Majeure 38. Politiques du care

Politiques du care

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Le mot care, courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s’occuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes être rendu en français par soin, attention, sollicitude, concernement. Le care est alors compris comme une attitude ou une disposition, et a, en premier lieu, permis une mise en question d’une forme dominante d’éthique en valorisant l’attention à autrui, les enjeux relationnels, contre, par exemple, l’autonomie et l’impartialité qui sont les principes directeurs dans les théories de la justice. Le care a ainsi introduit des enjeux éthiques dans le politique, en fragilisant le lien apparemment évident entre une éthique de la justice et le libéralisme politique.

Le changement de paradigme induit en philosophie morale par les éthiques du care ne doit pas faire laisser de côté sa portée politique, laquelle apparaît en second lieu lorsqu’on théorise le care en relation avec le patriarcat, ou lorsqu’on le définit à partir des activités, domestiques ou salariées, qui répondent aux besoins et aux dépendances, un travail inégalement distribué entre les hommes et les femmes, entre les femmes riches et les femmes pauvres. L’analyse de cette situation, qu’on peut appeler « crise du care », implique ainsi des perspectives féministes et post-coloniales, et requiert d’en passer par un travail critique pour redéfinir certains concepts-clés des sciences sociales et de la philosophie (travail, temps, vulnérabilité, autonomie, etc.).

Les éthiques du care affirment l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne. Elles s’appuient pour cela sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées. L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors du domaine moral et de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés, dénués de portée morale et politique.

La publication récente du livre de Joan Tronto, Un Monde vulnérable (2009)[1] , la republication du classique de Carol Gilligan, Une voix différente (2008)[2] , celle de l’ouvrage synthétique collectif Qu’est-ce que le care ?[3] (2009) ont mis ces questions à l’ordre du jour. Les éthiques féministes du care, mieux connues depuis quelques années, sont indissociables d’une politique : elles veulent attirer l’attention sur tout un domaine de l’activité humaine qui est négligé, et sur les injustices créées par la méconnaissance et la dévalorisation des professions qui y sont liées.

Le but de cette majeure est de présenter à la fois les discussions théoriques féministes sur le care (notamment autour de l’éthique et de la vulnérabilité) et les déséquilibres mondiaux dans la circulation du care. La migration et la circulation des femmes employées dans ces professions sont à la source de transferts de fonds qui sont la deuxième source majeure de financement dans les pays en voie de développement. Le care se transforme rapidement en marchandise mondialisée. Aux Philippines, une nation qui encourage l’émigration, grande pourvoyeuse de care de qualité pour occidentaux favorisés, 8 milliards de dollars provenaient en 2004 de transferts de fonds depuis l’étranger. Les pays d’immigration contribuent à la mise en place d’une « fuite du care ». Le vieillissement de la population des pays développés, l’émancipation des femmes de ces pays qui ne souhaitent plus porter à elles seules les tâches de care, sont ainsi source d’un nouveau déséquilibre.

Il s’agit ici de faire entendre la radicalité politique et la force critique de la perspective du care : sur la réflexion politique et morale (par-delà les discours convenus sur la précarité) ; sur les politiques sociales, sur les rapports et les inégalités entre femmes, sur les pratiques ordinaires de la « conciliation », sur les traitements de la famille dans les politiques publiques.

Nous visons à mettre en évidence, inséparablement, les questionnements moraux et politiques soulevés par le care, et leur articulation à ces situations réelles. Le care est un concept ou mieux un idéal politique qui décrit ou dessine les qualités des citoyens pour une société véritablement démocratique. Il devient un outil pour une analyse politique critique quand nous utilisons ce concept pour révéler des rapports de pouvoir et la persistance du patriarcat, comme le rappelle Carol Gilligan ici dans un entretien exclusif.

Notes

[ 1] Joan Tronto, Un Monde vulnérable, Paris, La Découverte, 2009.Retour

[ 2] Carol Gilligan, Une voix différente, Paris, Champs-Flammarion, 2008.Retour

[ 3] Sandra Laugier, Pascale Molinier, Patricia Paperman (éds), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.Retour