Dans et contre un français reconnu comme langue unique et obligatoire sous peine de sanctions, les échappées prolifèrent dans les cités, sous les formes les plus variées (« fautes », « vulgarité », vannes, joutes, slam). C’est une chance : une langue trop réglée interdit le malentendu et l’étrangeté, elle appauvrit les relations.
La question linguistique qui pourrait évoluer gracieusement entre plaisir du sens et plaisir des sens est aujourd’hui plus que jamais captée et raptée par le politique. On peut faire commencer les choses aux prémisses de l’État-nation, cet objet symbolique radical à son heure, assigné à dépasser la faiblesse du pouvoir politique dispersé d’alors. Pendant les longs siècles qui courent de la fin du Moyen Âge jusqu’à la celle de l’Ancien Régime, cette logique politique conquérante veut lier une nation, une langue et une religion. C’est plus vrai dans les rapports entre nation et religion à l’est du Rhin par exemple et plus vrai à l’ouest du Rhin en ce qui concerne la langue qui sert, à partir de Villers-Cotterêts d’instrument politique unificateur dans un esprit quasi coercitif. L’alternance épisodique d’un mode impérial à la fois permissif et divers quant aux mœurs et du mode national homogène et solide produit des allers et retours de la relation de la langue et du pouvoir politique. La révocation de l’Édit de Nantes relativise en France la corrélation de la nation et du système religieux pour laisser plus de place encore à la langue comme marqueur national, une langue protégée bientôt comme un bien public par une institution d’État. C’est dans le fil de cette homothétie que naît au XVIIIe siècle la notion d’un peuple à la fois solide et sujet, idée savamment inventée par les philosophes des Lumières qui y voient l’occasion de damer le pion au souverain, royal détenteur du pouvoir singulier, au nom de cette autre singularité, celle-ci mythique, qu’il ne resterait qu’à organiser le territoire sur le plan institutionnel. Dès lors s’impose avec la force d’un projet l’idée qu’un peuple, une nation et une langue construisent solidairement la même histoire collective.
Il en résulte cette curieuse apparition de la langue elle-même comme concept. Par une fiction qui surplombe de fort haut une réalité culturelle infiniment plus souple et mobile, chaque nation se dessine, se définit parfois, s’organise sans doute ; en tout cas s’affirme par sa langue. Tandis que l’on jouit dans toute l’Europe d’autant de façons de parler qu’il existe de villages et de métiers, les exigences administratives et symboliques créent le mirage de la langue que vont s’approprier clercs et littérateurs. Ce sont eux qui, à la suite des politiques, contribuent à éliminer la variété des façons de dire et de s’entendre. Certains savants tombés dans le panneau, un panneau fort politique à leur insu, achèvent ce parcours en concevant à partir de Saussure d’abord et surtout de Jakobson, un corpus scientifique fortement tenté par la mathématique. Ce corpus s’appuie sur une réalité complètement plastique, mouvante et élastique pour inventer paradoxalement le concept compact et structuré qu’est « la langue » (Jacques Lacan), dès lors enfermée dans son système qui devient la linguistique.
C’est le paysage intellectuel dans lequel arrivent dans un pays comme la France, dès les années vingt et sous un rythme accéléré à partir des années soixante, des gens venus de plus en plus loin qui apportent avec eux des manières de faire, de voir, de penser et de parler en rupture franche avec la conception monolithique de la langue. Le choc est suffisamment brutal pour donner lieu à des injonctions de parler la langue exclusivement. La langue est désormais reconnue comme unique et obligatoire sous peine de sanctions. Toute erreur d’usage du véhicule officiel devient une faute au sens moral, transgression de la loi qui rassemble avec une raideur surprenante peuple, nation, langue et destin. On en est encore largement là dans nos années de début du XXIe siècle. Les cités de la banlieue abritent des importations culturelles et linguistiques d’une chatoyante diversité et, dans un contexte politique où l’État-nation perd du terrain face à la montée de nouvelles formes d’organisation politique ressortissant plus des logiques impériales, la question linguistique se repose de façon subreptice. Il ne s’agit pas tant d’une confrontation du français officiel avec d’autres langues que d’une mise en question profonde de la notion de langue et même d’un début d’invention d’autres pratiques linguistiques.
La première forme de résurrection de la diversité linguistique est attachée à ce flux ininterrompu venu d’un dehors où la langue a conservé sa plastique ondoyante. Dans les habitudes de l’Afrique subsaharienne, par exemple, chaque groupe culturel, ce que l’on nomme faute de mieux les ethnies, enfin chaque clan parle sa langue, c’est même souvent une façon de nommer ces jeux de distinction. Et, contrairement à ce que l’on imagine souvent du côté de chez nous, les mariages traversant mine de rien les lignes d’appartenance, les gens se mêlent abondamment. Il est fréquent que père et mère parlent en Afrique des langues différentes et qu’une mère adoptive ou un frère de lait en parle une autre tandis qu’une langue véhiculaire est indispensable dans tel village ou sur tel parcours. De sorte qu’il est habituel que des enfants de cinq ans parlent dans leur journée cinq ou six dialectes selon leurs interlocuteurs comme dans l’Alexandrie d’avant la guerre, on parlait grec à l’épicier, arménien au couturier, anglais au fonctionnaire, français entre juifs, italien à l’armateur et bien sûr arabe au fellah.
Cette compréhension multiple de la langue se répand depuis quelques années avec une nouvelle fluidité dans les cités de banlieue. Il y existe encore quelques rares instituteurs coincés et assistantes sociales empressées pour inciter les parents, avec un sérieux argumenté par une psychologie à trois sous, à « parler français à la maison » avec leurs enfants. Mais de plus en plus de parents venus d’Afrique noire et d’Afrique du Nord ont adopté un aplomb qui les autorise à tourner en dérision cette moralisation de l’étroitesse linguistique, moquant au passage des Européens si gauches à parler autre chose que la langue officielle de Papamaman. De même qu’elles se vêtent en boubou avec panache et défendent l’habitude de porter leurs enfants dans le dos, les mamans africaines s’adressent à leurs enfants en bambara ou en soninké. Le discours officiel comme le discours professionnel tendent d’ailleurs aussi à s’inverser. Des professionnels de la santé, de l’éducation ou de la vie sociale encouragent la diffusion des parlers exotiques avec tranquillité. Cette légitimation de la pénétration de la variété linguistique touche également les personnes venues des îles de la Caraïbe, du Maghreb, de Pologne et bien sûr les Chinois de toutes sortes pour qui il n’est pas question de parler français à la maison. Le renouveau du kabyle en Algérie trouve dans certaines cités un appui inattendu. Si l’école reste un lieu de quasi-exclusivisme linguistique, la rue ne l’est plus, les carrefours commerciaux comme les bistros non plus et la famille abrite souvent une vraie diversité, les relations intergénérationnelles étant engagées dans des langues vernaculaires tandis que les frères et sœurs sont de plus en plus enclins à parler entre eux, tout au moins à la maison, la langue du bled, la langue d’origine valorisée par des voyages, des discours et un retour de fierté.
C’est dans cette brèche que s’engouffre non pas une nouvelle langue de banlieues, mais un rapport décapé à la langue qui porte en lui des germes de radicalité. Commençons par le vocabulaire. Le vocabulaire des jeunes gens, comme celui des jeunes filles d’ailleurs, désespère tous les enseignants assis sur leurs fières certitudes dans la salle des profs d’un collège de banlieue. On y raille avec ou sans compassion la pauvreté et la vulgarité du vocabulaire des « gosses de la cité » et l’on ne manque pas d’anecdotes croustillantes sur les faux-sens et les contresens des élèves ; sans compter leurs innombrables « fautes » d’orthographe qui donnent envie de se taper les cuisses. Tout cela est bien vrai : pauvreté et vulgarité, pire encore s’il le faut. Le vocabulaire des enfants de la cité, comme celui de leurs aînés et de leurs ascendants lointains est émaillé de récurrentes formules jouissives où il est inlassablement question de « se faire enculer », de « toucher son cul », de « niquer sa mère », d’envoyer tel ou tel « se faire sucer la queue » et autres recommandations fort précises dans les affaires du sexe comme de la merde. Là où il convient cependant d’être prudent, c’est que derrière ce que des adultes bienséants nomment à juste titre la « vulgarité », c’est bien le vulgus que l’on tourne en dérision, le petit peuple dont la langue a toujours accueilli non sans volupté les allusions sexuelles comme une façon de lâcher les désirs ou de les amadouer, de jouer goulûment avec eux, d’en profiter déjà un peu par la parole. Ce que feignent d’ignorer avec hauteur les censeurs de la vulgarité, c’est que cette façon de parler est l’expression d’une philosophie populaire, d’un regard sur l’humanité qui raconte le monde à sa façon. Selon ce regard, l’humanité n’est pas vraiment défaite de son animalité et l’on aime bien la taquiner avec une féroce tendresse du côté des amours, des désirs, des rencontres et des plaisirs à venir. Les railleries professorales concernant la vulgarité sont peut-être aussi l’effet pudibond d’une catégorie sociale qui préfère traiter l’insoluble question sexuelle par les rafistolages psychanalytiques ou carcéraux plutôt que par les jeux subtils d’une libre parole. On ne sait pas encore qui a raison dans ce différend, mais on peut suggérer que moins de mépris serait prudente sagesse.
Quant aux fautes d’orthographe, elles révèlent que si « l’orthographe est une mandarine » ainsi que le suggéraient les situationnistes en 1968, c’est parce que la langue est aussi ou surtout une chose parlée, forcément, nécessairement sauvage. D’où qu’ils viennent, beaucoup des habitants des cités appartiennent à ces cultures orales, on s’y engage par la parole, on y prête plus de foi aux mots qui volent qu’aux écrits qui restent, on adore parler. Et là, dans l’exercice purement oral où la langue s’est affranchie des pesanteurs de l’écrit, hors des mesures académiques, on découvre des jeux d’artistes comme on avait cessé d’en rêver depuis les jeux floraux, les grandes compétitions des poètes d’Occitanie.
Trois types de jeux d’artistes concernant la langue parlée se déploient avec volupté dans les banlieues. Le premier est la vanne. La vanne est le jet brutal et bref, lancé par un locuteur de passage, d’un trait d’humour concernant une proie attrapée à la volée. On disait jadis « mettre en boîte », dans le Midi on dit plutôt « chambrer », dans les cités, c’est « vanner ». On attrape un adversaire amical dans un filet verbal et on lui décoche une flèche bien plantée. La vanne fait mal, mais surtout elle fait rire. Dans le quinconce ou le décalage, elle surprend ; elle laisse interdit le vanné. La vanne est une apparition de l’absurde dans un monde hyper-policé, régulé et sordide à la fois. C’est sur la réalité, un regard dans le biais. On ne cesse de se vanner dans certains groupes de jeunes garçons, c’est un jeu qui ne laisse guère de traces s’il est joué avec élégance et il se répand souvent au-delà des garçons chez les dames et les filles dont la langue est parfois bien acérée, chez les ouvriers à la pause comme dans les cours de collège.
La joute n’est jamais qu’une vanne qui dure, ou plus exactement une vanne qui a trouvé sa réplique ou ses prolongements. Dès lors que plusieurs joueurs se sont lancés dans l’échange, s’engage un duel verbal dont les spectateurs attendent le dénouement au fil d’un ping-pong cinglant faisant gicler les métaphores, les renversements de sens, les images insoupçonnées, les drôleries de situation. Il s’agit en partie et assez souvent de gagner sur l’autre, mais la joute ne se réduit pas à un combat singulier. Le premier succès de la joute est le rire des auditeurs que l’on cherche à épater et, au-delà du rire, une approbation entendue des prodigieuses prouesses labiales et intellectuelles des jouteurs. Mais le succès de la joute repose surtout sur le partage d’un regard à la fois féroce et vif sur l’absurdité du monde. C’est bien le monde alentour qui est ravagé par les deux ou plusieurs jouteurs, la cible en est de fait souvent les autres, des autres inaccessibles qui ne comprennent rien, mais vraiment rien à qui nous sommes, pas plus à la vie, à la jeunesse, à ce que nous faisons sur terre ; les autres, ces « bouffons » dérisoires que l’on moque à la mesure des humiliations que l’on subit de leur part.
Le slam est la troisième figure de la langue lestement parlée dans les banlieues. Venu des ghettos noirs des États-Unis d’Amérique directement jusqu’aux centres sociaux prompts à les accueillir, le slam claque sa langue comme on claque la porte. Ce n’est jamais qu’une domestication un tantinet élitiste des figures précédentes. Comme sur la fin du Moyen Âge les troubadours jouaient gaiement de l’improvisation, c’est ce que l’on attend en principe des slameurs : qu’ils lâchent le bord et s’engagent en funambules sur la corde des mots, sans filet. Le slam d’origine est en tout cas à base d’impros et de concours entre slameurs. Mais peu importe l’origine, le slam est la mise en spectacle de la vivacité métaphorique déjà décelée dans la vanne et la joute. Entre théâtre et poésie, le slam est une occasion de mettre sur les planches ces virtuoses de l’esbroufe verbale venus il y a peu du fond des savanes africaines, des rives de Méditerranée ou des forêts colombiennes.
Sa vertu majeure en ce qui nous concerne est d’abord de renverser la statue du commandeur linguistique qu’est l’écrit, l’impérial écrit. Le slam, dans le fil de la vanne et de la joute, légitime l’oralité artistique sur un terrain qui distancie fort loin les littérateurs de l’écrit : c’est l’acrobatie du langage parlé érigée à la hauteur d’un des beaux-arts. De cette manière, il renoue peut-être avec les traits culturels d’avant l’écriture, un archaïsme rageur et ravageur qui remet le présent, l’actuel, l’immédiat au cœur du monde en repoussant les logiques et les experts de la mémoire organisée et de la capitalisation. Il restitue ainsi aux auteurs comme aux auditeurs la jouissance de l’instantané et du volatil qui a tendance à disparaître des possibilités créatives. Il rencontre sur ce chemin les John Cassavetes, les Antonin Artaud, les Rimbaud, les brûleurs de l’instant. Sa vertu seconde qui n’est pas moindre est d’offrir un statut public aux artistes, de les reconnaître en les faisant connaître, ce qui ne manque pas de les surprendre.
La surprise des slameurs tient à ce que, comme les rappeurs ou les graffeurs du reste, ils ne songent pas pour eux à un statut particulier d’artiste, ils slament comme ils parlent, sachant fort bien que c’est leur langage plus qu’eux-mêmes qui porte l’insolence. Ils n’en sont que le véhicule passager. Ce langage n’a pas plus de nom que de syntaxe fixe, mais les amateurs de catégories aiment bien lui en donner un, on le nomme alors le verlan, pourquoi pas. Or le verlan achève le parcours transgressif de la langue des banlieues en disparaissant justement comme langue.
La pirouette des locuteurs de verlan est bien connue : il s’agit d’inverser les syllabes de ses paroles, quitte à tenir un discours normal par le sens ou l’intention. Dans son empressement, le verlan écrase souvent les voyelles qui apparaissent en noir et blanc si l’on peut dire, les a, les i, les o devenant des e ou plutôt des eu. Ainsi arabe devient-il rebeu, la femme devient meuf et juif devient feuj. Mais la cité reste en couleurs et on la dit téci et les chinois sont noiches. On vient d’évoquer quelques-uns des termes stables du verlan classique des années 2000. Mais rien ne dit que nous aurons le même verlan dans cinq ou dix ans, car le verlan bouge et change comme un caméléon. Il ne tient pas en place, il se dérobe à toute tentative de systématisation et à tout code livrable à un interprète. C’est d’ailleurs son principe, un principe répondant à sa finalité qui est justement de conserver le secret. Le verlan cache et se cache de sorte que, tel un maquisard habitué à franchir les lignes, il n’est jamais le même d’un site à son voisin, d’une heure à la suivante, d’un locuteur à l’autre. Il attrape ici des mots venus d’Amérique, là des tournures bizarres qui font chic, ailleurs des règles importées de la cité voisine, plus loin une syntaxe secrète inventée entre potes. Il est le langage privé d’une bande de collégiens, d’un groupe d’habitants de tel immeuble, d’une équipe de graffeurs nocturnes, des fidèles d’un club de boxe. À Marseille, il a épousé l’accent et le goût de la galéjade ; dans le 93, il est mêlé de vieilles expressions de l’argot parisien ; dans l’Est de la France, il s’est curieusement chargé d’expressions arabes. Il fait tout à l’envers du français.
Tandis que le français se pique de clarté et de rigueur, le verlan cherche l’opacité et le flou d’interprétation ; on peut même dire qu’il cultive l’ambiguïté. Tandis que le français se prétend ou se croît stable et quasi définitif dans ses formules protégées, le verlan court et change comme le ciel d’automne. Tandis que le français cherche à s’affirmer face à des concurrents redoutables dans les affaires internationales, le verlan s’efface dès qu’on l’approche et disparaît lorsqu’on cherche à le toucher. Tandis que le français joue de douceur et de subtilité, le verlan frappe brutalement sur un rythme saccadé. Tandis que le français tient sa respectabilité de l’écrit hyper-protégé par dictionnaires, manuels de Bon Usage et épées d’académiciens nonagénaires, le verlan part en fumée dans un oral qu’emporte le vent des modes et des humeurs du jour. Le verlan ne s’oppose d’ailleurs pas au français, il lui fait respectueusement allégeance, il s’y coule pour le mettre en relief, il le pose et l’oppose quitte à le planter là dès la première occasion pour filer ses métaphores délirantes et se vautrer dans une truculence de marché au poisson.
On trouvera certainement dans les années qui viennent quelques bons auteurs conseillés par leurs maîtres en communication pour nous faire, bas de pages à l’appui, de la littérature de fiction en verlan, si possible dans l’espace du polar et si possible dans le genre noir. Mais que l’on sache tout de suite que ce verlan sera pétrifié du poison de l’écrit granitique, il sera déverlanisé ou renverlanisé ; il sera remis d’aplomb par la capture de l’écrit, ce sera un souvenir aplati des effets décapants des joutes et du rap comme la poésie de Villon est un lointain reflet des jongleries verbales des troubadours.
La question n’est d’ailleurs surtout pas de protéger un verlan insaisissable contre les affronts d’un français académique qui n’est lui-même qu’une fiction. Le verlan est l’une des façons de parler français tout aussi légitime (mais pas plus) que le français de basoche des administrations, que le français littéraire des profs de lycée ou le français argotique de Céline et de Jésus la Caille, le français perdu des diplomates ou le français chamarré venu d’Afrique ou des Îles. La plupart des habitants des cités parlent, outre leurs langues d’origine, toutes ces variantes de la langue locale, un français désormais capricieux, volatil, multiple. Comme la plupart des habitants du pays, ils savent adapter aux interlocuteurs et aux situations des manières de dire qui n’ont parfois que fort peu en partage.
Ce qu’engendre cette richesse linguistique est non pas l’exactitude chimérique des amateurs de sciences pures, mais son opposé : le malentendu. Dans la diversité des langues restituée comme le renversement du vieux mythe babélien, il n’est pas question de punition à l’égard de ceux qui auraient transgressé on ne sait quel interdit édicté on ne saurait pourquoi par une divinité devenue sotte ou craintive, ce qui n’était guère son genre jusqu’alors. Bien à l’inverse, c’est cette même divinité qui, fière des audaces de sa création, lui envoie en guise d’hommage l’instrument génial de la rencontre qu’est l’occasion du malentendu : la diversité linguistique. Car cette archaïque divinité sait fort bien que c’est le malentendu qui pousse les hommes les uns vers les autres, qui excite leur curiosité, cultive leurs désirs jusqu’à les rendre fous, introduit leurs frustrations créatives. C’est le malentendu qui fait des hommes une espèce inventive et fragile, cocasse et dérisoire. Tandis que les autorités politiques contemporaines se délitent dans le gigantisme ravageur des rêves d’unité humaine, les langues se délient au sens propre, lâchées par leurs censeurs impuissants ; elles retrouvent dans l’espace interstitiel des banlieues pourries leur plasticité indéfinie. En deçà des gesticulations de telle ou telle langue impériale pour s’imposer dans les organisations internationales et les manuels scolaires, les manières de parler cèdent aux délices du doute interprétatif et aux sirènes du malentendu. Les cités de la banlieue sont des lieux de travail de la multiplicité retrouvée dans la jouissance des différences où le malentendu devient alors un système pour se pencher les uns vers les autres et se connaître dans l’étrangeté.