Majeure 61. Populismes

À contre-courant, Chris Marker

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Le mot populiste tel qu’il est couramment utilisé par les medias, mais aussi par des hommes politiques réfléchis autant qu’irréfléchis, qui veulent (se)démarquer de courants de pensée court-termistes et peu élaborés, correspond à une catégorie floue recouvrant un ensemble d’opinions dont le principal mérite est de faire consensus[1]. Le populisme est moins souvent revendiqué qu’il ne sert à désigner négativement des comportements jugés corporatistes, mesquins, xénophobes. Le populisme qui est étymologiquement dérivé de peuple et garde des affinités sémantiques avec lui, s’en éloigne tiré par le « isme » qui en dégrade le sens, en l’idéologisant, en le transformant en doctrine.

« Populisme » a presque toujours une connotation péjorative, méprisante révélant par là même, en quelle estime est tenu le peuple. C’est ce que soulignent à la fois Ernesto Laclau[2] et Jacques Rancière[3]. D’autant que dans un contexte de luttes sociales comme le rappelle Pierre Bourdieu, le peuple est porteur de valeurs de liberté, de courage, peut valoir de fer de lance aux combats engagés contre les oppresseurs. Acteur de son destin le peuple recouvre alors pour lui-même une positivité. C’est précisément cette possibilité d’un peuple agent de l’histoire qui est évacuée du populisme qui privilégie l’entre soi, le repli et présente plutôt une caricature d’un peuple coagulé et borné plutôt qu’uni et libre de ses actions. Et cette image serait-elle utopique, quand bien même on ne saurait pas vraiment ce qu’est le peuple (sinon quand il est à la proue de l’histoire en train de se faire), on est sûr que dans le populisme pointe une haine de la démocratie et d’une politique qui ne réfère pas à la classe des experts.

Au populisme tel que défini succinctement, le film de Chris Marker Joli mai qui par certains côtés pourrait s’en approcher (une inclination jamais démentie pour peuple) propose en fait une interprétation (et un traitement) tout à fait différente de ce tropisme.

Parce que le film est centré exclusivement sur les Parisiens, sans aucune thèse manifeste, sans autre regard que celui porté à leur quotidien de travail, de logement, d’enfants, de temps libre, sans autre souci que de les interroger sur leurs souhaits, leurs souvenirs, les événements qui ont marqué leur existence, le film pourrait être une belle fresque populiste de la capitale de France. D’autant que Joli mai, un titre un peu niais et une chanson vibrante de fraîcheur et de gaîté propices au bonheur, pouvait annoncer une vision un peu kitsch, mièvre mais sympathique, du peuple de Paris.

Mais Chris Marker a choisi de faire apparaître une autre version du peuple. En demandant aux gens eux-mêmes ce qu’ils avaient dans la tête, il fait sourdre la vie sociale de ceux, ici visages et voix, qui en sont les acteurs au double sens du terme, qui l’interprètent et la produisent ; plutôt que d’illustrer la vie des Parisiens en montrant des épisodes de leur vie, au travail, chez eux, en promenade, chez le coiffeur ou le boucher  etc. Chris Marker a préféré aller au-devant des gens de la ville et les écouter parler de leurs préoccupations à partir de questions simples sur le bonheur, la liberté, la politique, des événements mémorables. Il a filmé ces moments d’entretien au cours desquels les gens racontent ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils aiment, ce dont ils souffrent, ce qu’ils attendent ou espèrent ou comment ils se projettent dans le futur, leurs rêves, leur indifférence, ce qu’ils pensent ou ne pensent de la politique. Il les a filmés tels qu’ils sont, comme un journaliste de reportage, sauf qu’il ne fait pas cela pour la presse mais parce qu’il sait que les gens font la ville, parce qu’ils l’habitent et l’habitant lui donne sens. Par ailleurs il partage avec les cinéastes de la nouvelle vague, ce goût du cinéma direct qui, la caméra à l’épaule, va à la rencontre des gens dans les lieux où ils évoluent. Ce cinéma vérité produit du matériel comme les interviews qui n’ont pas de mal à croiser, au montage, des chansons, des articles de journaux, des affiches, des poèmes ayant tous une valeur de document – à des années lumière des docufictions. L’hétérogénéité des pièces assemblées ne fait pas peur au cinéaste, non plus que le caractère froid et distancié du document. C’est l’imagination du réalisateur qu’il tient à distance pour laisser agir le matériau qui est le sujet du film.

Marker a choisi de filmer des multitudes d’individus, seuls, en couples, en groupes, lors de rassemblements, personnages anonymes et presque toujours dans l’espace public : la rue, les trottoirs, les venelles, les cours, les pas-de-porte, les toits, les ponts, les quais. La dimension privée, relative aux individus, leurs noms, leurs maisons, leurs intimités est quasi absente, en revanche les paroles échangées avec l’interviewer/réalisateur (ils sont au moins deux Chris Marker et Pierre Lhomme) véhiculent des émotions de joie, de tristesse, de rancœur, de colère, d’espoir, d’empathie qui expriment la vitalité de la vie sociale. Les plans serrés sur les visages soulignent les caractères singuliers et contribuent à la captation de ces subjectivités anonymes. Tout concourt à exprimer des différences entre ces visages ordinaires, tout des cheveux au menton de même que les modulations des voix.

Bien sûr il existe déjà dans l’histoire de la photo, américaine notamment, une solide tradition de portraits d’inconnus : chômeurs, migrants, journaliers réalisés par Dorothea Lange, Walker Evans, Richard Avedon qui ont osé affronter et relever avec leur caméra la désespérance de cette humanité d’exclus pendant la grande dépression ; comme il existe aussi des photographes des villes  de William Klein, Robert Frank, Frank Horvart aux USA, Willy Ronis, Adouard Boubat, Robert Doisneau en France qui ont capté le mouvement, la vivacité, l’espièglerie mais aussi la détresse des gens vivant ou circulant dans les rues. Le photojournalisme a fait connaître et reconnaître à travers les portraits de gens simples la richesse d’une population ignorée parce que pauvre, méprisée parce que la rue n’a jamais été le lieu des gens honnêtes.

 

En 1960, quand Marker tourne son film, la rue est encore « populeuse » ; elle est fréquentée par toutes sortes de personnes qui se déplacent, vont au travail ou en sortent, attendent, mendient, font les courses  ou se promènent ; elle est encombrée par les boutiques des pas-de-porte et les étals des commerçants, elle est le refuge des mal-logés et des chômeurs, elle est envahie par les grévistes, les manifestations ; aussi décider de filmer les gens de la rue, est un parti pris politique, celui de s’intéresser aux gens du peuple.

Les propos tenus par les gens et rapportés par le réalisateur convergent quand il s’agit du logement, « il n’y en a pas », de la pauvreté « des familles croulent sous les traites », de l’argent « il est la clef du bonheur » des solutions « demander à ceux qui sont en haut ». Ils se taisent sur les événements politiques relatifs à la guerre d’Algérie, les accords d’Évian, Charonne, le putsch d’Alger, etc. (ce sont des sujets tabous dont on ne parle pas). Seul un jeune militant accepte d’en parler. Car le fait de ne pas en parler n’évacue pas les problèmes comme le racisme vis-à-vis des Algériens, l’ignorance ou la méfiance vis-à-vis de l’autre quand il est noir, ce dont témoignent « les cibles » de ces préjugés. Et les avis divergent quand il s’agit de « l’autre » que certaines personnes ne voient pas, ou préfèrent ignorer, alors que d’un autre côté existe une solidarité entre les ouvriers grévistes et les autres. Des originaux : peintre, inventeur, futurologues, couturières autocentrés mais fantasques, pimentent aussi la succession d’interviews ainsi que des chats qui n’ont aucune autre raison d’apparaître que celle de faire partie du peuple de Paris.

 

Le commun des mortels que nous montre Chris Marker est un ensemble discontinu, formé d’une multiplicité de différences, mais un ensemble uni par une langue, par l’environnement urbain, par des soucis analogues, et par cette dimension fondamentale dans le film : une certaine bonne humeur. Les difficultés, les combats, les devoirs n’empêchent pas les gens de rire ou plutôt Chris Marker a filmé, (et sélectionné parmi les 50  heures de rushes) des visages ouverts, souriants, clairvoyants, sagaces ou critiques, accordés à leur situation mais sans doute désaccordés aux représentations que nous avons des couches populaires ; le jeune couple de fiancés, dans sa candeur et sa courte vue, est émouvant parce qu’il fait quand même rayonner l’avenir. Cette dimension est-elle induite par le réalisateur, par la confiance établie avec les interviewés. La joie émane-t-elle des échanges qui sont une pièce maîtresse du film ?

 

Dans la toute dernière partie du film consacrée aux visages tristes qui ont monté des murs à l’intérieur d’eux-mêmes il n’y a plus de conversation, plus d’interviewer, seulement la voix off d’une prisonnière, seulement le commentaire de Chris Marker qui demande si ces regards introvertis le sont sous l’effet du pressentiment de quelque désastre à venir comme la vision d’épouvante de l’ange de Benjamin. Et le réalisateur d’émettre l’hypothèse que ces expressions malheureuses abritent une conviction que tant qu’existent des prisonniers nous ne serons pas libres, tant que la détresse persiste nous ne pouvons pas être heureux, tant qu’il y a de la misère nous ne sommes pas riches. Ce passage à la métaphysique, qui a certainement aiguillonné le film d’une manière sous-jacente, n’est pourtant pas exclusivement responsable, ni l’unique source, de cette proximité, faite d’attention et d’intelligence mais aussi d’humour, qu’il entretient avec les gens qu’il filme.

 

Cette disposition ne lui est pas seulement naturelle, il l’a acquise ou l’a fortifiée par sa participation à des mouvements proches du Parti communiste et de la revue Esprit, tels que Peuple et culture,Travail et culture[4] et pour lesquels il a réalisé divers documents littéraires et filmiques. Il adhère donc à ces organisations qui se définissent comme des collectifs formés d’ouvriers, de syndicalistes, d’officiers, d’instituteurs, artistes… dont la ligne d’action est : « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ». Et par culture s’entend « une culture commune à tout un peuple, aux intellectuels, aux cadres aux masses » « qui nait de la vie et retourne à la vie ». Une culture donc qui émane de l’atelier, du bureau, de la vie des foyers, des grèves, des productions artistiques comme des connaissances. Cette culture « courbée vers l’action » – contrairement à la culture professionnelle des élites enfermée dans les murs du savoir –, participe de l’avènement de « l’homme nouveau », de cet idéal à laquelle la grande entreprise collective est censée aboutir.

 

Les travaux de Chris Marker, romancier, cinéaste, critique sont en phase avec ces courants de pensées et d’action, et son emphase pour le peuple est alors légitime. Lui-même a contribué dans son livre  Regards sur le mouvement ouvrier, publié en 1951, à donner des traits et un sens aux « masses populaires »[5] dont la littérature ne dit rien, dit-il. Pour ce livre donc il engage un travail de collecte de documents sur la vie des ouvriers, des récits, des lettres, des poèmes de circonstances, des règlements d’entreprises, des discours, des listes d’amendes. La réunion de toutes ces pièces hétéroclites qui constituent le contenu du livre, annonce une méthode de travail qui restera valable autant pour les écrits que pour les films, autant en 1951 qu’en 1962, qu’en 68, en 1997 Immemory.

 

Nous avons donc deux choses à retenir, primo le Joli Mai s’accorde aux principes que Chris Marker partage avec Peuple et culture : « garder le contact avec les hommes, avec les vrais problèmes de la condition humaine », « mettre le cinéma au service de l’éducation de base », secundo son processus de recherche et de composition est très singulier, en phase avec la liberté de filmer de Chronique d’un été [6] qui inaugure une ethnologie du quotidien en France, qui entérine la disparition du point de vue unique et la neutralisation de l’auteur imprimant sa vision. Plus de représentation héroïque ou lénifiante, plus de peuple soumis ou agressif, mais des déclarations multiples et diverses qui annulent l’idée d’une passivité ainsi que l’image unifiée du peuple, au profit de quelque chose : ce bonheur-de-vivre-malgré-tout ou cette joie de dire, qui se communique au spectateur. Pour singulariser le peuple Chris Marker va chercher là où on ne l’attend pas, un sentiment universel incarné non par des acteurs et des scènes fabriquées mais par eux, par nous. Et la valeur d’exemple, si elle existe, réside dans ce fait que cette gaieté n’est pas l’apanage des gens riches, heureux parce que privilégiés, mais de gens modestes, qui n’ont pas gagné à la loterie le ticket du bonheur. Et ce sentiment de gaieté ne peut être rabattu sur une classe sociale quelle qu’elle soit ; même s’il semble émaner des classes populaires dans le film, et il serait très réducteur d’en rapporter la cause à elles puisque l’essentiel est le mouvement inverse, cette gaité se diffuse. Tous les mots utilisés, toutes les phrases entendues peuvent être référés à des situations et des contextes connus, mais non cette gaieté qui se répand comme le parfum dans la chanson écrite pour le film Joli mai. Loin d’agglutiner il se disperse et se propage, jusqu’au spectateur qui l’éprouve et le reçoit comme un cadeau.

 

Est-ce cette contradiction, cet antagonisme entre deux lectures d’une même œuvre, l’une s’accordant avec les déclarations d’un courant politique militant, l’autre s’évadant des règles cinématographiques habituelles et des représentations convenues du peuple sujet favori du cinéma jusque dans les années 50, et qui permettrait de comprendre que l’adhésion de Chris Marker à la figure du peuple, loin d’en faire un populiste conventionnel, en fait un cinéaste subversif  et constructif, produisant une image du peuple faite de joie et de multiples activités ?

En fait Marker adhère à une image émancipatrice du peuple, mais ce n’est pas seulement ou ce n’est surtout pas à une image qu’il se rallie. Ce qui le mobilise plutôt est comment se font les images et quand s’il s’agit d’image du peuple, comment celui-ci participe à ces images ? Pour que les images continuent à percuter la réalité plutôt que de lui faire écran, le cinéaste multiplie les sources visuelles et sonores et met en pratique une conception, partagée avec la nouvelle vague, des images : blocs de sons, de figures, de sensations, de mots, de bribes d’actualité et de souvenirs qui sont autant d’entrées du film ou de sorties (ce qu’on retient). Contrairement à un examen rapide, ce n’est pas parce que les masses populaires sont encore identifiables, grâce à leur mobilisation et leur combat, grâce aux appareils syndicaux qui les structurent, que Chris Marker peut filmer le peuple ; il n’a pas besoin de totalité constituée (ou reconstituée par le cinéma), puisque ce n’est jamais cela qu’il tourne, mais des fragments de l’ordinaire ; et avec Lefebvre, avec Jean Rouch, avec de Certeau il connaît le potentiel créatif et subversif du quotidien.

 

Nous en prendrons pour preuve un court-métrage que Chris Marker a réalisé au cours de l’année 1990, à une époque où « le peuple  en marche » n’était déjà plus un mot d’ordre qui rassemble. Le 20h dans les camps  est une vidéo tournée dans la caserne de Roska désertée par l’armée fédérale yougoslave et transformée en camp.  S’y sont réfugiés des gens qui ont fui leurs villages de Bosnie Herzégovine incendiés ou détruits par les bombes. Des lambeaux de familles, des étudiant-e-s, des jeunes déserteurs de l’armée yougoslave, des Bosniaques jetés sur les routes, errants, se sont retrouvés là, mutiques, dévastés. Leurs origines sociales sont multiples, leurs langues, leurs religions, leurs âges également.

La vidéo n’a pas été faite « sur », mais « avec » les réfugiés, dont Chris Marker dit qu’ils étaient enfermés à l’intérieur d’eux-mêmes, dans leur souffrance et leur deuil. C’est pour briser ces prisons intérieures que Chris Marker a donné l’impulsion de la fabrication d’un journal télévisé « le 20h » à ces « incarcérés » qui n’étaient ni journalistes, ni vidéastes ni photographes. C’est en captant des images reçues par satellites qu’ils ont pu stocker du matériel et le réutiliser pour leur JT, montrant parfois les sources différentes d’un même événement. À travers ce travail, les réalisateurs se sont donné, une ouverture sur le monde, ouverture critique car ils ont appris beaucoup sur la manipulation des images par le JT. Autre initiative importante, le journal a également accordé une place régulière aux reportages sur ce camp de réfugiés de Roska, qu’ils faisaient eux-mêmes, d’eux-mêmes qui ne se connaissaient pas. Ainsi, tandis qu’ils se reconnectaient avec le monde extérieur, ils découvraient le monde qu’ils formaient à intérieur de la caserne, monde formé d’individus, de familles qui pleuraient leurs morts, leurs proches, leurs quartiers, leurs situations et à qui les interviews, les tournages redonnaient vie ; une nouvelle solidarité s’est recomposée. Parallèlement à cette équipe de journalistes tout à la fois néophytes et professionnels, une autre équipe de réfugiés s’est constituée sur la collecte, à l’intérieur et à l’extérieur du camp, de récits, des documents divers, auprès des combattants, des blessés, des déplacés ayant habité cette région dont l’histoire qui était en train de se passer, passerait indubitablement si personne ne se souciait de l’archiver. Aussi était-il primordial que la mémoire soit conservée.

 

À travers un travail politique de décryptage des images piratées, à travers la composition de nouvelles séquences d’informations audio-visuelles, des interactions avec le monde se sont produites, des batailles ont été menées contre l’enfermement, contre l’oubli, pour la mémoire, pour la vérité ; des liens se sont reformés entre les gens désœuvrés et absents les uns aux autres. Et ce n’est pas un plan de bataille contre l’isolement et la dépression qui a été lancé, mais un programme d’actions sans cesse réajusté, sans cesse augmenté qui a entraîné les uns après les autres les réfugiés à travailler collectivement à la réalisation d’un journal et à regarder ensemble, dans une salle du camp, le 20h. Un nouveau public s’est formé, c’est la dernière image de la vidéo.

Même dans un pays disloqué, où les habitants devenus ennemis se font la guerre, des actions peuvent être entreprises pour rejoindre le monde, le regarder et le produire. Ainsi une population anéantie a été mise en mouvement et raccordée à la vie collective grâce à des procédures relevant d’une logique politique. Ces gens néantisés par la guerre, par des dissensions, des haines, des crimes, se sont resocialisés grâce à un projet qui articulait les responsabilités individuelle et collective, les mondes intérieurs et extérieurs, des acteurs et des spectateurs. Un faire commun, le journal, la mémoire, a permis aux différences comme aux relations de se redéfinir, et de s’inventer.

La vidéo tournée par Chris Marker a convoqué des documents divers, hétérogènes, relevant de lieux, de temps, de techniques différents : des images reprises des chaînes étrangères, des images filmées en interne, du studio de fortune et des journalistes en train d’y travailler, une série de cadrages identiques d’interviews des journalistes, les chambres des familles dans le camp, le caméraman dans la chambre les filmant, les visages, les gros plans sur des objets domestiques qui rappellent la maison, les plans extérieurs de Chris Marker, lui même, ailleurs dans une autre géographie, des plans sur les murs, les vitres, les toilettes dévastées par l’armée avant de partir, des réfugiés partant faire la collecte des souvenirs. À cela s’ajoutent des paroles, des commentaires, des récits, des chansons, les langues étrangères de l’intérieur, des bruits et des discours étrangers parvenus de l’extérieur par les satellites. Comme toujours, dans les films de Chris Marker ces ingrédients bruts et disparates, sont la matière, le contenu du film, et lui fournissent même sa scansion.

 

Il faut encore souligner la justesse politique de ce travail artistique du cinéaste ; c’est en raison même de la neutralité que les procédures – proposées comme bases de travail et de vie collective  – concourent efficacement à l’instauration d’un jeu démocratique. C’est un fait dont Habermas dans un autre contexte rappelle l’importance. En effet la neutralité du droit est nécessaire pour cette raison que lorsque les différenciations internes sont multiples et complexes, « la totalité des citoyens ne peut être unie par un consensus substantiel sur des valeurs, mais seulement par un consensus sur les procédures d’instauration légitime du droit et d’exercice du pouvoir »[7]. Les films de Chris Marker sont à cet égard des entreprises politiques. Quand il n’est pas possible de s’entendre sur un projet social, sur des valeurs, sur des idées, les procédures sont des outils de recomposition d’unités collectives, de construction d’un nouveau peuple.

 

[1]     Enfin c’est la représentation commune qu’on en a et dont Ernesto Laclau dans La raison populiste s’efforce de nous montrer qu’elle n’est pas un ersatz de pensée politique mais plutôt qu’elle correspond à une dimension courante de la vie sociale et de la culture politique, vague et immature, mais qui, en revanche, est susceptible de structuration.

 

[2]     Ernest Laclau, La raison populiste, Seuil, 2008.

 

[3]     Qu’est-ce qu’un peuple ?,A. Badiou, P. Bourdieu, J.Buthler, G.Didi-Huberman, S.Khiarie, J.Rancière, La fabrique, Hazan, 2013.

 

[4]     Manifeste de peuple et culture, 1945, peuple-et-culture.org

 

[5]     L’expression commence à poindre dans les textes de Peuple et Culture.

 

[6]     Chronique d’un été, Edgar Morin, Jean Rouch, 1961.

 

[7]     cité par Ernesto Laclau, op.  cit., p.  232.