Depuis environ un quart de siècle, la réflexion morale s’est donné un nouvel objet : l’environnement. Issue, principalement aux Etats-Unis, d’une réflexion sur la nature sauvage -wilderness – et le devoir de la préserver, l’éthique environnementale se partage entre deux courants. Le premier est à la recherche d’une théorie générale de la valeur morale, d’un principe abstrait, universel, qualifiant des entités individuelles : la valeur intrinsèque des entités vivantes mérite le respect. L’autre a trouvé chez un forestier américain, Aldo Leopold, une éthique de la communauté biotique, il s’agit de comprendre comment la nature peut être une communauté dont nous sommes membres et dans laquelle il nous est possible de bien nous conduire.
For approximately a quarter of a century, moral reflection has turned to a new object: the environment. Environmental ethics has emerged primarily in the United States out of considerations on Nature in the wild state – the wilderness – and the duty to preserve it. As such, it divides into two trends. The first seeks to develop a general theory of moral value, an abstract, universal principle qualifying individual entities, such that the intrinsic value of living entities deserves our respect. The second, first formulated by an American forester, Aldo Leopold, is an ethics of the biotic community: how Nature can be a community of which we are members, and in within which it is possible for us to conduct ourselves well. Depuis un peu plus d’un quart de siècle, la réflexion morale s’est donné un nouvel objet : l’environnement. Au début des années 70, le besoin d’une éthique environnementale a été formulé et tout un débat s’est développé sur ces problèmes : différentes tendances philosophiques s’y sont exprimées, des questions critiques ont été déterminées. Une littérature importante a été publiée, des revues s’y sont consacrées, en particulier, depuis 1979, Environmental Ethics, des congrès internationaux se sont tenus. L’éthique environnementale existe, comme une réflexion philosophique qui a su associer les questions morales classiques (qu’est-ce que la valeur ? comment distinguer le bien et le mal ? le pluralisme est-il nécessaire ?) et les problèmes contemporains qui font de la nature l’objet d’un débat philosophique.
Ce débat affecte plus particulièrement la communauté de langue anglaise, américaine principalement, mais avec une très remarquable extension du côté du Pacifique, jusqu’en Australie. La France, jusqu’à présent, est très largement restée à l’écart. Sans doute la crise environnementale n’y est-elle pas ignorée, dans ses effets globaux ou locaux : la couche d’ozone et son trou, l’effet de serre, les pluies acides, la destruction des forêts tropicales, la pollution des nappes phréatiques par les nitrates, l’érosion de la bio-diversité…, ont retenu l’attention. Mais, dans les pays de langue anglaise, la crise environnementale a été entendue comme une incitation à redéfinir les rapports de l’homme et de la nature, à ne plus voir dans celle-ci un simple réservoir de ressources à la disposition des hommes, à remettre en question l’anthropocentrisme moral, à développer, donc, une nouvelle éthique. En France, on a longtemps considéré que le problème était d’abord scientifique et technique et que les questions d’environnement relevaient de l’expertise : la rencontre entre science et politique, ainsi organisée, rendait inutile la recherche d’une éthique, jugée dangereuse ou douteuse([[Un bon exemple de cette attitude est le livre de Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, 1992. S’il peut dénoncer aussi allégrement les éthiques environnementales, c’est qu’il juge que les problèmes écologiques relèvent entièrement de la compétence technique.). Serait-ce que, lorsque l’on parle anglais, on pense que le sens moral est la chose du monde la mieux partagée et l’on s’adresse d’abord aux sentiments moraux de ceux que l’on veut convaincre, alors que pour des Français, ce serait plutôt au « bon sens » ou à « la raison » de chacun que l’on s’adresse, en cherchant à montrer que la solution proposée est scientifiquement validée ?
Pour un Américain, il va de soi que le rapport de l’homme à la nature est moral : il engage non seulement l’individu, mais aussi la collectivité, des valeurs s’y investissent. Cela tient au rôle central qu’a joué la nature dans la formation de l’identité nationale américaine. Sans doute, pour les colons qui débarquèrent, dès le XVIIe siècle, sur le continent américain, la nature – et les Indiens qui s’y trouvaient – fut-elle perçue comme un milieu hostile et dangereux, à conquérir et à transformer. L’heure n’était pas à la célébration de la nature sauvage : c’est l’affaire de Chateaubriand d’exalter sa nuit passée dans « les forêts du Nouveau Monde ». « On s’occupe beaucoup en Europe des déserts de l’Amérique, remarque Tocqueville, mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les trouvent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers ces déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature([[Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, chap. XVII, Paris, GF, 1981, t. 2, p. 94.). » Roderick Nash a montré comment la mentalité puritaine des colons américains avait donné une dimension religieuse à cette haine de la nature sauvage, symbole des forces du mal et de l’anarchie, d’une licence païenne qu’il fallait réduire et dompter([[Roderick Nash, Wilderness and the American Mind, 3è édition, Yale University Press, 1982. ).
La wilderness ne parait admirable que lorsqu’elle n’est plus à craindre : la valorisation de la nature sauvage est un sentiment importé d’Europe, développé dans l’élite aristocratique ou intellectuelle de l’Est des États-Unis, depuis longtemps à l’abri des duretés de la vie des pionniers. C’est très tôt, cependant, dès l’Indépendance, que les Américains ont vu dans la nature ce qu’ils avaient en propre et que l’Europe ignorait : des étendues immenses qui absorbaient les hommes. Les voyageurs, en quête de découvertes, accompagnent les pionniers défricheurs. Hoffmann, un journaliste new-yorkais, découvre les Adirondacks en 1836, qui attirent les amateurs de décor sauvage. Audubon présente dans les Oiseaux de l’Amérique (1827-1838) les beautés naturelles de la faune sauvage. En parvenant dans les forêts californiennes, les pionniers trouvent les séquoias géants plus impressionnants que les grizzlis. Ces arbres ne sont pas tous abattus et débités en bois d’œuvre. Ils deviennent aussi des objets de curiosité, puis de vénération, que fixent peintres et photographes. Dans ces arbres millénaires, contemporains de la plus haute antiquité biblique, les Américains découvrent un passé qui les met à égalité avec l’Europe, et même en position de supériorité : car le passé européen est celui de l’esclavage antique ou de la servitude féodale, alors que la nature leur apparaît comme le symbole de la liberté, le reflet de la création divine, que n’a pas souillée la méchanceté humaine. Lorsque, en pleine guerre de Sécession, Abraham Lincoln, le 1er juillet 1864, accorda à l’État de Californie la propriété inaliénable de la Yosemite Valley, et de ses arbres géants, « pour le bien de son peuple, et de sa récréation », il fit de la nature, ainsi préservée, un symbole national de la République américaine.
En 1854, Henry David Thoreau, publie Walden ou la vie dans les bois. Il y raconte ses deux années passées à vivre seul dans une cabane qu’il a construite lui-même, au bord de l’étang de Walden, près de Concord, Massachussets. Ami de Nathaniel Hawthorne et d’Emerson, Thoreau appartient à ce courant de la philosophie américaine nommé transcendantalisme, qui développe une vision religieuse de la nature, postulant une correspondance entre le domaine supérieur de la vérité spirituelle et le monde des objets matériels. Sa présentation de sa vie dans les bois a des résonances rousseauiste : mérites de la solitude, éloge du travail physique – on apprend plus en sarclant des haricots que dans toute une bibliothèque, mise en cause des prétendus avantages d’une civilisation qui rend les hommes dépendants les uns des autres… L’éloge de la vie sauvage et de ses vertus morales est une critique du matérialisme utilitariste de la civilisation américaine. Dans les bois de Walden, Thoreau suit la trace des Indiens, et les transcendantalistes, dénonçant l’injustice d’une société blanche qui exclut les Indiens et les Noirs, ont condamné l’esclavage. Thoreau rejette la quête impossible, pour les colons, d’une identité américaine, quand celle-ci se trouve dans la non-identité, dans la constante migration : « je quittai les bois pour un aussi bon motif que j’y étais allé », conclut Thoreau. Sa philosophie de la nature est l’épreuve critique de l’américanisme.
L’apologie de la nature sauvage, dont Thoreau et Emerson exposent la philosophie, inverse la valeur de la nature : de détestable, elle devient admirable. On ne sort pas, pour autant, du puritanisme. Les colons de Nouvelle Angleterre avaient fui l’Ancien Monde, pour fonder, dans le Nouveau, une communauté spirituelle, non pour y trouver les facilités du confort individuel et matériel. Lorsqu’il apparut que c’est cela qui avait été atteint, on put se demander si ces réussites, moralement suspectes, méritaient, pour les obtenir, qu’on ait détruit la nature sauvage. L’appel à la préserver est toujours un appel à la dimension collective du projet américain, à son sens de la communauté.
James Fenimore Cooper développe une littérature de la prairie, extrêmement populaire, qui montre que la nature sauvage n’est pas seulement un obstacle à détruire, mais qu’elle a de la valeur, par son influence morale, comme source de beauté et comme lieu d’aventure exaltante. On découvre que la nature sauvage façonne le pionnier alors même qu’il la défait. En 1893, quand la colonisation s’achève, et que la frontière disparaît, Frederick Jackson Turner, dans des essais historiques, en dégage la significatio : « la nature sauvage a dompté le colon », d’immigrants européens, elle a fait des Américains. Il associe ainsi l’esprit de la frontière et les caractéristiques fondamentales de la démocratie américaine : l’égalité, la liberté. Dans leur rencontre avec la wilderness, les individus acquièrent une confiance en eux-mêmes qui rend possible l’auto-gouvernement. La démocratie est un produit de la forêt. Le mouvement de protection de la nature s’enracine dans une contre-culture, mais fait tout autant appel aux mythes fondateurs, à la fois religieux et politiques, de la nation américaine.
Il apparut que la disparition définitive de la wilderness serait une perte irréparable pour l’identité américaine. L’admiration de la nature sauvage se développa en volonté de la préserver. Dès 1834, on fit une réserve nationale des Arkansas Hot Springs, et la formation du parc de la Yosemite Valley fut suivie, en 1872, par la création du parc national du Yellowstone, puis de celui des Adirondacks en 1885, mouvement qui devait aboutir à la codification des pratiques de protection de la nature dans le Wilderness act de 1964 et au classement, en 1980, comme réserve naturelle, par le Président Carter, d’une partie de l’Alaska plus grande que la Californie.
Né en Écosse, dans une famille calviniste, immigré à onze ans dans une ferme du Wisconsin, John Muir fut l’infatigable promoteur de cette politique de conservation de la nature. Parcourant les États Unis, dans les années 1870, c’est enfoncé jusqu’à mi-corps dans les marécages du Nord de la Floride, au risque d’être dévoré par les alligators, qu’il exalte les mérites de la vie sauvage. Il en popularise le culte, dirige les campagnes pour la formation des parcs nationaux et la défense de ceux qui existent :: il fonde le Sierra Club, qui sera, et reste, une des associations les plus importantes de défense de l’environnement. Disciple d’Emerson, il attribue à la nature une valeur religieuse. Alors qu’il s’oppose à la construction d’un barrage dans une vallée californienne, il qualifie la nature comme un « temple » ou un « sanctuaire » : transformerait-on, s’indigne-t-il, une cathédrale européenne en réservoir d’eau ?
Bien que John Muir ait affirmé la valeur intrinsèque de la nature, ait appelé au respect des droits de la création tout entière, dans la préservation de la wilderness on cherche d’abord la conservation de curiosités naturelles, d’un patrimoine artistique comparable à celui des musées européens, le maintien de terrains d’aventure où mettre à l’épreuve des qualités humaines de résistance et d’énergie. Que l’on y voit un lieu sacré, reflet de la volonté divine, ou le miroir de la mentalité démocratique et communautaire américaine, c’est un symbole que l’on protège dans la nature.
Cela conduit cependant au développement de pratiques effectives de protection des espaces naturels, qui ont aussi des raisons plus directement matérielles. L’inévitable épuisement de l’exploitation minière des forêts du Nouveau Monde conduisit l’État américain à la création de réserves forestières sous contrôle fédéral. Formé en Europe, aux méthodes de sylviculture allemande et française, G. Pinchot est ainsi, à la fin du XIXe siècle, le pionnier aux États-Unis d’une gestion rationnelle des forêts et de l’environnement. Egalement forestier de formation, Aldo Leopold commence sa carrière, en 1909, dans l’Arizona et le Mexique, où il est chargé de la protection de la faune sauvage. Tout au long de sa vie, il mena avec succès une politique de protection de la nature au sein du Système forestier national. Contemporain des développements modernes de l’écologie, Aldo Leopold développe une conception nouvelle de la nature, alliant le sentiment classique de la wilderness au souci de prendre en considération les développements contemporains de l’écologie : débarrassée de son aura religieuse, la nature devient l’objet central de sa préoccupation. L’Almanach d’un comté des sables, le livre où il résume son expérience et qui fut publié peu après sa mort (en 1948), a eu un immense succès. S’y joignent la tradition américaine, incarnée par Thoreau, des livres de nature, du récit de ce-que-j’ai-vu-dans-la-forêt et une vision de la nature informée par la connaissance scientifique, et qui débouche sur la formulation d’une land ethic, d’une éthique de la terre. C’est cette rencontre entre le sentiment populaire et national de la nature, et la précision et la rigueur scientifiques, qui peut expliquer que les États-Unis ont été un point central du développement de la réflexion morale sur la nature provoquée par la crise environnementale.
La crise environnementale, c’est d’abord la manifestation de choses qui, jusque-là, semblaient aller de soi, que l’on pouvait ignorer : l’air que nous respirons, l’eau que nous buvons, la pluie qui nous mouille, le soleil qui nous chauffe, les prairies ou les forêts qui nous entourent, tout cela semblait devoir être toujours là, ressources inépuisables et sur lesquelles nous avions peu de pouvoir. La découverte que nous avions ce pouvoir, fut, en même temps, la celle de la fragilité de notre environnement naturel et de la nécessité de nous en préoccuper. Dans les années 60 (du vingtième siècle), on a commencé à en venir à l’idée que la poursuite indéfinie de la croissance économique et du développement technologique conduisait à l’épuisement des ressources naturelles, alors que la multiplication des conséquences involontaires et dommageables de nos interventions techniques entraînait des destructions irréversibles de notre environnement, et un accroissement des risques naturels ou technologiques. Au croisement d’une ambition de protection de la nature et d’une volonté de prévention des risques est ainsi apparu un souci éthique : nous avons besoin d’un contrôle normatif de nos activités dans la nature. La réflexion morale s’est développée autour de deux types de problèmes : l’un qui engageait les rapports entre les hommes et leurs objets techniques (cela été, par exemple, la réflexion de Jacques Ellul, en France([[ELLUL, Jacques, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954), l’autre qui mettait en question les rapports de l’homme et de la nature : cela a conduit au développement des éthiques de l’environnement.
Dès 1967, Lynn White Jr, recherchant eles racines historiques de la crise écologiquee a mis en cause le christianisme. Celui-ci, en posant que l’homme a été fait à l’image de Dieu, le met à distance de la nature, simple chose créée, qu’il peut utiliser et détruire à sa guise. C’était indiquer que la solution aux questions environnementales supposait une remise en cause radicale des traditions occidentales enracinées dans les conceptions religieuses. Un philosophe britannique, John Passmore, lui a répondu dans, Man’s Responsibility for Nature (1974). Montrant que les textes religieux (et tout particulièrement la Bible) n’impliquaient pas nécessairement l’attitude dénoncée par Lynn White Jr, et que celle-ci devait être plutôt imputée à l’humanisme conquérant de Bacon et de Descartes, Passmore s’efforce d’établir que la tradition philosophique, morale, scientifique et religieuse occidentale dispose d’un arsenal théorique et idéologique suffisant pour faire face aux problèmes posés par la crise environnementale. Il développe ainsi une morale de la responsabilité humaine que l’on peut rapprocher de la définition de la responsabilité (comme engagement global vis-à-vis de nos actes à venir) exposée par Hans Jonas dans le Principe responsabilité([[Jonas, Hans : Le Principe responsabilité, 1979 (trad.fr. Éditions du Cerf, 1990)).
Mais il ne s’agissait que d’une responsabilité pour (for) la nature et non à l’égard (to) de la nature. Dans une approche comme celle de Passmore, qui correspond à la vision habituellement reçue de la morale, les êtres humains (parce qu’ils sont raisonnables, libres et conscients de l’être) sont considérés comme des fins en soi : le champ de la moralité et celui de l’humanité sont coextensifs. Les nouvelles éthiques environnementales se sont construites autour de la remise en cause de cette certitude, baptisée anthropocentrique (parce que l’être humain y est le centre de la moralité). Edwin P. Pister, un biologiste, a passé une bonne partie de sa vie à tenter de sauver de l’extinction différentes espèces de poissons vivant dans de petits îlots aquatiques au milieu du désert, tout particulièrement le Devil’s Hole pupfish. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il dépensait toute cette énergie pour un misérable poisson, dont il était bien obligé de reconnaître qu’il n’avait aucune utilité particulière, Pister savait que, s’il se battait, c’était pour le Devil’s Hole pupfish lui-même, pour sa valeur intrinsèque. Mais que répondre à ceux qui lui demandaient : « A quoi est-il bon ? » Las de se lancer dans des justifications morales qui mettaient ses auditeurs dans l’embarras, Pister finit par retourner la question de ses interlocuteurs: « et vous, en quoi êtes-vous bon ? » leur demandait-il, les invitant ainsi à se demander si, ce qui était pour eux évident (un homme vaut par lui-même, quelle que soit son utilité, c’est en cela que consiste la dignité humaine), ne pouvait pas être étendu à d’autres composantes de la nature. Les êtres vivants n’ont-ils pas aussi une dignité qui leur est propre, quelle que soit leur utilité pour nous ?
Ceux qui étaient ainsi en quête de la valeur intrinsèque, sont revenus avec deux types de justifications, deux éthiques environnementales. La première considère que toute entité vivante, quelle qu’elle soit, déploie, pour se maintenir dans l’existence et pour se reproduire, des stratégies complexes : elle instrumentalise son environnement à son profit, pour elle-même, c’est une fin qui, comme telle, mérite le respect. Comme cette éthique accorde une valeur morale à chaque entité vivante, on la dit biocentrique. La deuxième considère que c’est parce que nous faisons partie de la même communauté d’êtres vivants, ou de la même communauté biotique, que nous avons des devoirs aussi bien à l’égard de ses membres (les entités qui la composent) que de la communauté comme un tout. C’est pourquoi on la dit écocentrique. Cette éthique se réfère directement à la Land ethic, d’Aldo Leopold, dont elle reprend la formule : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à autre chose. »
Ces deux courants sont souvent confondus sous l’appellation commune de « deep ecology ». Cela ne nous paraît pas justifié. La deep ecology, telle que Arne Naesse en a exposé les principes([[Arne Naess, « The Shallow and the Deep, Long Range Ecology Movement : A Summary », Inquiry 16 (1973).), se préoccupe essentiellement de la réalisation de soi, de l’identité entre la personne et la nature ; elle ne développe pas d’éthique, jugée trop rationaliste, trop dualiste. Surtout, le biocentrisme et l’écocentrisme relèvent de deux conceptions fort différentes de la morale, que l’on peut résumer dans l’opposition hégelienne entre Moralität (morale abstraite) et Sittlichkeit (éthique concrète).
Les théoriciens de la valeur intrinsèque sont à la recherche d’une théorie générale de la valeur morale, d’un principe abstrait, universel, qualifiant des entités individuelles. Ils y parviennent en appliquant, bien au-delà de ses limites habituelles, le schéma kantien de la morale : si je m’attribue à moi-même une valeur morale, parce que je suis une fin en soi, je dois reconnaître la même valeur à toute entité présentant les mêmes caractéristiques. C’est ce qui fait de toute entité vivante un substitut d’intentionnalité ou un quasi-sujet, digne de considération morale. Ces morales biocentriques sont des morales du respect, des morales déontologiques : dans toute entité vivante elles découvrent une entité digne de respect, par elle-même ou en elle-même([[Paul W. Taylor, Respect for Nature: A Theory of Environmental Ethics,; Princeton, NJ, Princeton University Press, 1986; Homes Rolston, III, Conserving Natural Value, New York, Columbia University Press, 1994.). Ces éthiques déontologiques se transforment facilement en éthiques de conviction. La valeur intrinsèque est devenue le cri de ralliement de nombreux militants de la protection de la nature, comme le constatent ses défenseurs qui insistent plus sur son caractère mobilisateur que sur sa validité rationnelle : « C’est la supposition qu’ils défendent des valeurs réelles, existant objectivement dans la nature, qui motive beaucoup de militants environnementalistes, parmi lesquels des militants d’Earth first !, des membres de Greenpeace et de la Wilderness Society (…) Il existe des éléments concordants pour penser que la croyance en l’existence de valeurs intrinsèques dans la nature joue un rôle de plus en plus important dans la formation des attitudes et des politiques environnementales dans le monde entier([[Christopher J. Preston, « Epistemology and Intrinsic Values : Norton and Callicott’s Critiques of Rolston », Environmental Ethics, 20, n°4, 1998, p. 410-411. (notre traduction)). »
L’éthique écocentrique est une éthique conséquentialiste : le critère d’appréciation de ce qui doit être fait se mesure à ses conséquences par rapport au bien de l’ensemble. Comme l’écrit J. Baird Callicott, le principal défenseur actuel de l’écocentrisme, en commentant la Land ethic de Leopold : « Dans tous les cas, l’effet sur les systèmes écologiques est le facteur décisif dans la détermination de la qualité éthique des actions([[J. Baird Callicott, « Animal Liberation : A Triangular Affair », In Defense of Land Ethic, Albany, SUNY, 1989, p. 21 (notre traduction). Voir également Beyond the Land Ethic, More Essays in Environmental Philosophy, Albany, SUNY, 1999.). » Cette éthique de la communauté biotique est une éthique de l’appartenance, qui peut, elle aussi, mobiliser des sentiments moraux. Nous partageons, avec les autres êtres vivants, une histoire commune, celle de l’évolution. toutes les espèces ont évolué à partir de la même origine, nous n’avons pas été créés à l’image de Dieu, mais nous avons co-évolué avec les autres espèces, « l’homme n’est qu’un compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution », affirmait Leopold, indiquant par sa formulation que cette proposition scientifique pouvait être la base de sentiments moraux : « Cette découverte aurait dû nous donner, depuis le temps, un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique([[Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, p. 145.).
A la différence des éthiques biocentriques déontologiques, qui énoncent essentiellement des interdits (ce que l’on pourrait appeler un principe de « pas touche »), l’éthique écocentrique est une éthique des bonnes pratiques, des bonnes façons de se conduire dans la nature : celles que présente Leopold dans les récits de l’Almanach d’un comté des sables. L’éthique écocentrée permet de conjuguer le respect pour les membres de la communauté et pour la communauté tout entière, avec la responsabilité de ceux qui s’y trouvent. Que peut donc apporter l’éthique écocentrique aux éthiques, plus anthropocentriques, ou plus pragmatiques([[Bryan G. Norton, Why Preserve Natural Variety ?, Princeton, N.J : Princeton U.P., 1987 ; Toward Unity among Environmentalists (New York : Oxford University Press, 1991.), de la responsabilité ? Essentiellement la capacité à nous situer dans la nature dont nous faisons partie et à nous la représenter. Or, contrairement à ce que l’on présente le plus souvent, les problèmes écologiques, ou de protection de la nature ne mettent pas en jeu le conflit entre l’homme et la nature (l’homme contre la baleine, le loup ou l’ours…) mais posent la question de savoir dans quelle nature nous voulons vivre. Le choix n’est pas entre l’homme ou la nature, mais entre un monde uniforme, modelé aux seuls intérêts économiques et un monde divers, laissant place à la pluralité des aspirations humaines, des façons de faire et des manières d’être comme à la pluralité des vivants. De ce point de vue, l’éthique écocentrique qui a l’ambition d’intégrer les activités humaines dans l’environnement naturel, peut proposer des modèles de conduite.
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