Traduit de l’anglais par Anne Querrien
Ce texte est adressé à vous deux. Même si, ou précisément parce que, l’idée attachée au destinataire d’un texte pourrait dans une certaine mesure conditionner son contenu. Dans le passé, même quand le texte relevait de la catégorie de la correspondance privée et était adressé à un individu particulier, il se déployait à l’intérieur d’un second horizon – un horizon éternel se découvrant à partir de l’aura de l’impression éternelle des lettres sur le papier. Dans la forme électronique, cependant, cet horizon a pâli et à un moment a disparu complètement – par exemple avec les e-mails. Ce qui me fait me demander : ne pourrions nous discerner de même la perte d’un tel horizon éternel dans la transition du film classique à la vidéo numérique ? Une lettre est, à un certain degré, toujours une représentation de l’écriture (même s’il y a de nombreuses manières d’écrire à quelqu’un ; c’est quelque chose que tout le monde connaît et cela a sa propre longue histoire, alors que les e-mails sont une terra incognita et c’est pourquoi j’ai pensé qu’il serait préférable de vous écrire un e-mail. Nous pouvons attendre d’un e-mail qu’il devienne profond ou qu’il revendique de passer à l’éternité – il n’y a rien qui se cache derrière lui. La seule chose que nous ayons à faire est de nous focaliser sur sa surface – lire ce qui est à l’écran – et ensuite de l’effacer.
C’est le choix décisif pour nous ou, pour le dire, plus précisément, la question qui nous est posée aujourd’hui est celle de la liberté humaine.
La conception de Rousseau de la liberté du citoyen comme d’un devoir par lequel «nul n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, car la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même. Ainsi, la liberté sans la justice est une véritable contradiction» semble anachronique à une époque de politique antagoniste, car son idéal était une harmonie dans laquelle les contradictions et les antagonismes seraient mis en harmonie au moyen des lois. Cependant il faisait l’hypothèse que ce seraient «nos lois», des lois dont nous voudrions être les co-auteurs et auxquelles par conséquent nous nous soumettrions volontairement. Cependant, l’évolution sur plus de deux cents ans de lois légitimes du fait d’élections démocratiques et l’évolution parallèle des appareils d’état démocratiques nous ont amenés de plus en plus loin des idéaux de Rousseau, si loin que nous pouvons à peine nous reconnaître en eux.
Ce qui est le plus intéressant dans sa définition pour notre temps est que «La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui». Aussi bien les personnages des écrits de Franz Kafka que la plupart des habitants du monde post-colonial, capitaliste, tardif, – et vous, Ruti et Mayaan aussi – devez d’abord trouver un chemin pour éviter de tomber dans une certaine trappe. Cette trappe consiste à être nées dans les familles, les langages et les lois des autres (et leur légitimation est de manière tautologique dérivée du trauma de leur propre soumission). Nous sommes nés, ou nous avons été mis au monde, et n’avons pas d’autres choix que de devenir les serviteurs obligés d’états-nations, comme les gens dans le passé naissaient dans le servage d’un propriétaire féodal ou dans la domesticité d’un aristocrate. Finalement, la scolarisation obligatoire et plus tard le service militaire, et ainsi de suite, qui nous apprennent à parler une langue et nous montrent comment nous comporter en accord avec le principe de réalité dans le cadre de schèmes
préordonnés, nous sont fournis par les états-nations dans des langages administrés par de tels états pour des buts du même genre.
Le premier réflexe de la volonté libre d’une personne cherchera d’abord à éviter la trappe des arrangements de forces et d’intérêts qui nous entourent – c’est-à-dire de la servitude envers l’état-nation. Ces états-nations, précisément parce qu’ils sont des «communautés imaginaires», construisent et défendent jalousement et quasi obsessionnellement leurs propres épistémologies du «réel» fondées sur la race, la langue et la territorialité. Même si être né dans la servitude en tant que citoyen d’un état-nation est loin d’être désirable, cela vaut mieux encore que d’être apatride comme les réfugiés. Hannah Arendt nous rappelle qu’en 1935 les lois de Nuremberg n’étaient pas supposées exclure seulement les Juifs, mais toute ethnicité étrangère à l’État allemand de l’époque. Agamben écrit, dans son essai fameux Nous réfugiés : «Qu’il n’y ait pas d’espace autonome dans l’ordre politique de l’état-nation pour quelque chose comme l’homme à l’état pur est évident au moins dans le fait que, même dans les meilleurs des cas, le statut de réfugié est toujours considéré comme une condition temporaire qui devrait conduire soit à la naturalisation soit au rapatriement. Un statut permanent d’homme en soi est inconcevable pour la loi de l’état-nation». Aussi si le premier réflexe rationnel d’une individue libre est de se libérer de la servitude envers l’état-nation, où va-t-elle aller ? La rationalité devient suicidaire – je ne vais pas me libérer d’une servitude pour devenir le serviteur de quelqu’un d’autre, ou pour être rendu éventuellement à l’état original de servitude auquel j’essayais d’échapper et être puni pour cela, ou en profiter.
Si nous ne croyons pas possible une révolution mondiale conduisant à la disparition des états-nations, alors nous devons chercher des points aveugles et en créer entre les frontières des états-nations – et c’est le projet «Ex-territory». Et pour continuer – un Ex-territoire serait un état à adhésion volontaire, un état duquel n’importe qui pourrait demander de devenir citoyen, et qui ne serait pas un résidu épistémologique des pratiques de Sang, Terre, Langue des systèmes contemporains. Le mot état n’est sans doute pas bon et il nous faut lui en substituer un nouveau. La base de la constitution d’une telle entité – ni un lieu, ni un état, ni une civilisation –est qu’elle devrait être reconnue par les états existants. Elle existerait et opérerait dans le cadre du principe de réalité ; pour cette raison il serait bon de commencer par un recensement des procédures légales d’après lesquelles des entités autonomes se sont établies tout au long de l’histoire (l’histoire légale des T.A.Z, zones d’autonomies temporaires). Dans cette perspective, nous pouvons trouver une inspiration paradoxale dans les états – les paradis fiscaux comme les Bahamas et autres qui prouvent que des alternatives aux états-nations sont possibles (dans ce cas même des alternatives encore plus capitalistes légitimées par leur petit territoire). Et, pour utiliser l’analogie avec la période de développement prénatal – notre problème n’est pas de garantir au foetus des droits relevant des systèmes législatifs des systèmes existants, mais de transformer les systèmes existants, de façon que le fœtus après sa naissance puisse continuer son processus en devenir comme il l’a commencé – en accord avec ses propres besoins, avec une souveraineté complète et non comme le serviteur de l’état.
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