« Autre » façon de vivre le dehors de nous-mêmes, façon d’apprendre « l’Autre » avec ses propres mots, l’œuvre de Deligny rompt avec tous les cadres, les « discours » et structures de l’institué. C’est sur ce « chemin »-là que nous l’avons rencontré, sur les « cartes » ; « cartes » tracées par les « lignes d’erre » autistiques, parce qu’elles cherchent à exposer un mode d’être « humain » immanent à l’espace ; et qu’elles se passent ici hors de toute référence à un sujet; quelconque.
An « other » way of living the outside of ourselves, a way of learning about « the Other » with his own words, Deligny’s work breaks with all the frames, the discourses and structures of institutions. It is on that « path » that we met, in the « maps »: « maps » traced by the autistic « wander lines », because they seek to reveal a « human » way of being that is immanent to space; and because they have no need whatsoever of any reference to any subject, whatever.
Tracer des cartes… Pourquoi ? Pour rien : pas pour eux en tout cas qui vivent en silence, pas pour nous, adultes qui vivons auprès d’eux, nous, ceux du langage et du verbe qui sommes du côté de la représentation ou de l’institution. Tracer des cartes, pour laisser être, une trace, un pied, à fleur de cet espace où le monde n’est pas, où personne ne dit rien et plus rien ne fait signe. Deligny trace, il commence là où d’autres veulent éduquer, comprendre, aider ou exprimer, il part de là où l’enfant est sans pour autant y être, dans ce trou de regard où s’attrape le moi, de là où il est, sans l’être, celui-là qui y va, qui décide ou qui veut, se rendre, vers quelqu’une de nos fins. Deligny et les cartes, l’espace d’une aventure qui commence en Cévennes entre la transhumance et l’errance d’un gamin sans lendemain, entre le quotidien qui peu à peu se tisse et l’antan d’un passé qui remonte de la trace en surface du voir.
Tout a commencé là, à Graniers, un hameau du village de Monoblet dans les Cévennes où Deligny, Gisèle, Annie, Jacques, Guy et Marie-Rose finissent par s’installer avec Yves et Janmari. La tentative est celle d’un lieu, d’un réseau de présences rythmé par la nécessité de vivre et parfois de survivre au quotidien tout en fournissant aux enfants autistes, qui arrivent progressivement sur les conseils de Françoise Dolto, de Maud Mannoni ou d’Emile Monnerot, un espace plus qu’un cadre où ils peuvent se repérer et circuler. Depuis quelques années déjà, Deligny est passé du secteur de l’adolescence inadaptée à celui des enfants aux troubles profonds avec lesquels il vit, d’une réflexion sur l’institution et l’éducation à une interrogation sur le langage et le tracer. Ainsi, dès 1959, Yves, en compagnie de Deligny, trace sur le papier des lignes sans qu’un dessein n’y vienne imprimer des projets, sans l’intention de faire signe ou de représenter. Janmari est autiste, il erre, se balance, tourne en rond sur le rien sans le centre d’un lui-même, il court, il galope, sans arrêt qui le pose. Il trace, d’abord sur le papier des kyrielles d’O mal faits, un drôle d’alphabet qui n’a pas de langage, dont le verbe est la main et le corps tout le sens, sans fin. Tracer : être. Janmari trace, de ses mains et de ses pieds un espace où il n’est ni le tracé ni le transcrit, mais un fil, une erre, le mouvement de la trace. Alors, il faut une carte, il faut une main qui trace et quelque chose qui erre, un crayon à papier à la mine usagée, un calque, des feuilles pour pouvoir voir la trace, pour pouvoir suivre l’erre, la laisser faire des fils et apprendre à nous taire. Là, à Monoblet, les tâches du quotidien commencent à former des repères, à creuser des trajets, à imprimer l’espace d’un coutumier. Dans le tissu des tâches, quelques lignes se déroulent, quelquefois accrochées, quelquefois à côté, elles passent en silence et parfois se balancent comme figées sur un point qu’elles détournent et basculent. L’espace du réseau est un ensemble de lieux emmêlés de présences, et les autistes sont là sur l’erre, celle d’un aucun qui passe, que personne ne regarde et qui n’a rien à faire. Plus loin, les bêtes suivent leur trajet coutumier, arpentent avec l’espace la trame du quotidien, elles vont, mais ne se dirigent pas vers ceux qui les conduisent. Les bêtes tracent des lignes qui reprennent le trajet d’autres bêtes passées. Entre le fil des jours et celui des lieux, il y a le fil des erres, des lignes de silence, celles qu’un gamin étire jusqu’au geste qu’il n’arrive pas à faire, ne parvient à reprendre, qu’il longe, côtoie de tous ses aléas sans savoir où aller ni pouvoir les quitter. Il y a les présences, les trajets coutumiers, les objets où se posent et se déposent les lignes, le four à pain, le puits, la cruche, la vaisselle, le réseau d’unités reliées par des lieux, des vies, des êtres et des lignes qui errent. Alors il faut tracer, non pas pour qu’il y ait trace, pour qu’on garde quelque chose ou qu’on lise sur les lignes l’espace d’une expérience ; il faut tracer une trace avant qu’il y ait tracé, avant tout ce passé, un passer sans passé où personne n’était. Il faut tracer des cartes, donner être à cette erre, à cette ligne qui n’a rien que son propre chemin, que la force d’y être sans le lieu d’exister. Janmari trace, il erre. Tout est parti de là, de ces traces d’espace qui reviennent sans arrêt, reviennent et puis repassent jusqu’à tramer des fils, un quelque chose de rien qui se déroule pour rien, en deçà des projets et du représenté, au-delà des trajets et du tracé passé. Une carte, des lignes où il s’agit de voir ce qui ne se représente pas et qui n’a rien à dire.
Deligny trace des cartes, là où d’autres prennent soin des enfants, cherchent à s’en occuper ou à les éduquer, veulent franchir le silence qu’ils appellent « forteresse », comprendre pourquoi ils sont différents de nous-mêmes et les rendre plus semblables, plus proches du langage. Il s’agit avant tout pour Deligny d’esquiver, de prendre une position qui ne soit pas une place. Car il n’y a rien à faire, il n’y a rien à dire, non pas que ces enfants nous soient indifférents mais plutôt parce qu’à force de vouloir qu’ils soient comme on les pense, on finit par trouver qu’il leur manque quelque chose et on les stigmatise dans ce qu’on attend d’eux : le langage de l’espoir et de l’affectivité. Pour Deligny, la « forteresse » où l’enfant autiste est censé être enfermé n’est que celle de ceux qui la construisent, la forgent avec leurs mots et depuis leur point de vue, avec toutes les raisons dont ils sont les garants. Le mur du silence n’est pas une carence, seulement la vacance d’un autrement du verbe, l’espace ouvert d’un être qui ne demande rien. Dans le travail des cartes entrepris par Deligny à partir des années 67, s’exprime d’abord cette méfiance à l’égard du langage et du verbe qu’il considère comme le plus puissant moyen de coercition puisqu’il opère en deçà même de toute institution, qu’il forme et informe l’homme, le moule dans ses cadres. Le langage, en effet, est la matrice de la représentation, la structure de notre monde et la racine de cette croyance spécifique d’avoir besoin d’un « moi » pour pouvoir exister. Ainsi, la « forteresse vide » n’est-elle que l’envers de cette forclusion dans le symbolique que Nous, comme sujets parlants, imposons à l’autre pour mieux l’objectiver et le réduire au même. « Je » n’est pour Deligny qu’une métaphore tronquée, la source de tous les leurres et des mauvaises rencontres, un substantif forgé par l’histoire des discours, une pierre emprise dans la grammaire. Car ils n’ont rien à dire, ils n’en n’ont rien à foutre, ils sont dans l’immuable, depuis là où ne passe aucun événement qui puisse faire le temps: ils existent dans l’espace et ils s’y déplacent, ils sont là puisqu’ils tracent et nous nous devons voir, réapprendre à les voir en dehors d’un point de vue. Tracer des cartes, en ce sens, c’est d’abord essayer de ne pas parler, de ne plus vouloir savoir, c’est accepter qu’il y ait autre chose que l’homme, qu’il existe un humain qui n’est rien de nous-mêmes et qui pourtant est là sans savoir qui il est, qui est là près de nous sans rien avoir à faire. Voir : tracer, tracer pour essayer de voir de l’autre côté de Nous, pour ne plus enfermer et cesser de penser sur le mode du « je », de donner raison de tout ce qui se passe. La carte ouvre le possible d’un être sans sujet d’exister, la matrice d’un voir animé par la main, disponible à l’humain.
L’encre coule
À travers ces lieux dont le réseau est fait, l’espace progressivement se rythme des déplacements et se creuse de lignes, Deligny entreprend de dessiner des cartes dont la trace sera l’acte, celle d’un aucun qui passe. Une carte, c’est du papier sans le représenté, un tracer sans dessein où chaque chose est un acte, des lignes noires sur du blanc, gravées dans le néant, des fils d’existence qui ne ressemblent à rien. Pour pouvoir voir la carte, il faut alors des calques, la transparence d’un support qui ouvre l’erre aux erres, la laisse en suspens d’autres lignes en latence, de toutes ces traces passées que l’on n’aperçoit pas. Pour sortir du point de vue, cesser d’avoir raison, pour réapprendre à voir ce qui se passe sans nous, il faut ainsi construire un dispositif. La carte appelle des calques dont la fonction est de pouvoir jouer d’une carte à une autre, se déplacer ou se greffer librement en conférant à la carte à la fois l’épaisseur d’une juxtaposition et la transparence d’une surface : voir à travers et non plus prendre vue. La carte est une juxtaposition de feuilles libres de tout regard, qu’on déplace ou qu’on place sans les poser nulle part. Sur les cartes que Deligny trace, il n’y a pas de place pour un objet quelconque, il n’y a pas de sens, pas de haut ni de bas, pas l’indice d’un message ou d’une clef de lecture, pas la trace du passage d’un regard signifiant. Sur la carte, le tracer est d’abord l’œuvre de la main, un rapport à l’espace et à ses lieux de vie, c’est un acte sans fin qui n’a pas de propriétaire, une relation sans voix aux choses qui sont là, celles qui persistent et tissent la chair du coutumier. Janmari trace, il erre, il trace des lignes d’erre qui n’ont pas de sujet, qui avancent sans support, sans une fin qui les guide, mais sa trace à elle seule creuse un être de fait, un être sans raison qui tient lieu d’exister. Suivre la trace, le suivre, lui qui n’a rien à dire et que rien ne regarde, que rien n’affecte jamais que ce qu’on ne voit pas, les poussières du printemps, les aléas des choses, les sillons délaissés par la marche de l’homme. Il passe, il erre, IL, mais il n’est pas un soi, pas la forme de sa trace, pas le contour d’un lieu ni le fil d’aucun monde : l’humain. Sur les cartes, la trace prend l’allure d’une erre, d’un fil d’existence qui se trame à l’envers, derrière la vue des choses, en gris, en ombre, dans l’épais du tracer. L’erre revient sur la trace, elle contourne quelque chose, elle glisse et puis s’embarde à côté d’une présence, s’arrête et se balance sans cesse, sans que tracer l’arrête à ce qui est tracé. La main suit l’erre qui trace ne la guide pas et ne la poursuit pas, la main, comme la présence des adultes qui sont là, accompagne dans le proche ce qui ne se dit pas, ceux que rien ne regarde et à qui rien n’arrive que le mouvement d’une ligne qui ne représente pas. L’erre est tracée en cette encre de Chine qui se marie au vide, qui sait dans la peinture équilibrer le blanc, insinuer d’un souffle le néant d’existence et faire paraître en creux la vacance des lieux. L’erre est tantôt très fine, ténue à s’effacer, tantôt elle s’épaissit d’un trait noir et se mêle au trajet d’autres erres sans voix ou aux fils du quotidien. L’encre coule de la main jusqu’au blanc du papier, découle le geste en trait, l’insinue dans un corps, de l’épaisseur d’un acte à la fois plein et fin.
Sur la carte sont tracés les objets quotidiens, ceux qui rythment l’existence et attirent les présences car, au réseau, il s’agit d’abord de survivre, petites unités de tâches qui sont à faire, que chacun vient remplir et qui viennent l’occuper, l’obligent à des trajets. Il y a le four à pain et la vaisselle à faire, la cruche, la pierre et le bois à couper : entre ces objets, quelques fils se trament, animent le quotidien de l’encre des présences. Ce sont comme des canaux, les branches du coutumier, là où s’accrochent les lignes des trajets des adultes quand ils vont s’occuper de leurs « à faire ». Personne ici ne s’en occupe, d’eux, les enfants. Les enfants sont là, au milieu de ces tâches dont chacun est le moyen et qui n’ont pas de fin. Pour eux que rien n’affecte hormis l’inénarrable, pour eux que tout perturbe jusqu’à l’insupportable, eux qui n’ont rien à faire des projets et des fins, toute forme d’intention est une coercition. Il faut de l’immuable, faire de chaque chose le rite de chaque instant, une histoire répétée sans le temps de la dire, le revenir d’une erre qui n’a pas de lendemain. Pour ceux qui ne supportent ni le verbe ni aucun événement, qui sont sans qualités, l’immuable est la trace, celle qui arpente l’espace en chacun de ses lieux, qui lui imprime un rythme et l’affecte de lignes, qui revient sur elle-même sans avoir de soi-même, un dedans, un dehors qui pourraient la poser. Il faut laisser accepter d’être au bord sans comprendre un chemin, sans circonscrire l’humain dans les enclos du proche, libérer la trace d’être du regard qui la cherche, parvenir à la voir à travers son errance comme un tracer sans nom qui n’a pas de prénom, ne s’arrête jamais en une forme achevée. Les enfants vont et viennent entre les lieux de vie, tournent autour de ces tâches, on les voit sur la trace, sur l’encre de la main, et parfois ils s’accrochent aux fils du quotidien, continuent dans la trace quelque geste esquissé. Pour que l’erre se faufile jusqu’à côté de nous, qu’elle rejoigne par endroits le transcrit d’un passage, il faut l’ouvrir aux aléas de la main qui la cherche et ne pas la fermer dans le contour d’un acte. À côté des enfants, les adultes vont et vaquent, ils impriment à l’espace des lignes et des traces. Pour que l’erre s’immisce au proche de la présence, qu’elle parvienne parfois à reprendre un tracer, continuer une trace, il faut la laisser libre, laisser être les enfants, ouvrir l’espace aux lieux où les erres peuvent revivre, accepter de se taire, de ne plus rien vouloir, de tracer seulement le sillon d’une présence. Contre toutes les méthodes pédagogiques, toute forme d’institution et de coercition, Deligny développe un mode de vie commun qui consiste à tracer sans se préoccuper, à ne pas s’occuper de ceux de l’à-côté, mais à vivre à côté, dans la présence proche, dans le gris d’un tracé qui n’est ni blanc ni noir. Sur les cartes, une ligne d’erre emprunte un des trajets, fugitive, gracile, fluette comme un fil sans filet et il n’y a rien à dire, il n’y a rien à faire, seulement exister et puis tracer encore.
Convergence des erres
Mais que trace la ligne ? Qu’est-ce qui se passe au proche, à l’approche des erres ? Les autistes en silence tracent des lignes d’erre, ils ne communiquent pas, ni entre eux ni avec nous et pourtant sur la carte, l’encre vient recroiser l’encre, en reprendre le parcours et former des rencontres. Sur la carte, il y a l’encre et le noir du tracé, un tracer d’existence qui avance sans fin, il y a des tâches d’ombre et des trous de vacance, à droite ou à gauche de la ligne qui s’avance. Errer, tracer, transcrire : il y a la présence et le noir qui se trace, le tracé d’un passer qui est notre passé, le transcrit de nos faits qui sont de l’autre côté, dans la forme du langage ou celle de l’intention. Sur la carte, on peut voir des nuances de présence, un fil d’itinérance que la main suit de loin, l’indice de quelque chose qui n’est ni nous ni eux, la trame d’une existence aux convergences des erres. Car, les erres se croisent, elles s’emmêlent et se mêlent, convergent en quelque lieu, tracent un cerne de blanc, enchevêtrent leurs fils d’un calque à un autre, d’un tracer en tracé, d’un passer en transcrit. On voit des zones d’ombre et des trous de silence, le noir qui s’épaissit ou s’allonge vers le gris, un tracé qui revient sur la trace d’un aucun, une ligne et une autre qui convergent vers un point. Il se passe quelque chose, quelque chose communique sans voix et se trame sans fin, à l’écart du faire et de nos intentions, en dehors du regard et des termes du « je ». De ce « quelque chose » qui apparaît sur les cartes, Deligny ne dit rien, ne conclut rien, ne formule aucune hypothèse, mais il construit des mots, ré-arpente le langage pour laisser les enfants libres d’inventer leur dessin. Le « chevêtre » est ce lieu où les erres font des fils, se mêlent et s’emmêlent au tracer d’autres erres, une zone d’existence découverte par la carte, entr’ouverte par la main à l’humain sans dessein. Sur la carte transparaît quelque chose du passer, le passé d’un chemin effacé par l’histoire, l’attirance de l’humain vers l’humain d’une autre erre, la présence d’une pierre ou le cours d’eau de l’O, celui que la main trace sans jamais le fermer, que Janmari sans fin, égrène en alphabet. Deligny ne dit rien, mais tout se passe comme si, comme si des profondeurs de l’antan de l’humain remontait, en surface, un tracer rituel, une géographie enfouie aux creux des mots que seuls enfants du silence peuvent ressentir encore, faire vibrer et revivre, faire voir avec leurs erres. Sur la carte, la mine trace à l’encre de Chine et au fur à mesure que son encre s’avance, l’erre esquisse des détours, des contours et des tours, elle revient sur le gris, commence à épaissir, à encercler de noir la zone claire du papier, à dessiner en creux l’espace blanc d’une vacance. Le chevêtre est une ligne qui rencontre d’autres lignes, qui forme une sorte d’histoire à la surface des cartes, une histoire sans temps, un écheveau d’humain où personne n’est pris, la rencontre d’un aucun dans les fils de la main, le croisement du rien et des choses sans objet : du gris, du noir, une zone d’ombre sur le blanc. Les erres demeurent ainsi hors de tout point de vue, dans le tracer sans fin qui est l’œuvre de la main. Il y a l’erre et la trace, l’encre noire qui coule, mais à droite ou à gauche ce n’est pas la même chose : à gauche, il y a la ligne, celle d’un aucun qui passe, le mouvement infini du silence à son vide ; à droite, nous restons là dans le gris du transcrit, dans l’orbite d’un langage dont nous sommes les effets.
Les cartes s’arrêtent là, au seuil de la rencontre, à la limite du vide et de l’insupportable, au confluent du vivre et de l’indécidable. La carte en reste là des discours et des projets, suspendue au silence dont elle est le tracer, à la fois accrochée au réseau des présences et reliée aux fils dont elle fait voir la trame : la carte est une chose, elle est parmi les choses, comme nous, comme la pierre et la source, comme le vide qui l’entoure. La carte n’a pas de place, n’occupe pas d’espace : elle n’est pas un objet, pas du représenté, on ne la pose nulle part, elle est sur les genoux, elle est pendue au clou, suspendue dans le vide disponible à la main. La carte attend là sans que quelqu’un la lise ou puisse l’expliquer, parce que pas plus que dire il n’y a rien à faire, ni à la compléter par un dessin quelconque, ni à la déposer à la place de nos mots, la cribler de raisons ou bien d’explications. La carte est une trace, une trame d’existence, une présence silencieuse qui rythme le quotidien, une chose parmi d’autres avec laquelle on vit, un rien, un fil, la trame d’un autre chose qui nous échappe. La carte n’est pas un signe ni une preuve. Deligny la conçoit plutôt comme une œuvre d’art, parce que l’art est gratuit et qu’il n’y a qu’à voir, que la carte est une chose qui existe sans nous et en dehors de nous, que la main qui la trace n’en n’est jamais l’auteur, et que les lignes qu’elle trace n’appartiennent à personne. Et les cartes sont belles, sensuelles, sans les termes d’une histoire et le dessin d’un humain éperdu d’existence. Une œuvre, faire œuvre, dit Deligny et effectivement la tentative qu’il mène avec les autistes est bien plus de l’ordre de la création que de l’éducation : création d’un espace d’autant de lieux de vie que les cartes transcrivent ; création d’un tracer où l’humain apparaît au confluent des traces et de la main qui erre, au croisement de l’erre et de la main qui trace ; création sans le verbe du langage ni le sujet de l’homme. Si la carte s’accompagne d’un texte, d’un travail d’écriture, celui-ci n’en n’est pas la légende ou la grille de lecture: le texte comme la carte relève du tracer, appartient à la main plus qu’aux mots qui s’écrivent. Dans la carte, il y a à voir, il y a aussi écrire, essayer de mêler les choses à d’autres mots, de mélanger les phrases jusqu’à leur ligne de fuite. Alors, avec les cartes, l’écriture devient être, être à l’infinitif, l’œuvre de la main qui trace et du corps qui s’étire, s’allonge peu à peu à la surface d’être, y être, encore, dans la trace qu’il laisse.
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