L’œuvre de l’artiste brésilienne Lygia Clark occupe une position singulière dans le mouvement de critique institutionnelle qui débute dans les années 1960-70. Le foyer de sa recherche consiste en une mobilisation des deux capacités de perception et de sensation qui nous permettent d’appréhender l’altérité du monde, respectivement comme une carte de formes sur lesquelles nous projetons des représentations ou comme un diagramme de forces qui affectent les sens en leur vibratilité. À partir de 1976, avec la Structuration du Self, Lygia a abandonné le champ de l’art et opté pour celui de la clinique. Les formes de critique qu’elle met en œuvre dans la décennie suivante ne rencontreront de résonance que bien des années après sa mort, chezune génération qui s’affirme à partir de la seconde moitié des années 1990. En 2002, Suely Rolnik a décidé de développer un projet de réactivation de mémoire autour de son œuvre. L’idée était d’utiliser des entretiens filmés pour produire un enregistrement vivant des effets du corps constitué par Clark lors de son exil de l’art, dans son environnement culturel et politique au Brésil comme en France. Avec l’exposition, la pulsation de ce corps trouvait une chance de contaminer le musée.
Au moment même où il digère l’objet, l’artiste est digéré par la société qui a déjà trouvé pour lui un titre et une occupation bureaucratiques : il sera l’ingénieur des loisirs du futur, activité qui n’affecte en rien l’équilibre des structures sociales.
Lygia Clark, Paris, 1969[[Lygia Clark, « L’homme structure vivante d’une architecture biologique et cellulaire », in Robho, n° 5-6, Paris, 1971 (fac-similé de la revue disponible in Suely Rolnik et Corinne Diserens (dir.), Lygia Clark, de l’œuvre à l’événement. Nous sommes le moule, à vous de donner le souffle, catalogue de l’exposition, Nantes, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005. L’exposition, organisée en France avec Corinne Diserens, fut présentée dans une seconde version à la Pinacothèque de l’État de São Paulo, Brésil 2006..

L’œuvre de l’artiste brésilienne Lygia Clark occupe une position singulière dans le mouvement de critique institutionnelle qui débute dans les années 1960-70. Un grand nombre d’artistes en vient alors à douter de la possibilité de développer leurs recherches dans les espaces institutionnels qui leur sont destinés, sous peine d’étouffer leur force poétique – la vitalité proprement dite de l’œuvre, dont émane son pouvoir d’interférence critique dans la réalité. C’est que, dans le même temps, la logique médiatico-mercantile commence à s’infiltrer dans le territoire de l’art, pour en venir à s’installer de manière plus incisive à partir de la fin des années 1970, avec la consolidation de l’hégémonie internationale du capitalisme néolibéral. Comme nous le savons aujourd’hui, la connaissance et la création sont dans ce nouveau contexte un objet privilégié de l’instrumentalisation au service du marché.
Au Brésil, la critique des institutions artistiques se manifeste dès le milieu des années 1960 dans des pratiques particulièrement vigoureuses, au cœur même d’un mouvement contre-culturel plus large, mais elle disparaît pendant la décennie suivante en raison des blessures infligées par la dictature militaire aux forces de création, dont la recrudescence est violente à partir de 1969. Beaucoup d’artistes sont alors conduits à l’exil soit parce qu’ils risquent la prison, soit parce que, simplement, la situation devient intolérable : c’est le cas de Lygia Clark. Comme tout traumatisme collectif de cette ampleur, l’affaiblissement du pouvoir critique de la création en raison du terrorisme d’État persiste pendant plus d’une décennie après le retour de la démocratie dans les années 1980, et cet affaiblissement coïncide (ce n’est pas par hasard) avec le processus d’installation du capitalisme culturel dans le pays. La force critique de l’art ne s’est trouvée réactivée que très récemment, par le fait d’une génération qui s’affirme à partir de la seconde moitié des années 1990, au moyen évidemment de stratégies conçues en fonction des problèmes suscités par le nouveau régime, déjà alors pleinement installé. Avec des pratiques similaires à celles qui se font aujourd’hui dans différents pays, l’une des caractéristiques de ces stratégies est la dérive extraterritoriale avec une connexion progressive à des pratiques sociales et politiques (par exemple le Mouvement sans toit du centre, dans la ville de São Paulo). Cela n’implique pourtant pas une désertion complète de l’institution artistique, avec laquelle se maintient une relation sans préjugés, un mouvement fluide d’entrées et de sorties qui produit à chaque retour une différence dans le champ institutionnel de l’art – seconde caractéristique de ces pratiques, sur un mode différent de celui des générations de la critique institutionnelle des années 1960 et 70, comme le note Brian Holmes.
La citation de Lygia Clark qui ouvre cet essai témoigne de la lucidité aiguë de cette artiste quant aux effets pervers du capitalisme culturel dans le territoire de l’art, et ce dès 1969, alors que le nouveau régime s’annonçait seulement à l’horizon. Les formes de critique qu’elle met en œuvre dans les deux décennies suivantes ne rencontreront de résonance que bien des années après sa mort, dans le mouvement récent que nous avons mentionné, qui prend corps à partir de la décennie 1990. Devant l’évidence de cette résonance, en 2002, j’ai décidé de développer un projet de réactivation de mémoire autour de l’œuvre de Lygia Clark. Ce projet est devenu l’épine dorsale d’une exposition que j’ai organisée en France et au Brésil.

une trajectoire vers le paradoxe
Le parcours de Lygia Clark en tant qu’artiste a commencé en 1947. Elle a consacré ses treize premières années à la peinture et à la sculpture mais, dès 1963, avec Caminhando (cheminant), sa recherche a subi un infléchissement radicalement novateur qui s’est avéré irréversible, se portant vers la création de propositions qui dépendaient du processus qu’elles mobilisaient dans le corps de ses participants, condition de leur réalisation. En quoi consistaient exactement ces propositions ?
Les pratiques expérimentales de Lygia Clark sont généralement comprises comme des expériences polysensorielles, dont l’importance aurait été d’avoir surmonté la réduction de la recherche artistique au champ du regard. Cependant, si l’exploration de l’ensemble des organes des sens était une question de l’époque, les oeuvres de cette artiste allaient plus loin : le foyer de sa recherche consistait en une mobilisation des deux capacités dont chacun des sens serait porteur. Je fais référence aux capacités de perception et de sensation qui nous permettent d’appréhender l’altérité du monde, respectivement comme une carte de formes sur lesquelles nous projetons des représentations ou comme un diagramme de forces qui affectent les sens en leur vibratilité. La dynamique de la relation entre ces capacités, irréductiblement paradoxale, est ce qui convoque et donne l’impulsion à la puissance de l’imagination créatrice (c’est-à-dire la puissance de la pensée), qui, quant à elle, déclenche des devenirs de soi-même et du milieu dans des directions singulières et non parallèles, impulsées par les effets de leurs rencontres[[Pour de plus amples éclaircissements à propos de la double capacité du sensible et son paradoxe, voir Suely Rolnik, « D’une cure pour temps dénués de poésie », dans le catalogue Lygia Clark, de l’œuvre à l’événement, ibidem., p. 13-26..
Dès le début de son parcours, l’expérimentation artistique de Lygia Clark a cherché à mobiliser chez les récepteurs de ses propositions artistiques l’appréhension vibratile du monde et le paradoxe qu’elle introduit dans la perception, visant par là l’affirmation de l’imagination créatrice que ce différentiel serait susceptible de mettre en mouvement, ainsi que son effet transformateur. Le travail ne s’interrompait plus dans la finitude de la spatialité de l’objet ; il se réalisait maintenant comme temporalité dans une expérience dans laquelle l’objet se déchosifie pour redevenir un champ de forces vives qui affectent le monde et sont affectées par lui, produisant un processus continu de différenciation. L’artiste, de fait, a digéré l’objet.
Cette question était déjà présente dans les stratégies de Lygia Clark en peinture et en sculpture[[Voir Suely Rolnik, « Molding a Contemporary Soul : the Empty-Full of Lygia Clark », Rina Carvajal y Alma Ruiz (dir.), The Experimental Exercise of Freedom : Lygia Clark, Gego, Mathias Goeritz, Hélio Oiticica and Mira Schendel, Los Angeles,The Museum of Contemporary Art, 1999, p. 55-108.. Après 1963, cependant, l’œuvre en vient à ne plus pouvoir exister autrement que dans l’expérience de ses récepteurs, hors de laquelle les objets se convertissent en une espèce de néant, résistant en principe à tout désir de fétichisation. L’avant-dernier pas fut franchi dans le travail avec ses étudiants de la Sorbonne, où l’artiste enseigna de 1972 à 1976[[Lygia Clark enseignait à l’UFR d’Arts plastiques et sciences de l’art de l’université de Paris-I (Sorbonne), qui venait alors d’ouvrir (faculté connue sous le nom de Saint-Charles).. Là, déjà, elle choisit de s’exiler du territoire institutionnel et disciplinaire de l’art, émigrant à l’université, dans le contexte du Paris estudiantin post 68, où il devient possible d’introduire dans ses propositions l’altérité et le temps, qui avaient été exclus du territoire de l’art. Il apparaît ici que l’expérience que ses objets supposent et mobilisent comme leur condition d’expressivité bute sur certaines barrières subjectives chez les participants, érigées par la fantasmatique inscrite dans la mémoire du corps, résultante de ses traumas. Lygia Clark se rend alors compte que la réactivation de cette qualité d’expérience esthétique (dans le sens de la capacité à être affecté par les forces du milieu où l’on vit) n’est pas du tout évidente. C’est devant cette impasse qu’elle crée la Structuration du Self, dernier geste de l’œuvre de l’artiste, qui a lieu après son retour définitif à Rio de Janeiro.
Le nouveau foyer de recherche devenait alors la mémoire des traumas et de leurs fantasmes, dont la mobilisation cessait maintenant d’être un simple effet secondaire de ses propositions, pour occuper le centre de son nouveau dispositif. Lygia Clark cherchait à explorer le pouvoir qu’avaient ces objets de faire affleurer cette mémoire et de « la traiter » (une opération qu’elle appelait « vomir la fantasmatique »). C’est donc la logique même de sa recherche qui l’a conduite à inventer sa dernière proposition artistique, à laquelle s’associait une dimension délibérément thérapeutique. L’artiste travaillait avec chaque personne individuellement au cours de séances d’une heure, une à trois fois par semaine, pendant des mois et, dans certains cas, plus d’une année. Sa relation avec chaque récepteur, médiatisée par les objets, était devenue indispensable à la réalisation de l’œuvre : c’est à partir des sensations de la présence vive de l’autre dans son propre « corps vibratile » au cours de chaque séance que l’artiste définissait peu à peu l’usage singulier des Objets Relationnels[[Objets relationnels est le nom générique que Lygia Clark a attribué aux objets qui avaient émigré de propositions antérieures vers la Structuration du Self, ou qu’elle créait spécialement à cette fin.. C’est cette même qualité d’ouverture à l’autre qu’elle cherchait à provoquer chez ceux qui participaient à ce travail. L’œuvre se réalisait dans la prise de consistance de cette qualité de relation dans la subjectivité de ses récepteurs.
Cet aspect « relationnel » était probablement une manière de se détacher d’une politique de la subjectivation marquée par l’individualisme, tel qu’il se présentait – et se présente de plus en plus – dans le champ de l’art : le couple formé par l’artiste inoffensif en état de jouissance narcissique et son spectateur/consommateur en état d’anesthésie sensible. En ce sens, la notion de « relationnel », cœur de la poétique pensante de l’œuvre de Lygia Clark, pourrait nous servir à séparer le bon grain de l’ivraie dans la masse de propositions apparemment similaires qui prolifèrent aujourd’hui, surtout dans les oeuvres qui se prévalent de ce que l’on appelle « les nouvelles technologies de l’image » –, particulièrement celles qui se présentent dans le circuit institutionnel, mais aussi celles qui se font délibérément en dehors de lui et à contre-courant.

dérive extraterritoriale
Dans les propositions utilisant de nouvelles technologies qui prédominent actuellement dans le circuit institutionnel, ce qui a été qualifié comme « relationnel » se réduit fréquemment à un exercice stérile de divertissement qui contribue à la neutralisation de l’expérience esthétique – affaire d’« ingénieurs du loisir », pour paraphraser Lygia Clark. Ces pratiques établissent une relation d’extériorité entre le corps et le monde où tout se maintient au même endroit.
Les propositions qui se font à contre-courant de ce mainstream par des artistes qui utilisent ces mêmes moyens technologiques se caractérisent par un mouvement de dérive hors des frontières du circuit pour s’infiltrer dans les interstices les plus tendus de la cité. Leur démarche surgit comme résistance à l’usage intolérable de ces technologies mentionnées plus haut, tout comme à la distribution élitiste de l’accès à celles-ci. Il est vrai que, dans ce mouvement, quelques propositions finissent par se transformer en pratiques militantes, perdant la puissance politique propre de l’art ; mais ceci est dû à l’oppression que l’artiste subit sur son propre terrain, découlant de l’instrumentalisation de son travail, qui tend à bloquer la puissance politique virtuelle qui lui est propre. C’est certainement parce qu’ils ressentent l’exigence d’affronter ce blocage que les artistes en viennent à opter pour les stratégies extradisciplinaires. L’objectif de cet exode est de créer d’autres moyens de production, ainsi que d’autres territoires de vie (de là vient la tendance à s’organiser en collectifs, qui maintiennent une relation entre eux, se réunissant souvent autour d’objectifs communs). Sur ces nouveaux territoires, il devient possible de se réapproprier la relation vivante avec l’altérité (c’est-à-dire, l’expérience esthétique) et la liberté de créer en fonction des tensions indiquées par ces affects. C’est également pour cette raison que le terrain d’investissement et de production de leur dispositif artistique tend à être la vie sociale, où débouche la canalisation de leur force inventive pour constituer l’ « imagosphère » qui recouvre aujourd’hui entièrement la planète – une couche continue d’images qui s’interpose entre les yeux et le monde comme un filtre. L’identification a-critique avec ces images est précisément ce qui permet d’instrumentaliser toutes les forces subjectives au service de l’hyper-machine de production capitaliste.
Dans ce contexte, la tension qui découle de cet usage des images dont la fonction est celle d’enrôler la vie comme force de travail pour la production du marché – stratégie propre au biopouvoir qui caractérise le capitalisme financier – devient l’un des champs privilégiés de l’action artistique, ce qui la rapproche des mouvements sociaux dans la résistance à la perversion du régime en cours. Ce rapprochement trouve sa réciproque dans les mouvements sociaux, qui, quant à eux, sont conduits à incorporer une dimension micropolitique à leur activisme, dans la mesure où, dans le nouveau régime, la domination et l’exploitation trouvent dans la manipulation via l’image l’une de leurs armes principales, sinon « la » principale. La collaboration entre artistes et activistes s’impose ainsi actuellement comme une condition nécessaire pour mener à terme le travail critique entrepris par les deux, chacun intervenant dans un domaine spécifique du réel.
En ce sens, les pratiques artistiques d’interférence dans la vie sociale les plus frappantes ne sont pas celles qui, pédagogiques et militantes, utilisent leurs moyens pour l’exercice macropolitique de dénonciation et de prise de conscience, mais bien celles qui affirment la puissance politique propre de l’art. Ici, l’esthétique d’intervention dans les foyers de tension de la réalité s’inscrit au plan des images, libérant leur usage des stratégies de domination, ce qui a le pouvoir de les révéler, mais aussi et principalement de permettre qu’on en fasse un autre usage. Autrement dit, ce que ces pratiques convoquent chez ceux qui les reçoivent n’est pas la conscience de la domination et de l’exploitation en sa face visible, macropolitique, mais l’expérience de celle-ci dans le corps vibratile, sa face invisible, inconsciente, micropolitique, qui interfère dans le processus de subjectivation. Face à ces propositions artistiques, il devient impossible d’ignorer le malaise que cette cartographie perverse provoque en nous, ce qui tend à nous conduire à nous détacher du pouvoir de l’imagosphère neolibéral sur nos yeux, réveillant ainsi leur vibratilité.
Sensible très tôt à cet état de choses, Lygia Clark opta, dès les années 1970, pour la solitude de cette position extradisciplinaire, bien avant que celle-ci ne devienne l’objet d’un mouvement collectif de critique sur ce terrain. Le travail développé dans sa dérive a consisté dans la construction d’un territoire singulier, auquel l’artiste donna corps peu à peu, tout au long de sa trajectoire.
Avec la Structuration du Self s’achève cette construction, par laquelle Lygia Clark s’inscrit dans le mouvement critique actuel, réalisant la première de ses opérations, la migration dans d’autres champs. En ce sens, il est important de reconnaître que Lygia Clark a de fait abandonné le champ de l’art et qu’elle a opté pour le champ de la clinique après son bref passage par l’Université. C’est une décision stratégique qui doit être reconnue comme telle. Il s’agissait de faire un corps dans l’exil du territoire institutionnel de l’art où sa puissance critique ne trouvait pas de résonance et avait tendance à s’effacer dans la stérilité d’un champ sans « autre » (ce qui s’aggravait plus encore dans le Brésil de la dictature). Dans cette migration, l’artiste réinvente le public au sens fort, qui avait disparu de l’art, construisant avec ses dispositifs une relation avec chacun de ses récepteurs, en ayant pour objet sa politique de subjectivation et pour moyen la durée (condition pour interférer dans le champ, en y réintroduisant l’altérité, l’imagination créatrice et le devenir). Mais Lygia Clark en est restée à la première opération : le geste dut rester en exil, parce que le territoire de l’art n’était pas prêt à le recevoir. En ce sens, son oeuvre est restée partiellement prisonnière de la dérive interdisciplinaire qui avait caractérisé les années 1980, au sein desquelles s’inscrit la Structuration du Self.
Du point de vue du territoire insolite que cette artiste constitua avec son œuvre, esthétique et clinique s’avèrent des puissances de l’expérience, inséparables dans leur action d’interférence dans la réalité subjective et objective. Mais la réactivation de l’expérience esthétique que ces propositions provoquaient a consisté plus largement en un acte, thérapeutique et de résistance politique, dans le tissu de la vie sociale, qui allait au-delà des frontières du champ de l’art et mettait ainsi en crise son autonomie supposée. C’est cette triple puissance de l’œuvre de Lygia Clark – esthétique, clinique et politique –, que j’ai voulu réactiver avec le projet de mémoire mentionné plus haut, face au voile d’oubli qui l’enveloppe. Mais que veut dire « oubli » dans le cas d’un corpus d’œuvre comme celui-ci, qui, au contraire, est de plus en plus célébré dans le circuit international de l’art ?

de retour au musée
De fait, durant la vie de Lygia et une dizaine d’années encore après sa mort, ses pratiques expérimentales n’avaient aucune réception dans le territoire de l’art, d’autant que la Structuration du Self demeurait catégorisée comme clinique. En 1998, le circuit international reconnut enfin les propositions expérimentales de l’artiste[[Je fais référence à la petite salle consacrée à quelques-unes des propositions expérimentales de Lygia Clark à la documenta X et, surtout, à la rétrospective itinérante de son œuvre organisée par la fondation Antoni Tapiès, qui circula dans d’autres musées européens et à Rio de Janeiro., mais elles en vinrent alors à être fétichisées : on recommence à exposer des objets ou on refait les actions devant des spectateurs qui leur sont extérieurs. Si l’artiste avait fait de son œuvre la digestion de l’objet, afin de réactiver le pouvoir critique de l’expérience artistique, le circuit digérait maintenant l’artiste en en faisant l’ingénieur du loisir d’un futur qui était déjà arrivé, ce qui « n’affecte en rien l’équilibre des structures de la société », exactement comme elle l’avait prévu. Le malaise que cette situation provoquait, à chaque fois que je tombais sur l’œuvre de Lygia Clark, enfermée dans le territoire de la clinique ou réduite à rien dans le territoire de l’art, imposa l’exigence d’inventer une stratégie capable de transmettre ce qui était en jeu dans ces pratiques et qui activerait ainsi la force de son geste, au moment même de son incorporation neutralisante par le système de l’art.
Si le dévoiement de l’énergie critique des propositions de Lygia Clark aux fins du capitalisme culturel signifie leur mort, les laisser dans la clinique reviendrait à les confiner dans une nouvelle discipline, en éteignant la flamme critique de son geste. Comme dans tout exil, si le territoire de la clinique lui avait servi de corps-prothèse pour réactiver la vitalité de la création agonisante dans le territoire de l’art, le processus s’achèverait avec le retour à ce dernier, à condition que le corps de son œuvre réinventé et revitalisé dans l’exil puisse irradier sa puissance dans le territoire de l’origine (de l’art et, plus spécifiquement, brésilien), ouvrant là des espaces de respiration poétique. Mais comment transmettre une œuvre qui n’est pas visible, puisqu’elle se réalise dans la temporalité illimitée des effets de la relation que chaque personne établit avec les objets qui la composent et avec le contexte établi par son dispositif ?
Promouvoir un travail de mémoire au moyen de plusieurs entretiens, qui seraient cinématographiquement enregistrés, telle est la direction dans laquelle j’ai trouvé une réponse. L’idée était de produire un enregistrement vivant des effets du corps constitué par Lygia dans son exil de l’art, dans son environnement culturel et politique au Brésil comme en France. Avec l’exposition, qui avait la mémoire pour épine dorsale, la pulsation de ce corps dans le territoire de l’art avait des chances de le contaminer. Transformé au cours de trente années par les irradiations des générations successives de critique institutionnelle qui débouchaient maintenant sur une troisième génération, ce sol recommençait à être potentiellement fécondable. Lygia pouvait maintenant trouver un retentissement minimal de ses gestes sur ce terrain, gestes auxquels le projet allait donner une continuité, réalisant ainsi le mouvement d’aller et retour qui caractérise actuellement la critique institutionnelle et qui était impossible du vivant de l’artiste.
Le but était de faire affleurer la mémoire des puissances de ces propositions au moyen d’une immersion dans les sensations vécues, dans les expériences que celles-ci procuraient, mais aussi d’inciter à un travail d’élaboration permettant de les rendre dicibles. Il ne suffisait pas de restreindre les entretiens à ceux qui était directement liés à Lygia Clark, sa vie et/ou son œuvre ; il était nécessaire de produire également la mémoire du contexte dans lequel sa démarche était née et avait trouvé ses conditions de possibilité, puisque l’intervention dans la politique de subjectivation et de relation avec l’autre alors dominante était dans l’air du temps, et se produisait également, de bien d’autres manières, dans l’ambiance contre-culturelle effervescente de l’époque. En somme, il s’agissait de produire une mémoire du corps que cette expérience avait affecté et où elle s’était inscrite.
La stratégie consistait à faire entendre un concert de voix paradoxales et hétérogènes, marquées par le ton de la singularité des expériences vécues et, donc, dissonantes par rapport au timbre auxquels nous sommes habitués, que ce soit dans le champ de l’art, de la clinique ou de la politique. 66 entretiens furent alors réalisés, en France, aux États-Unis et au Brésil, qui ont abouti à une série de DVD[[Vingt DVD sous-titrés en français et portugais, accompagnés d’un livret, constitueront un coffret disponible à 1000 exemplaires au Brésil et 500 en France, qui seront à la disposition du public.. Au cours des tournages, Corinne Diserens, qui dirigeait à l’époque le musée des Beaux-Arts de Nantes, proposa que nous pensions à une exposition à partir de ce matériel. Un autre défi surgissait alors : était-il pertinent de transporter cette œuvre dans l’espace muséologique, alors que nous savions que l’artiste avait définitivement déserté ce territoire dès 1963 ? Et à supposer même qu’il y ait un sens à le faire, comment transmettre une œuvre comme celle de Lygia Clark dans ce type d’espace ?
L’exposition apporta l’une des réponses possibles, dont le recours à la mémoire constituait le nerf central. Les films imprégnaient de mémoire vivante l’ensemble des objets et documents exposés, de manière à leur restituer leur sens. Je supposais alors que de cette manière, et de cette manière seulement, la condition d’archive morte qui caractérise les documents et les objets qui restent de ces actions pourrait être dépassée pour en faire les éléments d’une mémoire vivante, productrice de différences au présent.

forces poétiques dans le circuit ?
La meilleure manière de poser le problème n’est peut-être pas de savoir si les musées permettent encore ce type de déflagration critique. À la différence de ce que pensait la première génération de critique institutionnelle, il n’existe pas de région de la réalité qui soit bonne ou mauvaise dans une prétendue essence identitaire qui la définirait une fois pour toutes. Il faut déplacer les données du problème, comme on l’a fait plus tard. Dans cette question, l’accent doit être mis sur les forces qui investissent chaque musée, à chaque moment de son existence : des plus poétiques jusqu’à celles de sa neutralisation instrumentale la plus indigne. Entre ces pôles s’affirme une multiplicité changeante de forces aux degrés de puissance variés et variables, dans un réarrangement constant des diagrammes du pouvoir.
Il n’y a pas de formule toute prête pour réaliser une telle évaluation, sinon la convocation des puissances vibratiles du corps de chacun, artiste ou commissaire, pour le rendre vulnérable aux nouveaux problèmes qui ébranlent la sensibilité dans chaque contexte et à chaque moment, afin de les porter ensuite au visible, en ouvrant ainsi des poches impensables de respiration vitale. Dans le cas du commissaire, sa vulnérabilité lui sert également à flairer les propositions artistiques susceptibles d’actualiser ces problèmes jusqu’alors virtuels, assumant ainsi la responsabilité éthique de sa place, conscient de la valeur politique et clinique de l’expérience artistique ; le pas suivant consistant à chercher le lieu et les stratégies adéquates à la singularité de chacune de ces propositions, de manière à créer leurs conditions de possibilité.
Que cette entreprise se fasse ou non dans l’espace muséologique, la question qui doit être posée face à chaque défi de libération du processus vital qu’exigent de nous les points de tension, là où celui-ci se trouve bloqué ; et si, dans certains cas, le musée peut être le lieu de cet affrontement, le choix de l’institution adéquate passe par une cartographie des forces en jeu dans l’institution en question avant que l’on prenne la moindre initiative. C’est de cette manière que la force proprement poétique peut participer au destin d’une société, en contribuant à ce que sa vitalité s’affirme et résiste à son dévoiement.
Si la force poétique participe de fait à la vie publique c’est parce qu’elle se compose avec la polyphonie paradoxale à travers laquelle se dessinent ses devenirs hétérodoxes imprévisibles, qui n’arrêtent pas de s’inventer pour libérer la vie des impasses qui se forment dans les foyers infectieux ou le présent devient intolérable. L’artiste a une oreille fine pour les sons inarticulés qui nous arrivent de ces brèches donnant sur l’invisible. C’est peut-être parce que Lygia Clark nous l’a montré avec une intelligence fulgurante, que son legs continue à retentir parmi nous.

Traduit du portugais par Renaud Barbaras