Un ancien Président voulait ne pas renouveler un fonctionnaire sur deux, avec les conséquences que l’on sait dans nos écoles, nos hôpitaux et nos services sociaux. Son ex-premier ministre promet aujourd’hui de supprimer 500 000 postes de fonctionnaires, avec des conséquences pires pour ceux qui ne seront pas jeunes, riches, beaux, athlétiques, éduqués et en bonne santé. Ces politiques néo-libérales sont détestables, de même que les mesures de Donald Trump menaçant de démanteler le peu de réglementations et d’administrations qui protègent l’environnement ou qui maintiennent un minimum de filet de sécurité sociale. Détestables aussi les suppressions de subventions aux associations dans les régions.
Pourtant, si ces promesses de réduire les lourdeurs bureaucratiques s’attirent le vote de tant d’électeurs qui vont finalement être lésés, c’est qu’elles font résonner chez chacun le souvenir de multiples réglementations dérisoirement tatillonnes, ridiculement rigides et illusoirement rationnelles ! L’impératif de débureaucratisation doit être mis tout en haut de l’agenda politique, sans qu’on n’en laisse le bénéfice aux seules sirènes managériales et aux seules jérémiades anti-européennes !
En dénonçant les lourdeurs de l’État, les néolibéraux se sont attiré un crédit facile de sympathie, qu’ils ont bien entendu trahie en promouvant des politiques qui, en installant le service à la carte, n’ont fait que rajouter des couches supplémentaires de contrôle, d’évaluations et d’atermoiement. C’est aujourd’hui la nouvelle bureaucratie néolibérale qui nous écrase, en plus de la détestable bureaucratie étatique. Aux formulaires des ministères se sont superposés les formulaires d’une évaluation tous azimuts, où chacun et chacune doit incessamment prouver son droit à l’existence en documentant son « excellence ». La nouvelle oppression s’est ajoutée à l’ancienne.
Bien plus radicalement que le prétendu « choc de simplification », c’est toute la dynamique des rapports entre réglementations abstraites et pratiques concrètes qui doit être infléchie et réinventée, dans les grandes entreprises autant que les grandes administrations. Le problème vient d’une question de taille, bien davantage que de la distinction entre public et privé. Les petits chefs sont aussi haïssables quand ils se drapent derrière une mesure abstraite d’évaluation que derrière un alinéa de législation. L’inquisition paperassière est aussi insupportable quand c’est une banque qui multiplie les procédures pour refuser un prêt que quand c’est un fonctionnaire qui impose les exigences irréalistes d’un règlement calibré sur un profil moyen imaginaire.
Bien entendu, de nombreux règlements sont indispensables pour protéger nos vies et nos environnements. Mais ces règlements doivent impérativement être modulés en fonction des échelles auxquelles ils doivent s’appliquer. L’inflation bureaucratique émane de « l’utopie des règles » (David Graeber) : la croyance naïve que toutes nos interactions sociales peuvent être optimisées en les disciplinant par des règlements. En réalité, l’explicitation de règles abstraites (faites pour être rigides) tend souvent à mutiler la souplesse et les nuances inhérentes aux adaptations spontanées à nos situations concrètes, qui sont toujours singulières. Si certaines règles sont indispensables à prévenir des abus à grande échelle, elles paralysent souvent des ajustements nécessaires à nos évolutions particulières.
La France jacobine a poussé plus loin que d’autres la manie de tout vouloir réglementer depuis le haut, au lieu de faire une avance de confiance aux acteurs de terrain (quitte à enquêter rétrospectivement sur des soupçons d’abus possibles). Au lieu de poursuivre les excès ou tricheries après coup, les règlements actuels suspectent tout quidam d’être un truand et le soumettent à un barrage de procédures coûteuses. C’est en milliers ou en millions d’heures de travail que se mesure le temps perdu à mettre des tampons et des signatures sur des formulaires aussi inutiles qu’inquisitoriaux. L’obligation de passer par des marchés publics, appliquée à des dépenses de quelques centaines d’euros, coûte infiniment plus en main-d’œuvre administrative qu’elle n’économise en dépenses nominales. Les armées de comptables terrifiés par une hypothétique inspection de la Cour des comptes, et la rigidité des procédures imposées aux institutions qu’ils tyrannisent, siphonnent bien davantage de ressources qu’elles ne préviennent de fraudes. Les standards d’accréditation (sanitaires, bio) imposés de façon indiscriminée aux énormes fermes agro-industrielles de la FNSEA et à ce qui reste de petits cultivateurs de la Confédération paysanne asphyxient les seuls agriculteurs dont les pratiques sont effectivement soutenables dans le long terme.
Une débureaucratisation ample et profonde est à organiser pour remettre du jeu dans des machines administratives, privées comme publiques, qui menacent de se gripper. Bizarrement, l’omniprésence du numérique n’a fait qu’apporter une rigidité supplémentaire : il est difficile de convaincre un comptable, mais impossible de discuter avec un logiciel. Acceptée voire initiée d’en haut, cette débureaucratisation doit se construire d’en bas, à partir du terrain.
Trois mesures
1. Au lieu de remplacer un fonctionnaire sur deux, éliminer trois formulaires sur quatre : réorienter vers le service des usagers l’énorme masse de travail ainsi économisée.
2. Faire une avance de confiance aux agents, leur laisser des marges d’adaptation pour agir au mieux dans leur situation particulière, et ne mettre en place des procédures de vérification que là où leurs agissements auront donné lieu à des suspicions d’abus : protéger les lanceurs d’alerte économisera des millions d’euros actuellement dilapidés en méfiance a priori.
3. Accommoder la rigidité des procédures à la taille des agents : accorder un droit à l’opacité pour les petits, tout en imposant aux grands un devoir de transparence.
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