84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Appropriation-réappropriation, délestage, décalage

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Je souhaiterais poursuivre et préciser une réflexion entamée il y a quelque temps autour de l’idée de décentrement rapportée à la perspective décoloniale. La thèse que je défends est qu’il y a en soi plusieurs manières de décentrer mais une seule qui soit authentiquement décoloniale, celle qui consiste à faire en sorte que les particularismes, les identités, les différences initiales soient conservées tout en maintenant le schéma premier centre(s)-périphéries, c’est-à-dire en refusant de centrer les périphéries. En dernière instance, le but n’est pas de multiplier les centres mais que le centre se décentre, c’est-à-dire pivote. Je ne reviendrai pas sur les détails de l’analyse, ils sont disponibles ailleurs1. Ce qui m’importe ici en revanche est d’étoffer cette idée de décentrement, toujours en mobilisant un cadre spatial et en reconvoquant le concept de transgression, modalité possible dudit décentrement. La transgression, en effet, n’est pas autre chose qu’une variation sur la notion de sabotage, elle-même pivot du décolonialisme.

Un tel positionnement exige de reconnaître que toute cette démarche n’est en soi pas une idée nouvelle. La transgression est en effet une interprétation parmi d’autres de la résistance et dans la mesure où le décolonialisme se définit comme tel – une pensée de la résistance – il n’a pas de mal à se constituer comme foncièrement transgressif, allant jusqu’à envisager la transgression comme l’outil d’émancipation par excellence vis-à-vis des pratiques et réalités néolibérales2.

Mon propos, néanmoins, n’a pour objet de reconduire un certain nombre d’hypothèses de travail déjà actées mais d’affiner le concept même de transgression en l’associant à un triple mouvement qui viendrait lui donner un sens (compris à la fois comme direction et comme signification). Je déclinerai donc cette idée de transgression de trois manières différentes.

Dans un premier temps, comme transgression-appropriation (I). Ici, transgresser, c’est s’approprier ce qui n’est pas censé « être à nous », mais aussi reprendre ce qui nous a été pris. Ce double mouvement suppose un moment créatif, celui où nous nous repositionnions après avoir assimilé ce « butin ». C’est exclusivement cette dialectique, ainsi que la manière de la mener à bien, qui m’intéresse et que j’explorerai à travers l’idée de double réappropriation critique. Ensuite, comme transgression-délestage (II). L’on se déleste de ce dont on ne veut plus parce qu’il nous a été peu ou prou imposé ; cet allègement est l’occasion d’un jeu, au sens décolonial du terme, dont nous nous attacherons à montrer les différentes dimensions. Enfin, comme transgression-décalage (III). Décaler, c’est fondamentalement ôter des cales qui servaient à maintenir un équilibre et donc institutionnaliser un caractère bancal, étant dès lors à contre-courant de la norme. Celui qui se décale, c’est celui qui, techniquement, fait le choix de l’inconfort, celui de boiter et de manquer d’aplomb, dans tous les sens du terme. Entre déphasage et débranchement, le décalage invite à une nouvelle description des rapports qui unissent la pensée mainstream et l’approche décoloniale.

Chacune de ces trois modalités sera l’occasion de montrer dans quelle mesure la transgression peut permettre de rendre compte d’un féminisme décolonial.

I 

La transgression-appropriation se conçoit en réalité comme un double mouvement dialectique d’appropriation et de réappropriation, ce qui suppose qu’elle investit ce qui lui a été pris, tout comme elle prend ce qui n’est initialement pas à elle, produisant, ce faisant, un nouveau positionnement relativement inédit. C’est cette configuration que je me propose d’explorer maintenant.

Commençons par le mouvement de réappropriation en l’appliquant d’un point de vue décolonial. Reprendre ce qui nous a été pris, c’est essentiellement reprendre ce que la modernité nous a pris, savoir une vision du monde, une cosmologie. Nous avoir volé cela, c’est, fondamentalement, nous avoir empêchés de le déconstruire, de le saboter, de le travailler en creux et donc, à terme, nous avoir volé la chance de nous positionner dans le monde. Comme le dit très justement Nadia Tazi :

« A-t-on assez dit combien la modernité est scandaleuse, et combien elle a pu blesser ? Elle n’est pas que séculière – ce qui suffirait amplement à justifier la défiance de nos sociétés pieuses et tendanciellement conservatrices à son endroit. Et elle ne se borne pas à déconsidérer les prestiges de l’ancien et la reproduction du même qui ont structuré ce monde depuis toujours. En tendant vers l’égaliberté, elle heurte de plein fouet les esprits et les corps, trouble les hiérarchies, bouscule l’éthique du sabr et les valeurs de modestie et de justice d’autrefois3. »

Qu’entend-on au juste lorsque nous disons que la modernité a fait main basse sur notre cosmologie ? Cela signifie que le renversement des priorités en vertu duquel le membre venait à primer sur le groupe et l’individu sur la communauté était amené à opérer comme une norme exclusive qu’il fallait accepter ou mourir. Or c’est cette alternative qui en soi pose problème car elle nie la nécessité de tout un travail qui doit être fait en amont et qui, possiblement, probablement, a toutes les chances d’aboutir à une troisième voie.

Creusons l’exemple communauté/individu. En Islam par exemple, tout comme dans la cosmologie grecque antique, il n’y a pas d’individu. La personne n’a d’existence qu’en tant que membre du groupe, au regard de ce qu’elle fait pour la communauté. S’il n’y a pas d’individu, il n’y a donc pas de liberté individuelle. Dès lors, toute idéologie, vision ou conception émancipatoire n’a pas de prise possible sur ce sol éminemment lisse car totalement homogène. Stricto sensu, donc, une approche féministe n’a pas sa place dans ce type de cosmologie.

La modernité saute directement à cette conclusion et fait totalement fi de la violence symbolique, très justement relevée par Tazi, qu’il y a à imposer un greffon qui, en l’état, ne peut qu’être rejeté. Mais dans le même temps, en agissant ainsi, elle empêche les pré-modernes de reconnaître et d’assumer ce hiatus ou cette ellipse cosmologique qu’est l’absence de l’individualité. Car assumer ce que Abdelkebir Khatibi nomme « fracture » (et ce que Maria Lugones nomme « locus fracturé »), c’est se donner une chance d’aller plus loin, d’activer un questionnement existentiel. En lieu et place, nous avons intégré la honte de ne pas être modernes et le complexe de ne pas être comme les autres, tant nous étions travaillés par la volonté de résorber cette fracture-blessure. Habités par le syndrome du cache-misère, nous ne voyions pas, a contrario, à quel point la misère, la « pauvreté » comme le dit encore Khatibi, était notre chance :

« Sur la scène planétaire, nous sommes plus ou moins marginaux, minoritaires et dominés. Sous-développés, disent-ils. C’est cela même notre chance, l’exigence d’une transgression à déclarer (….). Bien plus, une pensée qui ne s’inspire pas de sa pauvreté, est toujours élaborée pour dominer et humilier ; une pensée qui ne soit pas minoritaire, marginale, fragmentaire et inachevée, est toujours une pensée de l’ethnocide4. »

Cette pauvreté, quand elle est assumée, est l’occasion de découvertes extraordinaires. On y puise avec bonheur la matière pour penser de nouveaux positionnements. En posant la question de savoir comment faire un sort au manque, à l’absence – ici l’absence de l’individu, rappelons-le, en reprenant ce nous-mêmes dont on nous a privés et en apprenant à le critiquer, c’est-à-dire à le questionner (parfois sans ménagements), nous arrivons à donner droit de cité (ou de communauté, ou de groupe) à l’individu. C’est ainsi que naît le féminisme décolonial, qui pense le caractère fondamental de nos ancrages, quels qu’ils soient, tout autant que leur incommensurabilité et leur complexité. Cette dernière s’incarne par exemple tout autant dans le refus de la conception classique de l’hybridité (en posant que les mondes que nous traversons ne se mélangent pas nécessairement5) que dans la volonté de la frontière non pas simplement un lieu de passage mais un lieu de résidence – les deux modalités pouvant tout à fait se croiser6.

Mais ce qui peut s’apparenter légitimement à une fidélité à la tradition via l’importance accordée à l’ancrage est aussi une manière de la subvertir, en insistant sur l’incommensurabilité des loyautés, des appartenances et des convictions, qui valent aussi sur un plan individuel. C’est à ce niveau qu’intervient le second mouvement : s’approprier ce que l’on n’est pas, ce qui n’est pas nous. Et c’est ce qui fait du féminisme décolonial un féminisme éminemment solidaire, contrairement, peut-être, à nombre de ses concurrents : reconnaître la prégnance de nos ancrages suppose de la reconnaître chez les autres.

II 

Le caractère transgressif du féminisme décolonial vient, dans un deuxième temps, de sa propension au délestage. Se délester ici, c’est d’abord se débarrasser de ce qui n’est pas/plus nous, ce qui signifie que la frontière entre nous et nous-même est foncièrement mobile, qu’il y a une place pour les remises en question, les repositionnements. En un mot, la transgression, c’est aussi l’humilité. Ici le délestage rejoint le double mouvement appropriation-réappropriation en ce que la mobilité est le signe d’un sabotage, d’une subversion à l’œuvre. Se délester, c’est ensuite gagner en légèreté – même s’il est relativement aisé de lier humilité et légèreté.

Ces deux dimensions du délestage se retrouvent organiquement liées dans le jeu. Maria Lugones explique très bien ce dont il est question ici :

« L’attitude joueuse qui donne tout son sens à l’activité contient certes un élément d’incertitude, mais ici, l’incertitude est une ouverture à la surprise. Il s’agit alors d’une attitude métaphysique particulière, où l’on n’attend pas du monde qu’il soit bien structuré, ordonné. Les règles ne peuvent probablement pas expliquer ce que nous faisons. Nous ne sommes pas imbues de nous-mêmes, nous ne sommes pas figées dans des constructions particulières de nous-mêmes, ce qui signifie entre autres que nous sommes ouvertes à l’auto-construction. Nous pouvons nous passer de règles et lorsque nous en avons, ce ne sont pas des règles que nous considérons comme sacrées. Nous ne nous soucions pas des compétences. Nous ne sommes pas attachées à une manière particulière de faire les choses7. »

Le féminisme est, de ce point de vue, authentiquement ludique. Il traverse les mondes, les siens comme ceux des autres, sans fondamentalement rien en attendre. Il n’attend rien des mondes parce qu’il attend tout de celles qui s’y ancrent. Ce faisant, il prend acte de la mobilité foncière qui anime les unes et les autres, comme de la sienne propre. Sa logique est profondément anti-libérale : ni efficacité ni concurrence ni bénéfice. Personne ne gagne, personne ne perd parce que le jeu auquel il joue est un jeu sans règles – entendez sans règles définitives.

Ce caractère ludique éloigne définitivement le féminisme décolonial d’un quelconque prosélytisme, contrairement à ce que certains esprits malveillants veulent faire croire. C’est là, au demeurant, le sens même de l’approche décoloniale qui s’est, dès le départ, définie comme option. Plus exactement, comme le dit Lewis Gordon cité par Mignolo dans son article « Epistemic Disobedience and the Decolonial Option : A manifesto », l’option est un choix radical, celui de celles et ceux qui n’ont plus le choix. On a voulu faire passer cette radicalité pour une forme de dogmatisme, une pesanteur, alors qu’elle est foncièrement légèreté. Comment, au demeurant, ne pas être léger, quand on n’a plus rien à perdre :

« Les idées, dont beaucoup se déploieront durant des années de travail politique engagé, n’ont pas besoin d’être parfaites, parce qu’en dernière instance, elles seront assumées par le travail difficile et complexe des communautés. Ce travail est la manifestation concrète de l’imagination politique. Fanon décrit cet objectif comme étant l’amorce d’une nouvelle humanité. Il savait à quel point un tel effort était terrifiant, étant donné que nous vivons à une époque où ce genre de rupture radicale apparaît comme rien de moins que la fin du monde. Pendant ce temps, la tâche consistant à bâtir des infrastructures pour quelque chose de nouveau doit être planifiée et, quand il y a un peu de marge, traduite sur le plan pratique car, comme nous le savons sans nul doute tous, nous n’avons pas d’autre option que de construire des options sur lesquelles reposera le futur de notre espèce8. »

Étant ainsi une option, le féminisme décolonial ne cherche pas à convertir car il part du principe que le cheminement dont il est question ici est éminemment personnel. Cette légèreté est donc fondamentalement la légèreté de celles et ceux qui ne confondent pas conversion et conviction. Les arguments en faveur de l’urgence de la situation existent ; chacun est libre d’en prendre connaissance. Ce faisant, le féminisme décolonial « se contente » d’être responsable, sérieux sans être grave. Si « la gravité est le bonheur des imbéciles », comme disait Montesquieu, elle est aussi sans nul doute le propre de celles et ceux qui sont en représentation perpétuelle, c’est-à-dire qui se méprennent sur le sens même du jeu.

Comme le dit très justement Lugones, le jeu décolonial n’a rien à voir avec le jeu d’acteur. Il ne procède pas d’un fiat par lequel nous déciderions d’être quelqu’un d’autre. Nous ne sommes jamais quelqu’un d’autre malgré la multiplicité des mondes que nous traversons. Lorsque celles et ceux qui nous assignent dénoncent ce qu’ils/elles considèrent comme de l’incohérence, voire de la schizophrénie, ils se méprennent sur le sens même de la mobilité qui nous anime parce qu’ils la comprennent comme le résultat d’une décision.

III 

Enfin, le féminisme décolonial est transgressif en ce qu’il est en décalage. Décaler, c’est, on l’a vu, c’est ôter ce qui permettait un soutien et donc assumer d’être dans une forme d’équilibre instable. Mais pas seulement. Décaler, c’est aussi, dans le jargon des pompiers, retirer les cales placées sous les roues des camions lorsqu’on s’apprête à partir en intervention. L’expression « Ca décale ! », devenue classique, fait ainsi référence à ce moment où les soldats du feu déplacent ces supports pour pouvoir mettre en marche leurs véhicules.

Le féminisme décolonial s’inscrit symboliquement au cœur de cette double signification. Il est, dans un premier temps, dans une forme d’instabilité salvatrice, ayant ôté un certain nombre de cales qui déclinent l’équilibre de multiples manières. Sa propension à revendiquer aussi bien la désobéissance épistémique que l’intersectionnalité (celle qui ne cache pas la différence coloniale, pour reprendre le propos de Lugones9) ou la réciprocité asymétrique10, est en soi une manière de renoncer au confort de l’homogénéisme, de l’essentialisme et de la parfaite réversibilité des perspectives. Ce faisant, le féminisme décolonial dénonce ces cales pour ce qu’elles sont : des pourvoyeuses de faux confort. La cale, rappelons-le, c’est aussi ce qui assure un maintien à peu de frais : le morceau de papier plié en quatre que l’on glisse sous une chaise bancale en est l’exemple paradigmatique.

Une fois dé-calé, le féminisme décolonial peut débrancher, au sens ferroviaire du terme de quitter la voie principale pour une autre voie. C’est ici sans doute que l’asymétrie dont nous parlions plus haut s’incarne au plus juste. Un détour littéraire peut se révéler ici fort utile. De fait, la métaphore du débranchement a été investie de belle manière par Légationville de China Miéville – un roman qui, s’il ne se présente pas comme décolonial, peut néanmoins faire l’objet d’interprétations qui, elles, le sont11. Le romancier anglais, connu pour subvertir et saboter les genres littéraires classiques, nous entraîne dans une utopie des mondes supra-lunaires, et plus précisément à Légationville, en Ariéka. Dans cette surprenante contrée totalement auto-suffisante, humains et indigènes coexistent. Les seconds, les Ariékans, parlent étrangement une langue étrange : dotés de deux bouches, leur idiome ne leur permet ni de mentir, ni de recourir à la métaphore. Des clones humains, appelés Légats, greffés et transgéniques, assurent la communication entre les deux espèces.

L’une des étapes-clés de l’intrigue est sans nul doute ce moment où les Ariékans, à la suite d’un certain nombre de péripéties que nous n’avons pas le loisir d’aborder ici, en viennent à découvrir la métaphore, grâce à l’intervention de la narratrice du roman. Cette dernière, se mettant elle-même situation, a cette phrase magnifique : « Je ne veux plus être une comparaison, plus jamais […] Je veux être une métaphore12 ». Ce choc linguistique s’apparente pour eux à une délivrance ; c’est le moment où « ils décrochent de la langue » pour s’approprier ce qui n’est pas eux13.

Mais il y a plus. Décrocher, on le voit bien ici, c’est prendre l’autre voie, celle de la métaphore, au terme d’une décision quasiment métaphysique. C’est, en un mot, débrancher. La phrase de la narratrice de Légationville pourrait aussi bien incarner la devise du féminisme décolonial, aussi bien au sens propre qu’au sens figuré. En finir avec la comparaison c’est, encore une fois, en finir avec la symétrie coloniale ; c’est aussi, sur le plan académique, faire acte de désobéissance épistémique en renouant avec la métaphore comme outil cognitif, un outil souvent déprécié et déconsidéré par les adeptes du syllogisme.

Au-delà de cela, ce décalage-débranchement est aussi, et dans le même temps, un déphasage car il se fonde sur l’idée même de différence. En physique, le déphasage mesure la différence entre deux ondes de même fréquence ou de même période, l’une des deux étant considérée comme onde de référence. Le féminisme décolonial vit et évolue dans ce sas, il assume l’opposition de phase, d’être cantonné et jaugé par rapport à une référence-cale, ici le féminisme universaliste, blanc-bourgeois, non différentialiste. Ce faisant, il existe pour et par le risque d’être annulé : si l’on additionne deux ondes en opposition de phase, elles s’annulent entre elles.

Le féminisme-cale est malheureusement loin d’être conscient de cette situation, de l’interdépendance existentielle qui l’unit au féminisme décolonial. Il mesure la différence non pour en prendre acte mais pour l’annihiler sans savoir que ce mouvement sonne sa propre perte, que « c’est lorsque l’autre est maintenu, respecté dans sa singularité, que je peux être reçu peut-être par lui14 ». Qu’il n’a pas à « additionner » le féminisme décolonial, ce qui suppose de le convertir en amont car, comme chacun sait, on n’additionne pas des kilogrammes et des litres.

Le mécanisme qui commande ce réflexe mortifère est fondamentalement un mécanisme de déni. Celui-ci s’origine dans l’ignorance d’une dimension fondamentale, celle de la « différence intraitable », comme l’appelle Khatibi. Intraitable parce qu’inintelligible, inassimilable, incommensurable. « Une différence intraitable est irréductible et en même temps elle se pense comme telle. Elle affirme une souveraineté15 », écrit l’intellectuel marocain. Ce qui vaut pour le féminisme décolonial vaut aussi pour le féminisme mainstream : « l’autre, comme moi-même : inassimilable », formule radicale et sans appel que l’on peut lire dans Le scribe et son ombre16. Derechef, la réciprocité, que le féminisme non différentialiste confond avec la symétrie, c’est-à-dire la volonté de réduire (parce que l’on suppose, à tort donc, avoir saisi la différence intraitable) ou de nier (pour la raison inverse, car la différence, comme de juste, fait peur).

Mais le féminisme mainstream n’aime pas le mystère. Il devrait pourtant savoir que c’est le secret des relations qui durent. Peut-être, dans le fond, préfère-t-il un anéantissement généralisé à la reconnaissance de celles et ceux qui ont eu la force et le courage de débrancher.

1 Voir notamment Mestiri, « Au-delà du débat Rawls-Okin. Pour un féminisme décentré », Diogène, 2019/3, no 267-268.

2 Voir par exemple Injairu Kulundu, Dylan Kenneth McGarry & Heila Lotz-Sisitka, « Think Piece: Learning, Living and Leading into Transgression – A reflection on decolonial praxis in a neoliberal world », Southern African Journal of Environmental Education, vol. 36, 2020.

3 Nadia Tazi, Le genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman, Paris, Actes Sud, 2018, p. 246. Tazi précise en note qu’« égaliberté » est un néologisme forgé par Étienne Balibar. Par ailleurs, sabr, signifie patience en arabe.

4 Abdellah Bensmain, « Entretien avec Khatibi », Abdellah Bensmain, p. 10, www.limag.com/AutresPublications/ProC/ProC12Khatibi.pdf

5 Cette idée est développée de manière très intéressante par Maria Lugones à travers sa « métaphore de l’œuf » dans « Purity, Impurity, and Separation », Signs, vol. 19, no 2 (Winter, 1994), pp. 458-479, ainsi que dans « Attitude joueuse, voyage d’un “monde” à d’autres et perception aimante », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 19 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/cedref/684 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.684

6 Pour une analyse en détail de la question de l’ancrage et de l’incommensurabilité des valeurs rapportée au féminisme décolonial, voir Soumaya Mestiri, Elucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir, Paris, Vrin, 2020.

7 María Lugones, « Attitude joueuse, voyage d’un “monde” à d’autres et perception aimante », op. cit.

8 Walter D. Mignolo, « Epistemic Disobedience and the Decolonial Option: A manifesto », Transmodernity, Automne 2011, p. 44. La source est Lewis Gordon, « Fanon and Development. A Philosophical Look » 2004.

9 Voir notamment Lugones, « Toward a Decolonial Feminism », Hypatia, 2010, vol. 25, no. 4, p. 755.

10 C’est Iris Marion Young qui est à l’origine de la notion de « réciprocité asymétrique », voir notamment « Asymmetrical Reciprocity: On Moral Respect, Wonder, and Enlarged Thought », in Intersecting Voices. Dilemmas of Gender, Political Philosophy and Policy, Boston, Princeton University Press, 1997. Pour une analyse du propos youngien, voir Mestiri, op. cit., p. 35-39.

11 Je suis redevable à l’analyse de Valéria Wagner pour le développement de cette idée, voir « Récits à bascule, Les cas de La villa de César Aira et Embassytown de China Miéville », EU-topias, 2016, vol. 12, p. 119-130. Embassytown est le titre original, Légationville celui de la traduction française.

12 China Miéville, Légationville, Paris, Pocket, 2016, p. 419-420.

13 Wagner, op. cit., p. 126.

14 Abdelkebir Khatibi, Figures de l’étranger dans la littérature française, Paris, Denoël, 1987, p. 28.

15 « Entretien avec Khatibi », op. cit., p. 10.

16 Le scribe et son ombre, op. cit., p. 43.