Icônes 27. In : Birgit Jürgenssen

Re-présentation de Birgit Jürgenssen (-)

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Partir d’un peu loin, c’est-à-dire au plus près de nous.
(Et d’elle, qui notait dans son Journal, à la toute dernière page, des mots d’Empire dans la toute récente traduction allemande.)
Pour ce faire, voler dans la Préface de Logiques des mondes, second volet de l’Opus Magnum d’Alain Badiou, à son corps défendant donc, cet énoncé cristallin de Toni Negri, dans une lettre à Raùl Sanchez, du 15 décembre 1999 :
« Aujourd’hui, le corps n’est plus seulement un sujet qui produit et qui — parce qu’il produit de l’art — nous montre le paradigme de la production en général, la puissance de la vie : le corps est désormais une machine dans laquelle s’inscrivent la production et l’art. Voilà ce que nous, les post-modernes, nous savons. »

Selon le plus court circuit, cristal oblige, la question s’enchaîne : Est-il possible que nous le sachions aussi, d’une façon assez précise, depuis et par l’art — art qui nous serait en conséquence le plus « contemporain » en ses capacités d’anticipation d’un constructivisme vitaliste et machinique des corps ?
Au plus court, tenir cette première réponse : parce qu’il plonge dans les rapports de genres, de classes et de races en mêlant de la façon la plus risquée les constructions du désir aux dispositifs de pouvoir, l’art féministe aura eu, depuis les années 60-70, un rôle pionnier — de radicalisation de la force politique de l’art contemporain et de son inscription dans une vie d’emblée projetée, expérimentée au plus loin de la théâtralité romantique de la Chair (cette « image du corps » qui est le dernier avatar de l’âme). Historiquement, génériquement, les Transformative Actions (1963) de Carolee Schneemann, qui n’a jamais cessé de se définir comme unE peintre dans ses explorations de l’Œil-Corps, peut servir de banc-titre à la géographie américaine d’un Body Art féministe qui investit la vie là où celle-ci se re/produit : phallogocytée. Son moment inaugural est d’affirmation d’une politique transmediale de l’expérience du Corps-Femme (et non « féminin » : voir les dessins, peintures, films, vidéos, installations, performances, etc., de Schneemann), du corps engagé dans la différence des sexes — jusqu’à porter la guerre (du Vietnam) dans le corps lui-même (Snows, 1967). Ce qui ne va pas sans confronter furieusement ces Transformative Actions avec ce qui compte parmi les Actions les plus fortes du Wiener Aktionismus : Die Versumpfung einer Venus (Otto Muehl, 1963) et Ana (Günter Brus, 1964)… Mais précisément, comme le rappelle ici-même d’un autre biais Peter Weibel, l’archéologie prospective de la « question du genre » dans l’art contemporain et tout court passe, au début des années 70, par une radicalisation européenne, et plus précisément — comment non ? — autrichienne, avec des artistes aussi exemplaires que Valie Export et Birgit Jürgenssen([[Si Valie Export n’est plus exactement « méconnue » hors d’Autriche (voir, au plus récent, l’exposition en forme de rétrospective qui a circulé en 2003-2004 entre Paris, Séville, Genève et Londres), on cherchera en vain la simple mention du nom de Birgit Jürgenssen dans les nombreux ouvrages (anglo-saxons) qui se déclinent aujourd’hui en « Art et Féminisme ». D’où aussi l’urgence de ce Dossier Icônes — qui avait été projeté du vivant de l’artiste. Nos plus chaleureux remerciements à Hubert Winter, galeriste et exécuteur testamentaire de Birgit Jürgenssen, qui a rendu possible la réalisation de ce projet. ).
Leur perspective est générationnellement post-actionniste en ce sens qu’elles en viennent, de l’actionnisme autrichien (comment autrement ?), en un moment où le cycle des Actions se tend, du dedans comme du dehors, jusqu’à se briser pour manifester leur différence au « happening » quand celui-ci se traduit en théâtre de la spontanéité([[Les Actions ne sont pas des Happenings, explique ainsi Muehl dans son Manifeste de l’Institut für Manopsychotik, lu durant le festival Happening and Fluxus organisé par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Cologne en novembre 1970. Et de se livrer, en ce cadre choisi, à ce qui est peut-être la première critique « de fond » du Happening comme Entertainment à vocation « relationnelle ». Les dernières Actions de Muehl (Manopsychotisches Ballett I et II) et de Brus (Zerreißprobe) datent de 1970.).
Plus précisément, le travail de Jürgenssen s’inscrit dans la tendance, qui s’affirme dès les années 1970, à réinvestir la performativité du corps dans la photographie. C’est en effet à ce moment que l’utilisation du corps comme matériau artistique participe de la dispersion généralisée des catégories artistiques dérivées du modernisme et de la fragmentation multiplicatrice des pratiques qui s’ensuit([[Voir Douglas Crimp, « Pictures », (1979), repris dans B. Wallis (dir.), Art after modernism. Rethinking Representation, New York, New Museum of Contemporary Art, 1984. ). Les actions de Jürgenssen seront ainsi réalisées spécifiquement pour l’appareil photographique ; par ce transfert médiatique elles deviennent des « sculptures de soi » dans lesquelles la dimension performative croise celles du dessin – souvent le point de départ dans la construction de l’image –, de la peinture et de la sculpture. Elles combinent ces éléments de manière à rendre visible l’interaction entre les images, souvent projetées sur la surface du corps, et le processus de leur production : « because I like the idea that the fabric changes the image », expliquait Birgit. Les projections et les tissus qu’elle utilise dans son travail fonctionnent comme un voile à travers lequel la prétendue authenticité de « l’image du corps » se dissout dans l’ambivalence entre ce qui est montré et, simultanément, caché à la vue.
Comme d’autres artistes qui se revendiquent du féminisme, Jürgenssen interroge le statut du corps féminin dans l’image à travers la mascarade et la parodie. La question de la structure imitative du genre a été soulevée par les artistes de cette génération à travers des stratégies d’appropriation et de détournement des stéréotypes de la femme. Si la mascarade indique l’imitation d’une féminité normative qui est pensée comme authentique, dans l’art féministe cette répétition est souvent accompagnée d’un excès et d’une artificialité qui visent à dévoiler les dispositifs de la domination masculine. Dans le travail de Jürgenssen, ces questions s’expriment de manière complexe à travers l’image d’un corps féminin présenté à la fois comme sensuel et séducteur, menaçant et menacé. Comme le suggère Edith Futscher dans son article, le motif de la Jeune fille et la Mort apparaît précisément au croisement de ces questions, comme une confrontation/séduction troublante entre le sujet féminin et son Autre imaginaire.
Ce qui caractérise le travail de Jürgenssen par rapport à d’autres œuvres féministes est sans doute également le rapport entre la nudité et l’habillement que l’on peut observer dans ses dessins et photographies. Des artistes américaines comme Hannah Wilke ou Carolee Schneeman ont largement eu recours à la nudité en jouant d’un positionnement critique ou parodique mais en faisant leur, malgré tout, l’affirmation sous-jacente d’une authenticité inscrite dans la naturalité du corps. Pour Jürgenssen, au contraire, le corps féminin est toujours interrogé à partir de sa construction biopolitique et de son inscription culturelle, particulièrement dans le domaine de l’ornement. Les masques, parures, décorations – auxquels on associera son travail étonnant sur le thème de la chaussure([[Voir le catalogue de l’exposition Birgit Jürgenssen, Schuhwerk. Subersive aspects of « Feminism », Vienne, MAK, 2004. ) – évoquent l’idée du corps féminin fétichisé et suggèrent son enfermement dans la sphère de l’érotisme.
De ce point de vue, Jürgenssen se rapproche des questions soulevées par Valie Export, notamment avec Body Sign Action (1970), quand l’action sur le corps était envisagée dans son ambivalence entre rébellion et soumission. Mais le travail de Jürgenssen complexifie davantage cette ambivalence et produit une critique féministe surprenante, puisqu’elle explore de façon explicite un fétichisme féminin dont la radicalité, en termes de devenirs et de devenir-femme, reste à explorer.