Crise financière, déficit budgétaire, mesures d’austérité : des termes qui reviennent sans cesse avec la même litanie. En décembre dernier, le gouvernement belge a ainsi adopté une série de réformes destinées à équilibrer les finances publiques. Au nom de la rigueur et de l’emploi – dans les discours, les deux termes sont liés et avant l’adoption d’un nouveau train de mesures, c’est un premier pan du système de protection sociale du pays qui vole en éclats : relèvement de l’âge du départ à la retraite, durcissements des conditions d’accès à la prépension, dégressivité des allocations de chômage, exclusion dans trois ans de plusieurs dizaines de milliers de chômeurs, etc.
Dès le mois de janvier, des assemblées de chômeurs se sont formées à Bruxelles et à Liège sous l’appellation « 1000 milliards ». Malgré l’enthousiasme des débuts, la résistance peine à s’organiser dans la capitale. Le repli sur soi, le fatalisme et les difficultés inhérentes au lancement de nouveaux collectifs y sont probablement pour quelque chose. De ces premiers rassemblements émerge cependant un collectif que nous avons baptisé Dites 33 !, par référence au taux légal de l’impôt des sociétés de 33 %. Inspiré par les Anglais du groupe UK Uncut, l’objectif est de renverser les discours assénés tant par le gouvernement que par la presse à l’encontre des chômeurs présentés opportunément comme des « profiteurs » et des « fraudeurs ». Nous voulons faire ressortir et dénoncer le contraste entre des mesures d’austérité socialement injustes et absurdes d’un point de vue économique et les avantages fiscaux accordés aux grandes entreprises du pays et, derrière elles, à leurs actionnaires – fonds d’investissement, banques, sociétés d’assurance, etc. dont les profits ne cessent de croître en dépit de la crise.
Les privilèges fiscaux
En Belgique, le taux d’imposition des sociétés s’élève à 33,99 %, l’un des taux les plus élevées d’Europe, nous répète-t-on sans cesse. Et pourtant, grâce à toute une série d’exemptions fiscales, le taux effectif d’imposition moyen ne s’élève qu’à 9,8 %, alors que l’impôt sur les personnes physiques s’établit, en moyenne, à plus de 29 %. En 2010, le manque à gagner pour l’État en matière d’impôt des sociétés s’élève à 19,5 milliards d’euros ! Un montant supérieur aux économies prévues par le premier budget gouvernemental d’austérité qui se chiffre à 13 milliards d’euros.
Encore faut-il y regarder de plus près. Toutes les entreprises ne sont en effet pas logées à la même enseigne. Une étude réalisée en 2010 par le magazine économique Trends-Tendances, portant sur 30 000 sociétés, révèle que les 843 sociétés ayant un bénéfice supérieur à 10 millions d’euros ont payé en moyenne 5,71 % d’impôt, contre 21,83 % pour les petites sociétés qui, pourtant, sont censées bénéficier d’un taux réduit. En clair, plus une société engrange de bénéfices, moins elle est imposée. Ces ristournes fiscales peuvent alors être reversées aux actionnaires sous forme de dividendes. En 2009, le champion des déductions fiscales est la société brassicole InBev qui n’a strictement pas payé d’impôts. La perte fiscale s’élève à plus de 2 milliards d’euros.
Conseillés par une armada de fiscalistes, les InBev, Electrabel, Exxonmobil, Suez et consorts savent jouer des ingénieux mécanismes de déductions fiscales offerts par l’État, au nom de la sauvegarde de l’emploi. Au premier rang de ces cadeaux fiscaux : la non-taxation des plus-values boursières réalisées par les sociétés. Si cette première mesure, très légèrement amendée par le nouveau gouvernement, paraît difficile à justifier, la seconde en termes d’importance, « les revenus définitivement taxés », semble plus cohérente, du moins en apparence. Lorsqu’une entreprise possède des parts dans une autre société, les revenus qu’elle en tire sous forme de dividendes ont logiquement déjà été imposés ailleurs. Il est dès lors normal de ne pas les imposer une seconde fois. Mais qu’en est-il si les entreprises qui reversent des dividendes à une société belge sont domiciliées dans un État moins imposé ou même dans un paradis fiscal ? Le code fiscal a prévu cette éventualité : si l’impôt des sociétés dans un pays étranger est inférieur à 15 %, ce régime ne s’applique pas. À 15 % par contre, une société peut faire jouer ce mécanisme et profiter de la concurrence fiscale entre les pays, par exemple, en créant des filiales à l’étranger où elle gonfle ses bénéfices.
Mais ce n’est pas tout. Marco Van Hees, un fonctionnaire du ministère des Finances, s’est renseigné auprès de son ministère pour comprendre de quelle façon l’État s’assure du respect de cette norme de 15 %. Surprise ! Il constate qu’en raison d’une subtilité juridique, ce point n’est pas appliqué. On arrive alors à ce beau paradoxe : peuvent être considérés comme « revenus définitivement taxés » des bénéfices qui n’ont jamais été soumis au moindre impôt ! Le cabinet du ministre des Finances de l’époque, Didier Reynders, explique : « la mesure est inapplicable en l’espèce » ; « il faut s’adapter aux dures réalités de l’économie internationale ».
L’entourloupe des « intérêts notionnels »
Si les intérêts notionnels ne représentent que 10 % du total des déductions fiscales en matière d’impôt des sociétés, cela vaut la peine de s’y attarder aussi quelque peu : le principe est unique au monde. Mis en place en 2006 par le même Didier Reynders, le système des intérêts notionnels, officiellement « déduction pour capital à risque », permet aux entreprises de déduire de leurs bénéfices imposables un intérêt fictif. Lorsqu’une société veut financer un investissement, soit elle recourt au crédit, soit elle puise dans ses fonds propres. Dans le premier cas, elle peut déduire de sa base imposable les intérêts liés à ces crédits. Par contre, c’est l’astuce, les investissements réalisés sur base des fonds propres ne bénéficiaient pas jusque-là de cet avantage. Comme il n’y a pas de crédit, il n’y a évidemment pas d’intérêts à déduire. C’est pour remédier à cette « injustice » que les entreprises peuvent dorénavant déduire un intérêt fictif, « notionnel », calculé sur le montant des fonds propres dont elles disposent. Ainsi, plus une entreprise a d’argent dans ses caisses, moins elle paye d’impôt. Le législateur n’a pas cru bon de conditionner cette déductibilité déjà en soi aberrante à la réalisation de réels investissements.
En 2009, le plus important bénéficiaire de ce mécanisme est ArcelorMittal. Il a déduit plus d’un milliard d’euros d’intérêts notionnels. Cela lui a permis de payer à peine 496 d’impôts. En réalité, il fallait encore déduire de ce montant une régularisation fiscale des années antérieures, ce qui fait qu’ArcelorMittal n’a pas non plus payé d’impôt cette année-là. En trois ans, Arcelor est parvenu grâce à cette entourloupe à éluder pour plus de 4,3 milliards d’euros d’impôts. Les intérêts notionnels profitent aussi aux organismes bancaires qui, mal en point avec la crise financière, ont été refinancés par de l’argent public, leur permettant de reconstituer des fonds propres en bénéficiant de la réduction pour intérêts notionnels. Depuis 2006, certains groupes multinationaux ont créé des sociétés en Belgique spécialement pour bénéficier des intérêts notionnels.
La question des privilèges accordés aux entreprises ne se limite pas au seul impôt des sociétés. Les entreprises, en particulier les plus importantes d’entre elles, profitent d’une pléthore d’autres avantages matériels et financiers dont elles usent et abusent. L’aménagement de zonings, de réseaux routiers, fluviaux, aériens, les multiples aides aux entreprises, à l’investissement, à l’emploi, telles les exonérations des charges patronales, sont autant de coûts pour les finances publiques. Des sommes colossales qu’il serait pertinent de largement faire connaître. D’un côté donc, les sociétés cherchent à tirer le maximum de tous les avantages qui leur sont offerts, de l’autre, elles utilisent tous les moyens mis à leur disposition pour réduire le plus possible leur contribution aux finances publiques.
Delhaize : « Tellement plus pour votre argent » ?
Fleuron de la grande distribution en Belgique, le Groupe Delhaize compte 3408 magasins dont 821 en Belgique. Malgré quelques difficultés cette année, les bénéfices du groupe se portent bien : 821 millions nets en 2010. Très attaché à son image de marque, ce qui en fait une cible de choix, la société est experte en matière d’exemptions fiscales. En 2009, selon le taux légal en vigueur, la société aurait dû payer 336 millions d’impôts. Elle n’a rien payé. Mieux : elle s’est fait rembourser 375 000 euros.
De tels montants sont à rapprocher des économies prévues par le gouvernement sur le dos des chômeurs. Ainsi, pour les inciter à trouver un emploi, le gouvernement a instauré une dégressivité dans le temps des allocations de chômage. Selon les prévisions de la Cour des comptes, cette mesure rapporterait 116 millions euros en 2012. Au regard des déductions fiscales accordées à des entreprises comme Delhaize, cette économie est dérisoire. Son coût social l’est bien moins… En payant ses impôts, Delhaize pourrait, à elle seule, annihiler cette mesure et permettre même d’accroître les revenus des chômeurs…
Le jeudi 24 mai, les actionnaires du groupe, des sociétés telles que Citibank, Axa, Le Crédit Suisse, ainsi que différents fonds d’investissements américains, devaient se retrouver pour leur assemblée générale annuelle. Malgré quelques revers outre-Atlantique, le conseil d’administration du groupe a décidé d’accroître les dividendes accordés à ses précieux actionnaires. Si la démarche a surpris bon nombre d’observateurs économiques, ce geste reflète bien cette nouvelle configuration du capitalisme soumis à des impératifs de rentabilité financière des actionnaires toujours plus élevés. Cette augmentation des dividendes démontre également que, décidément, pour certains, la crise n’existe pas. Implantée en Grèce, Delhaize est fière d’avoir réussi à tirer parti de la situation du pays. Cela nous vaut une déclaration d’anthologie du CEO du groupe, Pierre-Olivier Beckers : « Il est surprenant de voir comment la crise peut créer des opportunités pour nous. Nous constatons une baisse du revenu disponible des Grecs mais en même temps, nous possédons une marque forte ».
Chiffres en mains et masques de clown au visage
Nous nous sommes donc invités à leur assemblée générale, histoire de rappeler à ce petit monde l’existence d’une fraction de la population – 99 % disent les Américains – qui n’a pas été conviée à ces mondanités célébrant le partage des plantureux bénéfices du groupe. Arrivé peu avant le début de l’assemblée, un (faux) groupe « Sécuritas » bloque les entrées du bâtiment, tandis que des actionnaires d’un genre nouveau, habillés de vêtements chics, distribuent à leurs homologues de Delhaize une nouvelle résolution destinée à être votée par l’assemblée générale. Aux termes de celle-ci, le groupe Delhaize s’engage à se soumettre effectivement au taux d’impôt officiel en vigueur. Tant que les actionnaires n’acceptent pas de voter cette modeste proposition, nous ne bougeons pas. Pour égayer l’ambiance certains actionnaires étant quelque peu crispés – nous passons les tubes de la musique de supermarché, ponctués par les petites annonces de notre caissière en chef : « L’État social fermera ses portes dans un quart d’heure » ; « Chômeurs en promotion au rayon boucherie » ; « Bruno Colmant est appelé dans la réserve du magasin pour un montage fiscal ». Des autocollants, parodiant le logo de Delhaize et destinés à être collés dans les magasins du groupe, sont aussi distribués. Sous une banderole proclamant « Ici, on ne paie pas d’impôt », les logos des principales sociétés belges qui échappent à l’impôt ont été exposés. Chacun peut poser enfin pour une photo souvenir en compagnie d’Elio Di Rupo (PS), notre premier ministre d’austérité, Didier Reynders, et Pierre-Olivier Beckers, incarnés par des participants portant des masques à leur effigie. L’action s’est terminée par l’approbation de la résolution.
La fiscalité, la finance, le crédit, la monnaie, l’économie rythment nos quotidiens. Chasse gardée des « experts » proches du petit monde des affaires, ces questions sont les nôtres. Malgré la démesure des montants en jeu, elles sont à notre portée. Chiffres en mains et masques de clown au visage, c’est ce que nous voulons démontrer. Le capitalisme, ses crises et ses plans d’austérité, ne sont pas une fatalité.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le partage du sensible
- Les circuits courts alimentaires De la complexité à la coopération logistiques
- La politique en Amérique du sud, un pendule instable