80. Multitudes 80. Automne 2020
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Ananas (et déboulonnage de statues)

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Le 22 mai 2020 la Préfecture de la Martinique, pour préparer le déconfinement, édite cette affiche censée faire bien comprendre le respect de la distance nécessaire entre deux personnes portant un masque.

Première bourde : avoir pris deux hommes jeunes, mais un blanc et un noir ou métis. Pas une femme ou un homme et pas deux blancs ou deux noirs. République oblige, direz-vous : la République ne reconnaît pas les distinctions de couleur, elle est aveugle à la couleur. C’est quand même fâcheux quand on parle de distanciation physique.

Deuxième bourde : pour mieux faire comprendre la distance d’un mètre, occupant le centre de l’affiche et un espace conséquent, cinq ananas trônent en icônes et en toutes lettres. Comme si la population (de surcroît jeune) de la Martinique ne savait pas lire : bref, un sous-titre pour les illettrés. L’affiche n’a pas duré longtemps : le lendemain, devant le tollé dans les réseaux sociaux et les protestations de Jean-Luc Mélenchon, Éric Coquerel et Karima Delli, elle était retirée avec les excuses du Préfet. La colonialité du pouvoir, comme disent mes amis Anibal Quijano et Walter Mignolo, ça a quand même la peau dure et blanche. En rire et en pleurer « à la fois ».

Et pendant ce temps, plusieurs statues de Victor Schoelcher qui avait arraché l’abolition de l’esclavage à la naissante IIe République en 1848 avaient été vandalisées la nuit. L’écrivain Patrick Chamoiseau a eu ces fins mots :

« 1° L’ennemi, ce n’est pas Victor Schoelcher, mais le Schoelchérisme. Face à esclavage dans nos pays, Schoelcher a sauvé l’honneur de la France (contre la France elle-même) par l’intransigeance de ses luttes. La récupération politicienne de son combat par l’idéologie assimilationniste, le schoelchérisme, visera à occulter la résistance incessante des esclaves, à nier leurs héroïsmes divers, et à magnifier une France abolitionniste généreuse. Il faut défaire le schoelchérisme et respecter Schoelcher.

« 2° Le schoelchérisme a semé du Schoelcher dans tout l’espace martiniquais, à coups de statues et de dénominations. Conquérant génocideur et esclavagiste impérial trônent en place d’honneur dans notre ville capitale. Césaire n’a jamais voulu les enlever de Fort-de-France. Son argument était de ne pas effacer une réalité historique dont nous devons avoir conscience pour mieux la problématiser. Mais du point de vue symbolique, le rééquilibrage n’est toujours pas effectué. Ni en panneaux d’explication pédagogique ni en élévations centrales et signifiantes.

« 3° La nuit politique qui pèse sur la Martinique s’accompagne d’une absence de pensée politique des plus préoccupantes. Des ferveurs et des énergies se retrouvent à la dérive. »

Il a eu d’autres fins mots en trois messages consécutifs sur Twitter :

« Hugo, Césaire, Montesquieu, Voltaire, Ghandi… Schoelcher… toutes les consciences, même les plus hautes et les plus admirables, ont toujours un angle mort. Difficile d’échapper à tous les déterminants d’une époque, d’un contexte, d’une urgence… Réussir à ne pas consentir aux plus grossiers ou aux plus inhumains est déjà admirable. Dès lors, plutôt que de jeter la pierre à de belles consciences, chacun devrait se dire : quel est mon angle mort à moi ? »

Épilogue en forme d’ouverture : le déboulonnage des statues s’est répandu comme un virus. Depuis la violence policière, la énième de plus, qui a tué le 25 mai le noir américain Georges Floyd, l’Amérique, puis le monde entier, France y compris avec l’affaire Adama Traoré, des dizaines de statues d’esclavagistes, de colonisateurs, de généraux confédérés sécessionnistes ont été attaquées. L’heure du déconfinement ouvre sur celle de la décolonialisation de la mémoire. Black Lives Matter. Il n’y a pas que les personnes âgées qui sont maltraitées. Des EHPAD et autres hospices à l’ensemble de la société, le souci de la vie, le soin, la réparation doivent s’étendre. Qu’enfin la société tout entière puisse respirer.

[voir Incendies, Racisme]