Cf. mon article « Clownerie statt Maskerade. Birgit Jürgenssens fotografische Arbeiten der 70er Jahre », in Gabriele Schor (ed.), Zusammengehalten durch Kunst – Held together with art, Vienne, Museum für Angewandte Kunst, Ostfildern, Sammlung Verbund, 2007 (à paraître).). Dans la Danse macabre avec jeune fille, elle utilise une sorte de masque conceptuel qui compose tout de suite une personnalité, dans toute sa fugacité, et qui précède ainsi les modes critiques de la représentation de la féminité comme jeu de masques, de la féminité comme mascarade, même si la confrontation entre la jeune fille et la mort, ainsi personnifiée, appartiennent – construction par excellence d’une antithèse – au royaume de la métaphysique du genre. Le masque peut être enfilé ou retiré, il sert de double inversé et il est aussi de forme de dissimulation ; il se charge de toute l’affection de celui/celle qui le porte, et Birgit Jürgenssen y tient elle-même particulièrement. L’ombre monstrueuse tient le rôle du tiers, elle synthétise dans son démembrement la confrontation entre la jeune fille vêtue/dévêtue – drapée d’étoffes, autrement dit – et le masque de la mort. Tous trois apparaissent sur un morceau de toile blanc suspendu à la verticale, un linceul, pour former ensemble une vera icon, suggérée avant tout par le drapé de l’étoffe.
Ces photographies ambiguës, dans leur flottement entre horizontalité (allusion au lit de mort) et verticalité, comme dans leurs effets d’ombrage délibérés, pointent une corrélation entre la toilette d’un cadavre et la formation de l’image, entre la perte et la guérison – soit les mythes d’origine dans l’art du portrait ([[En ce qui concerne l’art du portrait comme « travail du deuil » (Trauerarbeit), voir le commentaire de Nicola Suthor à propos de Pline l’Ancien, in Rudolf Preimesberger et al. (eds.), Porträt. Geschichte der klassischen Bildgattungen in Quellentexten und Kommentaren, Berlin, Dietrich Reimer, 1999, p. 117-126.).
Alors qu’au début du XVIe siècle, la confrontation entre la mort et la jeune fille était souvent représentée comme un acte violent, comme un vol, par exemple dans le travail de Hans Baldung Grien, où diverses représentations de la mort la montraient comme une forme sombre et sinistre, squelettique, abordant par derrière la jeune fille pâle et presque nue, l’attrapant par la longue chevelure, tentant de l’encercler par la force, de l’embrasser et de l’entraîner ([[Cf. Philippe Ariès, Images de l’homme devant la mort, Seuil, 1983. À propos des inventions picturales de Hans Baldung Grien, Cf. Joseph Leo Koerner, The Moment of Self-Portraiture in German Renaissance Art, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1993, notamment le chapitre 14.). La jeune fille prend ici la mort dans ses bras ; elle consent à la confrontation. Elle ne paraît pas dire : « Va-t’en, ah, va-t’en ! Disparais, odieux squelette ! Je suis encore jeune, disparais! Et ne me touche pas ! » Elle paraît croire, plutôt, aux mots de la Mort : « Donne-moi ta main, toi belle et tendre. Je viens en ami non pour te punir. Sois courageuse, je ne suis pas cruelle. Tu dormiras apaisée dans mes bras. » ([[La transcription musicale de ces vers de Matthias Claudius a fourni le titre et le thème du second mouvement du quatuor à cordes n°14 en ré mineur D. 810, La Jeune Fille et la Mort, de Franz Schubert.)
La Jeune Fille et la Mort – dans le caractère privé de la confrontation individuelle – s’entremêle ici à la danse macabre, dont on sait que la mise en scène se caractérisait souvent, dans la peinture et les estampes du Moyen Âge tardif, par une décomposition en une série de figures, chaque squelette tenant l’un des vivants par la main – et les vivants étaient eux-mêmes fréquemment disposés selon leur position sociale ([[Cf. Hélène et Bertand Utzinger, Itinéraires des danses macabres, Chartres, Jean-Michel Garnier, 1996 ; voir aussi le site de l’ Europäische Totentanz-Vereinigung : http://www.totentanz-online.de/totentanz.htm.).
Birgit Jürgenssen tire de cette danse une série de photographies ([[Cf. le catalogue Birgit Jürgenssen, Früher oder Später, Weitra, Bibliothek der Provinz, Linz, Landesgalerie Oberösterreich, 1998.), où, à travers des poses changeantes, selon les formes que prend la confrontation, se dessine une relation intime entre deux personnes, le scénario d’une séduction réciproque.
Bien que Birgit Jürgenssen apparaisse le plus souvent dans ses photographies, elle ne s’inscrit pas pour autant dans l’art du portrait et ne saisit pas la capacité qu’il offre de dépasser la personnalité par le recours au masque (comme dans le travail de Cindy Sherman, bon nombre de ses photos laissent ainsi apparaître, au centre de la scène, le câble qui permet d’actionner l’obturateur à distance). Dans la Danse macabre, c’est elle qui prend toutefois le contrôle sur la confrontation. Ce n’est donc pas un regard masculin qui définit la jeune fille comme l’une des deux figures de l’Autre – du moins dans la mesure où il est possible d’échapper à la constitution de l’identité à travers le regard de l’Autre. Birgit Jürgenssen tient le rôle de la jeune fille, se l’approprie, et provoque ainsi l’effondrement du double inversé. L’œil est d’abord attiré, pourtant, par des alignements : alignements d’un visage blanc et d’un masque blanc, celui d’une tête de mort ; de la colonne vertébrale et du bâton qui permet de tenir le masque devant le corps, comme il devait être possible de le voir dans les processions médiévales ; de deux corps étendus ; dans quelques photos, aussi, la disposition parallèle des seins, dont les bouts, peints, percent sous une étoffe transparente ; le noir correspondant aux ouvertures pour les yeux, dans le masque ; et par-dessus tout la fusion des ombres.
Lorsque Birgit Jürgenssen interprète sa ronde, en arborant le masque de la mort qui n’apparaît pas comme un revenant dangereux, elle « danse » parfois nue, comme on peut le voir dans quelques-unes des photographies, parfois portant différents vêtements et étoffes. Des étoffes simples, qui tombent en drapé – une chemise dans un cas – rappellent le motif du vol du linceul, témoignage ultime de l’envoûtement par la mort ([[Cf. Hanns Bächtold-Stäubli (ed.), Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, vol. 8., Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1987, pp. 1098-99.). Ces photographies ne sont pas en noir et blanc par hasard : les non-couleurs permettent de tenir les complémentaires à l’écart, elles permettent aussi, dans la mesure du possible, de faire converger les teintes de gris. Elles ouvrent enfin l’espace quasi mythique, ou archaïque, que Jürgenssen recherchait à l’époque dans d’autres séries ; c’est l’espace qu’évoquaient les surréalistes – principalement dans ses rapports avec l’ethnographie, dont Birgit Jürgenssen revendique d’ailleurs les concepts et les méthodes esthétiques ([[Conversation entre Birgit Jürgenssen et Rainer Metzger, in Kunstforum International, n°146, 2003, p. 243.), mais c’est aussi l’espace où Elfriede Jelinek a fait jouer récemment ses Drames de princesses : La Jeune Fille et la Mort ([[Elfriede Jelinek, Drames de princesses : La Jeune Fille et la Mort (1-4), Paris, L’Arche, 2006. Cf. aussi Tom Sellar (ed.), Elfriede Jelinek and The Princess Plays, Durham, Duke University Press, 2006.).
Dans les œuvres d’Elfriede Jelinek, inspirées de la lecture du mythe de Roland Barthes, les princesses des contes de fées – la belle Blanche-Neige, embarquée dans sa quête de la vérité par-delà les sept montagnes, qui se retrouve pourchassée, assassinée et finalement étendue dans un cercueil de verre ; ou la Belle au bois dormant, murée dans son sommeil, attendant le prince qui saura la réveiller de son baiser (et pour quels effets ? C’est bien la question : « Quel pays entends-tu gouverner ? Le mien, je parie. » ([[Ibid.) – ont le droit de parler tout autant que Jackie (Kennedy) avec sa rivale Marilyn Monroe, ou Sylvia (Plath) et Inge (Bachmann), qui se cassent la tête sur le Mur invisible de Marlen Haushofer lorsqu’il est question de revendiquer un langage féminin, la possibilité pour une femme d’être une auteure, et d’être visible en tant que telle. Dans le jeu qu’elles entretiennent avec cet espace mythique, Jürgenssen et Jelinek emploient toutefois des moyens opposés : tandis que la dernière, en héritière de Patricia Highsmith et de son recueil Toutes à tuer (Little Tales of Misogyny, 1977), adopte, sarcastiquement, un regard quasi masculin, Jürgenssen transforme le thème de l’image depuis une perspective féminine.
En sélectionnant quatre photographies de cette série et en adaptant leur format à la publication de son catalogue, Früher oder Später ([[Birgit Jürgenssen, op. cit., p. 11, 13.), Birgit Jürgenssen place la Danse macabre avec jeune fille en rapport avec sa série de la même époque, Sans titre (1979, photographies noir et blanc, chacune 23 x 18 cm), où son corps apparaît enveloppé dans un masque-de-corps burlesque. Ici semble se dérouler, en contraste avec la Danse macabre, un véritable combat – il paraît s’agir de deux personnes, confinées dans un masque unique, une sorte d’angoisse enjouée ; la tête et la partie supérieure du corps se confondent dans un sac ; les symboles de parties génitales féminines, peints de manière enfantine, convergent pour former un visage. Pris avec les jambes-qui-ressemblent-à-des-étoffes du masque-de-corps, ils forment une forme féminine à quatre jambes – masque et poupée, animal et être humain combinés : combien de personnes peuvent-elles se tenir derrière un masque ? Combien de masques une personne peut-elle (sup)porter ? Et quelle différence y a-t-il entre un masque, un visage et un corps ?
L’alternance de vues de face et de dos dans les séries de photographies – un dispositif de la mise en scène – indique un mouvement rotatif, une danse. L’inversion des seins et des yeux, des parties génitales et de la bouche, mais aussi l’indice d’une présence matérielle, corporelle, de la menstruation dans la Danse macabre, relèvent toutes des activités insensées, carnavalesques, qui font d’après Bakhtine tout l’intérêt de ces festivités, en ce qu’elles constituent un renversement productif de l’ordre social, un rire contre-culturel qui s’affronte sans crainte à un sujet tel que la mort ([[Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1990.).
Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin