De Hanovre à Kinshasa en passant par Nevers, les œuvres réunies dans le numéro 48 de Multitudes évoquent le chaos, c’est-à-dire selon la définition du Littré : « 1. Dans la théologie païenne, confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde. 2 Fig. Toute sorte de confusion. » Outre leur goût prononcé pour l’accumulation excessive, la fragmentation et l’assemblage aléatoire d’éléments puisés dans le quotidien, Thomas Hirschhorn, Emmanuelle Lainé et le collectif Ezaokup œuvrent tous dans le domaine de l’installation (ou du display, pour reprendre le terme que lui préfère Thomas Hirschhorn). Les œuvres présentées ici combinent vues photographiques d’installation, documents, graphiques ou collages, autant de fragments qui font partie intégrante de l’œuvre et la médiatisent.
Le terme « chaos » indique qu’il s’agit de systèmes dynamiques non linéaires, imprévisibles mais organisés. Ces œuvres relèvent en partie de la fiction, de l’imaginaire et cependant, elles créent des points de résistance et de tension ancrés dans le réel. Elles se déploient dans des lieux et espaces publics, s’intègrent à l’architecture pour mieux la parasiter. En filigrane s’articule également une réflexion sur le rôle de l’artiste, celui qu’il s’attribue et qui lui est attribué, que ce soit par la prise de parole et l’occupation spontanée (Ezaokup), la critique institutionnelle (Hirschhorn) ou encore l’invitation à travailler au sein même d’un hôpital psychiatrique de jour (Lainé).
De novembre 2011 à janvier 2012, le Sprengel Museum de Hanovre, accueillait Untere Kontrolle de Thomas Hirschhorn. Contrairement à l’expression « Unter Kontrolle »(sous contrôle), « Untere Kontrolle » signifie « low control » – en français « contrôle inférieur, réduit ou diminué ». L’introduction-manifeste présente le projet comme un nouveau regard sur notre potentiel à nous émanciper du contrôle médiatique, politique, économique ou à le diminuer. À la fois physique et imaginaire, Untere Kontrolle désigne également un espace où l’envers et l’endroit mais aussi l’intérieur et l’extérieur se confondent.
Le scénario idéal imaginé par l’artiste est celui d’un visiteur qui, de nuit, tomberait sur la porte du musée laissée accidentellement entrouverte. L’inconnu déambulerait au milieu de ces objets et matériaux qui lui sont familiers. Le lendemain, poussant cette même porte, il réaliserait qu’il s’agit là de celle d’un musée et comprendrait alors de lui-même qu’une autre confrontation au réel est envisageable.
Des murets en carton qui imitent la brique ou le parpaing délimitent une multitude d’espaces au sein desquels une grande quantité de meubles ont été disposés : canapés, fauteuils, mobiliers de jardin en plastique, etc. De la mousse expansive bleue jaillit au milieu des étalages garnis de pochettes de disques, peluches, guirlandes, le tout est surplombé de banderoles sur lesquelles sont accrochées des chaussures ! Et de nombreux éléments sont enrubannés ou recouverts de ce scotch d’emballage marron devenu caractéristique des œuvres de Hirschhorn. En contrepoint des éléments de mobilier et abris précaires, certaines images et tout ce qui est d’ordre textuel (livres, banderoles, bannières, posters, cartes géographiques) sont suspendus à l’envers, donc rendus (presque) illisibles. Pour s’extraire du chaos il faut se rendre à l’étage qui ouvre sur le hall. Vus du haut, les mots redeviennent presque lisibles mais la communication demeure définitivement interrompue. Le mutisme l’emporte sur cette discontinuité sans fin qui relève autant du bric-à-brac, que de l’étude anthropologique du bricolage et des moyens d’expression vernaculaires qui brassent de façon anarchique des revendications sociales, slogans de révoltes politiques et messages personnels sur fond de logos de sites Internet de réseaux sociaux (Twitter et Facebook). Untere Kontrolle condense indistinctement toute forme de fragmentation de l’espace public et dépeint une agora nouvelle ou renouvelée, mais déjà sur le point d’imploser ou de s’autodétruire.
Untere Kontrolle propose de « produire plutôt que de critiquer » et pourtant elle participe néanmoins de la critique institutionnelle mettant à l’épreuve l’architecture du musée Sprengel, caractéristique des années soixante-dix, et dont le but était d’inciter le visiteur à entrer. La façade de verre ouvre de plain-pied sur l’extérieur et les pavés de la place située devant le musée se prolongent à l’intérieur de ce hall d’entrée devenu progressivement désuet. De manière allégorique ce sont le travail, la production, les loisirs domestiques et publics qui actualisent la fonction de hall d’entrée de musée et donc ce lien vers l’extérieur.
Cette approche sémiotique de l’architecture interroge l’interchangeabilité des espaces urbains via le détournement de ce qui échappe au contrôle et à l’organisation rationnelle de la ville : affichages spontanés ou « sauvages », diverses formes d’occupations temporaires comme les campements de sans-logis, squats de sans-papiers, kiosques d’informations, tentes accueillant des évènements commerciaux, stands de brocanteurs, etc. En somme, il s’agit de cette expérience de l’espace urbain que Rem Koolhaas qualifie de « doublure […] [qui] remplace la hiérarchie par l’accumulation, la composition par l’addition. » La densité, le flux et l’impossibilité de mémoriser à laquelle Hirschhorn confronte le spectateur n’est pas sans rappeler l’énergie et la verve du pamphlet-manifeste de Koolhaas, Junkspace, livré en un seul bloc, sans retour à la ligne, comme découpé dans une masse représentant l’urgence de réagir, ou du moins de prendre conscience.
L’universalisme relatif et l’infinité du junkspace concernent des mégalopoles, principalement occidentales qui concentrent les pouvoirs économique, politique et culturel. Une ville comme Kinshasa est donc par définition hors junkspace, ou devrait-on plutôt dire qu’elle est le « junkspace du junkspace » ou encore une forme de « low junkspace » ?
C’est précisément dans ce contexte chaotique de Kinshasa que huit anciens étudiants à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg ont décidé d’œuvrer en juillet 2010. Malgré des motivations et contextes radicalement différents, du low control de Hirschhorn aux installations d’Ezaokup, on retrouve certains éléments plastiques : mobilier en plastique, fragments d’architecture, interventions spontanées, banderoles et pancartes de manifestations, formes d’occupations précaires et temporaires de l’espace public. À Kinshasa, l’espace public semble l’exact inverse de ce que Koolhaas décrit comme « ce qu’il reste de la ville une fois que tout ce qui était imprévisible a été enlevé ».
Les affichages provisoires, eux, persistent dans les deux types d’expériences urbaines, mais alors que dans le junkspace, des panneaux annoncent des réparations, promettent une amélioration ou s’excusent pour les désagréments causés, à Kinshasa les messages sont plus expéditifs, voire lapidaires, sans préciser s’il s’agit d’un dysfonctionnement ou d’une fermeture temporaire. Ainsi, l’installation Porte à porte délimite un espace sans mur, une sorte de couloir imaginaire et sur l’une des portes, il est écrit un seul mot : « CLOSED » – constat de l’absurdité, à la fois comique et tragique, d’une situation que les artistes partagent avec les passants. La sensibilité au contexte est une des données essentielles du processus de création. Laissant de côté l’épuisante réflexion sur les critères esthétiques et formels propres au médium artistique, les installations d’Ezaokup s’autorisent ce que Roland Barthes, à propos du Tao et de son indistinction entre l’accomplissement et la méthode, qualifie de « discours sans résultat, qui ne censure pas l’effet, mais qui ne s’occupe pas du résultat ».
Lorsque le collectif parvient à organiser la projection publique de la finale de la coupe du monde de football (qui avait alors lieu en Afrique du Sud), c’est pour mieux la parasiter. Cette rare intrusion des médias dans l’espace public, dûment provoquée par les artistes, était littéralement une stratégie-écran servant de fond pour brandir des slogans et des questions sur les rapports entre le foot et le néolibéralisme.
Jouant de l’imprévisibilité d’un quotidien où l’électricité, les infrastructures, les institutions culturelles ou encore l’accès à Internet sont des denrées rares voire inexistantes, le collectif crée de nouvelles trajectoires au sein d’un système qui risque de devenir de plus en plus chaotique. À titre allégorique, le collectif Ezaokup, mais aussi Hirschhorn et Lainé, sont des « attracteurs étranges », c’est-à-dire dans la théorie du chaos : des tracés qui constituent de véritables figures représentant les possibilités des états imprévisibles.
Les installations permettent d’infiltrer tous types d’espaces. Les pousse-pousse, stands ambulants ou « établissements néolibérés » fabriqués par Ezaokup se fondent dans le paysage urbain, mais leur fonction est détournée, à des fins plus ou moins fantasques aux yeux du public. Par exemple, les marchandises (pain, fruits, stylos) disposés sur un étalage au coin de la rue ne sont pas à vendre. Le dispositif est simple, l’effet direct, les passants surpris s’interrogent et les artistes amorcent ainsi des discussions sur notre rapport aux objets.
Dans son essai « Topologie de l’Art Contemporain », Boris Groys souligne la primordialité de l’installation aujourd’hui et en explicite ainsi les raisons : « […] L’installation est par excellence matérielle puisqu’elle est spatiale. […] [Elle] révèle précisément la matérialité de la civilisation dans laquelle nous vivons, puisqu’elle installe tout ce que notre civilisation met en circulation. L’installation démontre ainsi tout l’aspect matériel de la civilisation qui sinon serait impossible à remarquer au-delà de la surface des images qui circulent dans les médias de masse. […] Une installation est une présentation du présent, une décision qui a lieu ici et maintenant. […] L’importance grandissante de l’installation comme forme artistique est de façon évidente liée à la repolitisation de l’art dont nous faisons l’expérience depuis quelques années. L’installation n’est pas seulement politique parce qu’elle offre la possibilité de documenter des prises de positions politiques, des projets, actions, et événements. Ce qui est encore plus important est que l’installation est […] un espace de prise de décision : tout d’abord, de décisions concernant la différenciation entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et l’innovation. »
Installations résolument bavardes, où le langage, écrit ou oral, compte autant que les objets, les œuvres de Hirschhorn et d’Ezaokup s’opposent d’un point de vue formel à celles d’Emmanuelle Lainé. Stellatopia, réalisé en novembre-décembre 2011 à l’hôpital spécialisé de Nevers, participe d’une esthétique du chaos différente également en termes d’implication du spectateur et de réception de l’œuvre.
Comme dans les installations précédemment évoquées, le lieu – une salle pour le moins générique, architecture de bâtiment public sans qualité – fait, par essence, partie intégrante de l’œuvre. Le lieu de production, l’atelier de l’artiste et le lieu d’exposition se confondent. L’architecture détermine l’espace physique de l’œuvre, mais pour ce qui est de son versant immatériel, de sa reproduction, l’installation est alors délimitée par le cadrage de la photographie. Lainé a délégué la documentation de son installation au photographe André Morin et en parallèle, le protocole d’enregistrement, de diffusion et donc une partie de la création a également été confié aux patients. Lainé propose ainsi deux sélections, deux portfolios distincts qu’elle qualifie de « faux jumeaux » partageant ainsi le statut d’auteur. Le déplacement du visiteur, les points de vue qu’il adopte et les multiples regards qu’il porte sur Stellatopia nous transmettent une des possibles expériences de l’œuvre.
Une fois l’installation détruite, l’œuvre demeure donc sous la forme reproductible de ces images qui circulent à leur tour à l’extérieur, telle une ramification des multiples déambulations qui ont eu lieu dans un espace et un temps donné. La circulation virtuelle des objets et images disposés dans l’installation fait que c’est finalement l’œuvre elle-même qui s’ouvre sur l’extérieur. Cette conceptualisation de l’œuvre en amont (de la réalisation) est aujourd’hui essentielle, quasiment aucune œuvre n’échappe à sa reproduction, il semble donc cohérent que cette reproduction – qui dans le cas présent n’en est donc plus une – soit initiée et validée par l’artiste comme un protocole intégré au processus de création. Quant aux statuts de ces images et de leurs auteurs, ils demeurent ici volontairement ambivalents, et pourquoi pas doubles pour prolonger la métaphore de la fausse gémellité entre les deux séries, double psychique de l’artiste (Stellatopia comme espace de projection de son cerveau, c’est-à-dire représentation d’un espace par essence physique et mental) et double psychique du spectateur pour ce qui est de la photographie.
Ce protocole qui régit donc la partie immatérielle, ces vues photographiques qui finiront par circuler, entre autres sur Internet, est d’autant plus cohérent qu’il crée une mise en abyme : le processus de création étant donné à voir par ce display d’outils, matières, matériaux, livres, images, etc. qui ont nourri l’imaginaire de l’artiste autant qu’ils ont techniquement servi à sa réalisation. D’une certaine manière, Stellatopia se régénère d’elle-même, de part et d’autre de son existence physique, comme maintenue dans ce paradigme qui confronte la présence des images et des objets (liée à l’expérience immédiate du visiteur) à l’invisibilité, virtualité ou « absence » qu’implique leur mise en circulation dans un espace extérieur. Stellatopia est donc un véritable work in progress.
Œuvre pour le moins visuellement énigmatique, Stellatopia combine objets trouvés ou ready-mades, images, formes sculpturales, flaques, tâches, jets de couleurs et matières. Lainé établit des tensions – visuelles et métaphoriques – entre les forces plastiques que sont tous ces éléments et les contractions et relâchements d’un muscle que serait son esprit. L’absence de hiérarchie, la fragmentation et la complexité de la composition s’amplifient au fil des images, la transparence des vases répond au liquide répandu au sol et dans cette flaque se reflète la représentation accrochée au mur de connections neuronales vivement colorées. L’instabilité de la matière organique, l’évaporation ou la rétractation de certains matériaux, l’aspect inachevé ou informe donnent une étrange impression de collapse et de renaissance inextricablement imbriqués.
Le côté expérimental et l’auto-déploiement d’un système doué d’une logique qui lui est propre, Lainé l’emprunte entre autres au romantisme allemand et particulièrement au Brouillon Général (1799) du géologue, philosophe et poète allemand Novalis. Et c’est peut-être ici un ultime point de rencontre d’Ezaokup, Lainé et Hirschhorn autour de l’esthétique du chaos, comme le remarque Olivier Shefer dans l’introduction de la traduction du Brouillon Général : « L’univers fragmentaire du romantisme rejoint en effet par bien des aspects la représentation de la physique moderne d’un univers infini et instable, en extension et en croissance continues. […] Toutefois, déconstruire, défaire l’objet, […] n’est pas se livrer à une tâche nihiliste : il s’agit de dynamiser le réel et non de le déréaliser. Le monde dans ces conditions ne désigne plus un ensemble de choses, mais des rapports de forces interchangeables.»
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